Magazine Culture

La belle aventure. Birth of the Symphony par l'Academy of Ancient Music

Publié le 27 novembre 2013 par Jeanchristophepucek
Antonio Visentini Paysage avec un arc de triomphe à George

Antonio Visentini (Venise, 1688-1782) et
Francesco Zuccarelli (Pitigliano, 1702-Florence, 1788) ,
Paysage avec un arc de triomphe à George II
, 1746

Huile sur toile, 81,5 x 132 cm, The Royal Collection
© Her Majesty Queen Elizabeth II

Lorsqu'en 1998, alors que la crise du disque n'avait pas encore fait les ravages que l'on connaît aujourd'hui, Jordi Savall avait décidé de s'affranchir des circuits traditionnels et de créer son propre label, nul ne pouvait imaginer que ce qui était apparu alors comme un pari un peu fou était, en fait, une fabuleuse intuition. À sa suite, nombre de chefs ont décidé de se lancer dans l'aventure, comme John Eliot Gardiner, Philippe Herreweghe ou, tout récemment, William Christie. Mue par le même désir d'indépendance, c'est aujourd'hui à une véritable institution, l'Academy of Ancient Music, de devenir son propre éditeur et de nous proposer, l'année même de son quarantième anniversaire, son premier né, une anthologie orchestrale intitulée Birth of the Symphony.

La symphonie va réellement commencer à s'imposer comme genre indépendant en Europe dans les années 1740, quittant progressivement le statut d'ouverture d'opéra, dont elle va néanmoins conserver un certain temps la structure vif-lent-vif. En effet, celle qui nous paraît aujourd'hui évidente, à savoir le schéma classique en quatre mouvements avec menuet et trio en troisième position, a mis du temps à se fixer. Sans entrer dans les détails, les évolutions de cet hybride qu'est la symphonie peuvent être regardées comme une « contamination » de l'ouverture d'opéra par d'autres genres qui fleurissaient au début du XVIIIe siècle, comme la suite, le concerto ripieno (une forme pour cordes et basse continue, sans solistes, que l'on trouve, entre autres, chez Vivaldi) ou le divertimento, dont certaines parties (jusqu'à sept parfois) auraient été retranchées au fil du temps. Le récital de l'Academy of Ancient Music, grâce à sa progression intelligemment pensée, rend cette évolution clairement perceptible. Débutant par la Sinfonia ouvrant Saul, un oratorio composé par Händel durant l'été 1738 et créé en janvier de l'année suivante, qui, par sa structure en quatre mouvements (vif-lent-vif-lent) mêlant les deux modèles de sonate italienne (da chiesa et da camera),

Franz Xaver Richter Six Grandes Simphonies 1744 parte secon
et son troisième mouvement avec hautbois concertant illustre parfaitement les croisements dont est issue la symphonie, le programme nous entraîne ensuite dans les brillantes cours germaniques dont le rôle dans l'élaboration de la forme symphonique fut déterminant. La Grande simphonie n°7 en ut majeur (1744) du trop négligé Franz Xaver Richter (1709-1789), qui passa les vingt dernières années de sa vie en qualité de maître de chapelle de la cathédrale de Strasbourg, date d'avant son arrivée à la fameuse cour de Mannheim, dont un exemple du style brillant et, avouons-le, parfois un peu superficiel, qui y avait cours est offert par la Sinfonia a 4 de Johann Stamitz (1717-1757), surtout remarquable par la force motorique de son premier mouvement et son amabilité générale ; la pièce de Richter, elle, relève d'un style plus personnel, fait à la fois d'un certain conservatisme hérité de Fux et de tournures inattendues, d'ambiances ombreuses qui regardent du côté de l'Empfindsamer Stil. Le parcours se termine avec deux piliers du style classique, Mozart et Haydn. Si la Symphonie en mi bémol majeur KV 16 (1764) du premier est une œuvre d'apprentissage, très redevable à Johann Christian Bach que le Salzbourgeois côtoya durant son séjour londonien (1764-65), mais dont l'Andante central en ut mineur dégage une mélancolie troublante chez un compositeur âgé de huit ans, la Symphonie en fa mineur « La Passione » (1768) du second est la réalisation d'un musicien en pleine possession de ses moyens. Elle constitue un des joyaux sombres de cette période « Sturm und Drang » riche en chefs-d’œuvre et en expérimentations, comme le démontrent tant ces mouvements dont la disposition se souvient encore de la sonata da chiesa corellienne (lent-vif-lent-vif) que son obstination à se cantonner dans la tonalité dominante, à l'exception du trio, seule bouffée de détente dans un univers plein d'une tension qui semble ne jamais devoir faire relâche.

