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Planète (bientôt) interdite

Par Mickabenda @judaicine
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Gérard Rabinovitch nous parle du film « Planète interdite », où la SF côtoie Freud et le midrash ! Brillant !

Avec l’aimable autorisation de nos amis de Jewpop

2013. L’époque est aux robots. Ils s’annoncent et surgissent de partout. À chaque carrefour et recoins des rubriques de la presse quotidienne et magazine.

Leur anticipation publicitaire s’écrit en style pulps comics sur les écrans de projection des «blockbusters» de l’été, et dans les dessins animés mangas profus en cyborgs et androïdes des programmes enfantins. Leur scellage coutumier sémantise dans des syntagmes inédits, magnifiés par les chroniqueurs attitrés de la vulgarisation scientifique. Ainsi du très récent «interface neuronal» (sic !) promis entre l’ «homme et le robot», à l’avenir plumitif assuré… Leur promotion, en mode «self fulling prophecy», «prophétie autoréalisatrice», se décline en oracle scientiste dans tous les registres et facettes de la socialité humaine, en interaction avec les technologies avancées. Qu’il s’agisse du cyberknife chirugical, des eye tracking du marketing, des drones polyfonctionnels de surveillance et d’attaque, des prothèses et implants bioniques, ou valets automates des champs d’opération de la «ménagère de moins de 50 ans». Jusqu’aux cyber sextoys qui – bons kantiens – réduisent le sexuel aux strict influx pulsionnel et charge hormonale (ces derniers, dans Libé évidemment. Where else ?).

1956. L’industrie cinématographique américaine s’est, depuis quelques temps, lancée dans la production de films de SF, aux scénarii de conceptions similaires. La Guerre des mondes (1953), Les Envahisseurs de la planète rouge (1953), Le météore de la nuit (1953), L’Invasion des profanateurs de sépultures (1956), Les Soucoupes volantes attaquent (1956). De l’autre côté du Pacifique, à la même période, au Japon, nait un genre pas moins alarmiste : le Kaiju. À côté des envahisseurs «aliens» extraterrestres de l’imagination nord américaine, le genre Kaiju installe un autre type de danger hyperbolique : les monstres venus des profondeurs océaniques. En 1954, Godzilla, chimère titanesque de bêtes préhistoriques, attaque sur les écrans les villes côtières. Le Retour de Godzilla (1955) sera suivi de l’arrivée du ptérodactyle Rodan (1956) et du déploiement de son envergure gigantesque.

C’est dans ce contexte dominant, d’ambiance effrayée (post Hiroshima), et de cadre persécutif (aux résonnances de la « Guerre froide »), qui sollicite les frayeurs archaïques et paranoïdes infantiles de tout un chacun, qu’est conçu et réalisé un «ovni» qui fera date et poinçon dans l’histoire du cinéma de SF : Forbidden Planet, «Planète interdite».

«Ocni » devrait-on dire. Objet cinématographique non identifié.

Objet inédit déjà par sa facture : emploi très nouveau du format cinémascope ; matte paintings et décors impressionnants ; musique et effets sonores dus au couple de compositeurs pionniers Louis et Bebe Barron, B.O. n’utilisant, pour la première fois au cinéma, que des sources électroniques. Le couple donne encore la voix en gamme électronique à une innovation du film : la création, élevé à la dignité d’acteur sur les affiches, d’un personnage non humain. Le sympathique Robby le Robot. Majordome polyglotte à disposition des deux survivants, il incarne le temps naïf de la robotique, où le robot a la force d’une machine et l’attrait inoffensif d’un jouet en métal de chambre de garçon. Du film il en deviendra l’icône ; et restera une icône majeure dans la galerie de portraits de la SF cinématographique.

Mais, surtout, le film est inédit par son propos décalé. Toute l’intrigue repose sur deux horizons narratifs. En débarquant sur une planète inconnue Altaïr 4, à la recherche d’une expédition scientifique envoyée une vingtaine d’années auparavant ;  quoique dissuadé par radio de se poser sur la planète, par le seul savant survivant avec sa fille, de l’expédition initiale, l’équipage conduit par le commandant Adams (sic !) est confronté à deux énigmes. Celle de la disparition tout entière d’une civilisation extraterrestre prodigieusement avancée technologiquement, celle des Krells, et celle de la présence d’une force inconnue, monstre mystérieux, invisible, meurtrier, qui s’attaque à l’équipage, et dont on comprendra qu’il fut la cause probable de la disparition des Krells. Les deux énigmes se nouent dans leur résolution : la prodigieuse avancée des Krells  à été la source de leur annihilation. Le monstre qui les a détruits en une seule nuit, et qui assaille l’équipage, est la manifestation réalisée en temps réel et immédiat par les Machines – et leur générateur au nom allusif de «Gorgone» – des motions destructrices inconscientes des individus qui les approchent et les côtoient.

