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À bout de souffle

Publié le 07 juin 2007 par Bruce Brousseau
Hier, une cliente m'apelle pour savoir si on a un disque classique : Concerto pour la main gauche de Ravel. Quelques fois, on tombe sur des clients dégeulasses, du genre baveux, qui mastiquent des prunes au téléphone, des truckers qui rottent très fort, des gens qui ont VRAIMENT de la difficulté à articuler correctement. Cette cliente là, on aurait dit qu'elle avait un trou dans la gorge. Elle avait beaucoup de misère à prononcer les mots, crachant chaque sillabe et pris d'une violente toux entre chaque phrase, à bout de souffle.
"Ex CUSEZ moi MON sieur. Ô riÉ vous ... CONCERTO .. main GAUche (tousse) de RAVEL. (tousse + crachat)."
Ouache que je me dis. Pauvre madame aussi. J'ai vraiment pitié pour elle.
"C'est PARCE QUE moi et ma mère, ... écoutait ça avant, ensemble."
Ouh là là. Elle commence à me mettre de la pression. J'ai comme pas le choix de trouver son cd, je pense. Je vais tout faire pour trouver son cd, même si sa demande est plutôt compliquée.
Finalement je trouve son cd et je lui propose de le garder pour elle, en arrière du comptoir. Elle me remercie, mais elle me dit que ça va prendre du temps avant qu'elle vienne le chercher parce qu'elle n'a pas de voiture et qu'elle prend le transport en commun. Je lui dis que c'est pas grave, que je lui garde.
C'est là que ça dérape.
Elle me demande mon âge. Je lui réponds, 22 ans. Ensuite elle me demande en quoi j'étudie. Je lui dis, pas grand chose. Ensuite elle commence à me raconter sa vie, toujours en crachant et en inspirant de plus en plus fort, comme quelqu'un qui manque d'air. Elle me dit qu'elle a une maîtrise en science politique, qu'elle a fait des trucs importants pour le Québec. Je l'écoute, mais mal à l'aise, je ne sais pas quoi répondre. De plus en plus de clients impatients viennent me voir. J'ai vraiment l'air du gars qui parle à ses amis au téléphone.
Son discours devient de plus en plus incohérent, et moi je suis de plus en plus gêné. "Han han, ouais ouais. Ah ben oui. Hmm hmm..." De plus en plus je me demande si elle va réussir à terminer son monologue, si elle ne va pas plutôt s'effondrer sur le sol, sans oxygène.
Quand le client commence à fraterniser un peu trop avec nous et monopoliser notre temps, on est supposé répondre poliment qu'on a d'autre chose à faire, qu'on est bien occupé, mais je ne suis pas capable, je suis trop mal dans ces moments là.
Ça fait trois minutes qu'elle répète les mêmes choses, ça commence à être long. Visiblement, elle a pris pas mal de médicaments, ce n'est pas très cohérent ce qu'elle raconte. Puis, elle commence à me donner des leçons de vie.
"Mon PETIT gars, si y'a des GENS (tousse) qui croient en toi... bla bla bla..."
Franchement, j'en ai rien à crisser.
Là ça va faire, mon shift est fini, ça fait quinze minutes que tu me radotte les mêmes affaires, stop, ta yeule, raccroche, la farme, meurt ostie meurt!!! J'ai juste le goût de décâlisser d'icitte, de manger un gros sanwich plein de fromage pis d'écouter de la musique. Je m'en TAPPE de tes bobos, si tu veux te plaindre, appelle au CLSC ou n'importe où ailleurs, mais pas dans un ostie de magasin de musique!
C'est toujours le même patern. Des gens vraiment malades, qui appellent au magasin pour avoir des privilèges, qui finissent par te raconter leur vie pis leurs souffrances, qui viennent jamais en magasin, qui rappellent des millions de fois pour être sûr qu'on garde leur réservation juste au cas où, qui arrête pas de vouloir faire pitié au téléphone.
Une fois une madame a commencé sa conversation avec moi comme ça :
"Excusez-moi monsieur, j'ai le cancer j'suis en phase terminale. Je le sais que commander le livre que je veux lire ça prend deux semaines, mais moi j'aimerais ça l'avoir avant. Je peux tu?"
Là je lui répond que non, que ça va prendre deux semaines pis qu'il y a rien à faire.
Elle commence à me crier après. Qu'elle avait vraiment le goût de lire le livre. Après elle me dit : "En tout cas, si jamais je meurs pis que j'ai pas eu le temps de lire le livre, ça va être de ta faute."
J'en reviens pas! Elle essayait de me culpabiliser! La majorité du temps, j'ai vraiment de la compassion pour les gens qui ont besoin d'aide. Mais les graines qui essaient d'avoir des faveurs pis qui poussent vraiment trop pour qu'on leur donne toute parce qu'ils font pitié, ça me fait chier.

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