Dès les premières mesures de la Sinfonia de Händel, on retrouve cette alliance de raffinement, de recherche d'équilibre et de lisibilité qui a forgé à l'Academy of Ancient Music l'identité sonore qu'elle a su préserver au fil de ses longues années d'activité. Il faut dire que sur les cinq compositeurs du programme, trois au moins sont inscrits de longue date dans la tradition d'un ensemble dont les lectures händeliennes, mozartiennes et haydniennes ont indubitablement marqué leur époque et sont encore souvent citées comme référentielles aujourd'hui, et qu'il est donc assez logique qu'il y paraisse à ce point à l'aise et à son avantage. Dirigés du clavecin par Richard Egarr, à l'exception de la symphonie de Haydn, un choix que l'on pourrait discuter à l'infini d'autant que le Freiburger Barockorchester a su montrer qu'un continuo de clavier pouvait parfaitement y trouver sa place, les musiciens savent trouver la respiration juste, la densité sonore adéquate,

Academy of Ancient Music
et déployer de belles couleurs fruitées (les vents sont souvent magnifiques) et un dynamisme qui, pour être efficace, a toujours le bon goût de se garder de la tentation de l'agitation et de l'outrance. Il faut donner acte au chef d'avoir une idée très claire de ce qu'il souhaite exprimer des partitions et de ce qu'il entend obtenir de ses troupes qu'il conduit avec fermeté, précision mais aussi toute la bienveillance nécessaire pour que chacun puisse exprimer le meilleur de lui-même. Grâce à un dosage d'une très grande subtilité des nuances utilisé non comme une fin en soi qui nuirait à la cohérence globale mais comme un moyen d'apporter de la variété, le Mozart de jeunesse, qui aurait pu sombrer dans l'anecdote, devient une pièce gorgée de vivacité et d'humour vers laquelle on revient volontiers, et la Sinfonia de Stamitz, le choix, à mon sens, le moins heureux du programme, si elle n'est pas complètement sauvée de la facilité, y gagne en intérêt. Tout aussi réussis sont le Händel parfaitement idiomatique et abordé vraiment comme une pièce à part entière et non une ouverture, la Passione orageuse, parfois haletante, toujours d'une impeccable netteté de trait, et la Grande simphonie de Richter simplement parfaite d'esprit dans le rendu de sa tension sous-jacente et des ponts qu'elle jette vers le style sensible.

C'est donc par une très belle réussite que l'Academy of Ancient Music inaugure son parcours discographique individuel et je conseille sans hésiter cet enregistrement à ceux qui voudraient se faire une idée de la belle aventure de la symphonie en ses débuts, mais aussi à tous ceux qui souhaitent simplement passer un excellent moment en compagnie de pièces de grande qualité du XVIIIe siècle. Si les trois prochaines parutions de ce tout jeune label seront exclusivement dédiées à Johann Sebastian Bach, on souhaite ardemment qu'il n'oublie pas les répertoires symphonique et concertant, car les talentueux musiciens dont il est appelé à documenter le travail ont visiblement beaucoup à nous y offrir.

Birth of the Symphony Academy of Ancient Music Richard Egar
Birth of the Symphony : Georg Friedrich Händel (1685-1759), Sinfonia extraite de Saul, Franz Xaver Richter (1709-1789), Grande simphonie n°7 en ut majeur, Johann Stamitz (1717-1757), Sinfonia a 4 en ré majeur, Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Symphonie n°1 en mi bémol majeur KV 16, Joseph Haydn (1732-1809), Symphonie en fa mineur « La Passione » Hob.I.49

Academy of Ancient Music
Richard Egarr, clavecin & direction

1 CD [durée totale: 70'56"] AAM records AAM001. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Franz Xaver Richter : Grande simphonie en ut majeur :
[I] Allegro

2. Wolfgang Amadeus Mozart : Symphonie n°1 KV16 :
[II] Andante

3. Joseph Haydn : Symphonie en fa mineur Hob.I.49 :
[IV] Finale : Presto

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

BIRTH OF THE SYMPHONY | Compositeurs Divers par Richard Egarr

Illustrations complémentaires :

Page de garde de la seconde partie des Six Grandes Simphonies de Franz Xaver Richter, Paris, 1744. Paris, Bibliothèque nationale de France

Merci à Toby Chadd pour la photographie de l'Academy of Ancient Music jouant la Sinfonia de Saul.


Retour à La Une de Logo Paperblog