2257. C’est la date imaginée pour l’arrivée du Croiseur des planètes unis C57D, sur Altaïr 4. Délibérément ? De façon insu ? Par pure coïncidence ?

En calendrier grégorien de l’ère commune, 2257 correspond à 6017 en calendrier hébraïque. Soit, selon Sanhédrin 94a, à la bonne mesure de la fin métaphorique des 6000 années du monde. L’époque de la «fin des jours» où, selon Maimonide (Mishné Torah), se révélera la véritable signification de chaque allégorie des temps messianiques et ce qu’elle enseigne… En une heure et quart d’un film populaire, au charme d’un style aujourd’hui désuet, et aux couleurs passées, raison a été rendue contre la dialectique hégélienne, et ce que Freud dénommait à son propos : d’« obscure philosophie ».

Réalisé par Fred McLeod Wilcox, adapté pour l’écran par Cyril Hume, Fatal Planet (nom originel du scénario) avait pour auteurs, Irving Block et Allen Adler. Irving Block, enfant des rues juives de Brooklyn, fut un artiste et un enseignant réputé pour son engagement social et pédagogique. Allen Adler, victime du maccarthysme, blacklisté par les sbires du sénateur fascisant, était le descendant d’une famille de Juifs d’Odessa, fils d’un directeur de théâtre yiddish de New York Abe Adler, et petit fils d’un des plus grands acteurs du théâtre yiddish Yankel Pavlovitch Adler. Dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale et ses épouvantes, ils avaient d’autres desseins que d’entretenir l’émoi paranoïde d’un collectif de spectateurs. Sous son aspect de film destiné à un spectacle grand public, ils invitaient à une méditation sur le Mal. Les critiques de film, rarement en retard d’explications qui bouchent le sens d’une oeuvre, n’y ont trouvé, sous l’aspect d’une transposition trivialisée, que la seule évocation de La Tempête de Shakespeare.

Mais c’est plutôt avec Freud qu’il eut fallu en déceler une inspiration plus conséquente. La force terriblement destructrice qui rôde sur la planète, c’est le savant survivant de l’expédition qui en donne la clef : elle «ne peut naitre que des rêves». Freud dans ses Actuelles sur la guerre et la mort : «Nous sommes donc nous mêmes, si l’on en juge selon nos motions de souhaits inconscients, comme les hommes originaires, une bande de meurtriers». Et il ajoute : «C’est une chance que tous ces souhaits ne possèdent pas la force que leur attribuaient encore les hommes des temps originaires, l’humanité aurait depuis longtemps péri dans le feu croisé des malédictions réciproques, les meilleurs et les plus sages des hommes comme les plus belles et les plus douces des femmes »… Les Krells ne se garantirent pas cette « chance »…

Fable d’esprit midrashique, Planète interdite comporte un avertissement : ce n’est pas de l’extérieur de l’humanité, dans l’invasion de monstres extraterrestres ou génétiquement et atomiquement modifiés, que demeure le plus grand danger pour le devenir de l’espèce humaine, c’est du noyau incandescent des passions inconscientes de toute puissance, du souffre du ressentiment et des perfidies de l’envie, humaines. Le «progrès» des sciences et techniques et le «progrès» de l’humain dans l’homme ne marchent pas d’un même pas. Freud : «Quelques voies que la Civilisation choisisse, le trait indestructible de la nature humaine l’y suivra toujours». Lui faisant écho, le philosophe Théodor Adorno notera dans sa Dialectique négative (1966) : «Aucune histoire universelle ne conduit du «sauvage» à l’humanité civilisée, mais il y en a très probablement une qui conduit de la fronde à la bombe atomique».

Ajoutons bien plus et bien pire : le «progrès» des savoirs peut bien continuer d’avancer, d’innover vers l’optimalisation industrielle et la perfection technique, tandis que l’autre peut simultanément se dérober, s’affaisser, et s’effondrer.

Hic et Nunc. À sa façon – sur la passerelle qui enjambe l’abysse de 7800 étages recélant une dizaine de milliers de Machineries nucléaires gigantesques qui s’enfoncent dans les profondeurs de la planète Altaïr 4, livrées à l’infini automatique des temps – la parabole haggadique de Forbidden Planet nous avertit : nous ne marchons pas «au-dessous du volcan», mais au dessus d’un précipice… Freud, toujours : «Le progrès dans la Civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agressivité et d’auto destruction ?». Peut-être, au tocsin que sonne l’annonce de l’«interface neuronal» et les fantasmes de «transhumanité (H+)» qui s’y agrippent, aurions nous quelques jugeotes à n’attendre pas 6017 (les 2257 de l’ère commune) pour prendre l’exacte mesure des ressources humanisantes des Dix Paroles (Aseret ha Dibrot). Par exemple…

Et sinon… : «Vous n’auriez pas une autre planète ?!…».

Gérard Rabinovitch

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