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Le 4e mur d’une prison

Publié le 01 novembre 2013 par Raymond Viger

Je me dirige vers un édifice qui ressemble à un chalet de ski à étage, long et étroit, et couvert de baies vitrées du côté qui se présente à moi. Ça me fait penser au pavillon du lac des Castors sur le mont Royal, où j’allais me réchauffer l’hiver, après avoir patiné. En une autre saison de l’année et de ma vie.

Derrière l’édifice, en partie caché par de hautes clôtures: un stationnement rempli d’autos et de camions, dont les plus remarquables brillent au soleil en couleurs pastel. Je me souviens des voitures. Elles sont synonymes de liberté. Elles vous permettent d’aller où vous voulez. L’odeur des sièges d’auto qui ressemble à du cuir. De l’autre côté de la clôture…

Pavillon des visiteurs

Il s’agit du pavillon des visiteurs de ma prison. Je n’y vais pas très souvent. Mais il y a quelques semaines, une lettre adressée à mon attention est apparue à la fenêtre du poste de garde, qui joue aussi le rôle de bureau de poste dans mon bloc cellulaire.

La calligraphie me rappela une ancienne connaissance. Là d’où je viens, historiquement et géographiquement, il est impoli de taper à la machine ou d’imprimer une lettre personnelle. Le ton de la lettre est chaleureux et sans jugement. Un ancien ami du secondaire a lu un de mes articles, une critique de livre dans un magazine religieux. Comme la plupart des gens que j’ai connus, il me croyait mort.

«Nous sommes tous pécheurs», me dit-il. «Tout comme toi, je pourrais me retrouver en prison.» J’ai pensé que ce n’était pas très probable. Je le revois: blond, grand, toujours souriant, portant la cravate rayée et le veston noir de notre école privée… Si ce genre de surfeur angélique pouvait réellement se retrouver un jour en détention, il faudrait se pincer pour être certain qu’on ne dort pas.

Il est curieux. Il souhaite me visiter. Et puis il ajoute: «Colin, que diable t’est-il arrivé?» Sauf qu’il n’utilise pas le mot «diable».

Jour de visite en prison

Aujourd’hui, je suis tendu. La dernière fois où nous nous sommes croisés, lors d’un dîner-bénéfice, nous étions dans la vingtaine. J’en ai maintenant 50, et comme j’étais toujours le plus jeune de ma classe, je réalise qu’il doit être encore plus vieux que moi.

La salle des visiteurs, au rez-de-chaussée, est plus propre que les autres pièces de la prison proprement dite. Ça sent le shampoing à tapis. Et ça me rappelle la civilisation. Dans un coin, des jouets d’enfants empilés, près d’une aire de jeu. Dans un autre coin brillent des machines distributrices de bonbons et de sodas. Le plancher, qui doit faire 25 mètres de long, est couvert de tables comme on en trouve dans les restaurants de hamburgers, placées bien en ordre. Quatre chaises pivotantes attachées à l’unique patte massive de chaque table.

Le 4e mur

Un mur de la pièce est complètement vitré, avec vue sur le sentier par lequel je suis venu. Deux autres murs offrent des paysages champêtres, sous forme de murales. Le quatrième mur est sombre. C’est le plus imposant. Un grand miroir obscur, comme ceux qui permettent à un officier de nous observer de l’autre côté.

Le voilà, souriant. Mince, légèrement voûté à la taille. Des mèches grises sur le crâne et au menton. Il ressemble à l’un de nos professeurs, le plus sympathique, celui qui nous laissait remettre nos devoirs un jour plus tard, à condition qu’on n’en parle pas aux autres. Le monde a vieilli sans moi.

Au cours de la première heure, il déborde de questions; je parle comme un encanteur, des centaines de mots jaillissent de ma bouche. Il s’excuse presque de sa curiosité. Je lui dis : demande-moi n’importe quoi. Il veut connaître tous les détails de la vie de prison, que je trouve banals. Comment peut-on ignorer l’heure des décomptes? Nos repas sont servis dans quelle sorte de plateau? L’image du stationnement me revient à l’esprit. Ça me rappelle que nous ne vivons pas tous de la même manière.

Il me questionne sur mon crime. «Les journaux disent que tu étais devenu fou.» Je lui parle du temps où je vivais sans abri, rejeté par tous ceux que j’avais connus. «Les journaux ont parlé de cela, aussi», ajoute-t-il. «Mais comment en ont-ils parlé?» que je lui demande en haussant les épaules… C’est vrai qu’ils n’avaient rien fait à personne. Alors que moi, oui.

L’éclairage du plafond clignote. Mon ami me serre les mains dans les siennes. Ensemble, nous prions. Il est religieux. C’est ce genre de personnes qui visitent les prisonniers. L’éclairage clignote à nouveau. Nous nous levons. Les familles et les enfants se regroupent près d’une porte blanche quelconque, à l’autre bout de la salle, loin des baies vitrées. Certains s’embrassent. D’autres, pas.

Il ouvre ses bras. Et puis il est parti. En direction de ce stationnement que je ne peux atteindre. Mon grand moment est passé.

Je me dirige vers ma porte, du côté le plus proche de la vraie prison. Nous, les détenus, nous serons fouillés un à la fois. En chemin, je passe devant le quatrième mur. J’observe mon reflet. Moi aussi j’ai 50 ans. Je me demande ce que les gardiens pensent de tout cela, de l’autre côté du miroir sombre. Ils pensent probablement à leur retour à la maison, vers la télé, la famille et le lit.

Ils ont déjà vu tout cela, avant.

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