Magazine Cinéma

The Immigrant, de James Gray

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

L’immi-Gray

Le cinquième film de James Gray atteint les limites d’un réalisateur qui n’avait de cesse de prouver qu’il n’en avait aucune. Après nous avoir livré trois grands films empreints de tragédies grecques (chronologiquement Little Odessa, The Yards et La Nuit nous Appartient) et un chef-d’oeuvre à la couleur shakespearienne (Two Lovers), le cinéaste s’aventure dans une fresque minimaliste qu’il ne maîtrise qu’à moitié.

Il faut d’abord rappeler l’histoire de la genèse d’un film qui n’était au départ qu’une alternative emplie d’aigreur de la part de son auteur. James Gray avait travaillé des années sur un autre projet, The Lost City of Z, pour lequel il s’était très largement documenté et avait voyagé dans certaines contrées d’Amérique du Sud. Le scénario était écrit et le casting choisi, jusqu’au désistement de sa tête d’affiche (Brad Pitt, également producteur). Sans doute heurté par la tournure des choses, Gray décida, un peu malgré lui donc, de se consacrer à l’écriture d’un autre long-métrage. Quelques mois auront suffi entre le début de l’écriture et le début du tournage. Une rapidité d’action peu habituelle pour un homme qui avait réalisé quatre films en presque quinze ans.

© Wild Bunch Distribution

© Wild Bunch Distribution

Soit Ewa Cybulski, une jeune Polonaise arrivant dans le New York des années 1920, grande période d’immigration européenne. Dans les couloirs d’Ellis Island, elle se voit contrainte d’abandonner sa soeur malade aux portes de l’île, lorsqu’elle est recueillie par un riverain aux motivations douteuses. Le sujet, à l’image de son premier plan sur une Statue de la Liberté de dos submergée d’une brume magnifique et mesquine, semblait des plus passionnants. James Gray, qui avait pourtant fait du sujet de l’homme torturé un thème omniprésent (pour ne pas dire une thématique obsédante), prend une femme comme protagoniste. Nous avons donc ici les deux problèmes principaux de The Immigrant, soumis à un auteur qui connaît trop mal la psychologie de son personnage et ne fait que l’enfoncer dans les méandres dangereux d’un scénario bâclé et boiteux.

Dans un premier temps, l’histoire. Ewa, au passé douloureux et au présent infernal, doit faire face à plusieurs menaces en même temps. La principale, son idée fixe durant tout le film, est la peur de voir sa soeur atteinte de la tuberculose se faire déporter ou mourir dans les pseudo geôles si caractéristiques d’Ellis Island, où les fenêtres y sont aussi vastes que les portes y sont infranchissables. La seconde menace est celle de cet entrepreneur douteux Bruno Weiss (Joaquin Phoenix, comme toujours incroyablement fin dans sa composition d’homme aux démons dévastateurs), qui la mène et l’amène doucement et sournoisement à l’alternative de la prostitution, clamant qu’il s’agit de la seule option viable pour revoir sa soeur. Mais Bruno ne sait s’exprimer qu’à travers la manipulation et la violence. Il passe du Mâle bon au bon Mal au point que sa jolie détenue est finalement aussi dépendante de lui que lui l’est d’elle. L’arrivée d’Orlando le Magicien (Jeremy Renner, très en forme aussi), cousin de Bruno, sera l’élément perturbateur de cette relation aux accents de syndrome de Stockholm. Une rivalité fratricide se développe dès cet instant, chacun des deux usant de charme, de malice et de malhonnêteté pour plaire à la belle endormie. Il est incroyable de constater que James Gray préfère son intrigue de frères ennemis, secondaire sur le papier, à celle de son héroïne transie, si lisse qu’elle en est sans vie.

C’est ce second temps, celui où l’on remarque à quel point Gray ne connaît pas (n’aime pas ?) les femmes. En voulant féminiser son point de vue, la démarche du cinéaste ne fait qu’empirer le récit. D’un point de vue esthétique, la mise en scène nous dit pourtant le contraire. Le gros point fort du film réside bien dans cette grâce, cette lenteur bouleversante des mouvements de caméra, des jeux d’ombre et de lumière auxquels le milieu du music-hall où Bruno emploie Ewa se prête si bien. Il s’agit de voir tous ces instants où Gray pose son objectif observateur sur les vieillards enivrés venus assister au spectacle grivois. Là, il utilise des contre-champs, inutiles car appuyant un malaise déjà assez clair, sur les yeux pétrifiés, horrifiés de cette Vénus si pure et sans réelle personnalité (Marion Cotillard, aussi plate et sans nuances que son personnage). Ou lorsqu’il laisse son héroïne sans homme, au beau milieu d’un appartement que la salubrité ne connaît pas, méfiante et épuisée, alors que notre seule envie aurait été que le récit suive Bruno qui l’installe dans ce lit poussiéreux pour repartir aussitôt. Il arrive ce moment donc, dans le film, où l’on comprend toute la puissance contradictoire de Gray. Après avoir compris la véritable nature de son maître d’hôte, après avoir saisi que sa liberté conditionnelle n’était pas la liberté à laquelle elle aspirait, Ewa se retrouve dans un lit avec un rouquin au possible priapisme. Alors qu’elle refuse tout contact avec l’individu, Bruno fait une belle leçon de morale amorale en lui criant un tonitruant « Shame ! » pourtant rempli d’amour. Gray reste sur elle la plupart du temps dans cette scène, contemplant les traits d’un visage féminin beau mais inexpressif alors qu’il meurt d’envie de caler indéfiniment sa caméra vers Bruno.

© Anne Joyce

© Anne Joyce

Un paradoxe irritant donc. Surtout quand on voit à quelle point la lumière de Darius Khonji sublime l’esthétisme grayien, en lui injectant une gravité mélancolique plus feutrée que dans Two Lovers, et une noirceur bien plus claire que dans le ténébreux The Yards. Tout part du gris dans ce film. Gris comme le New York automnal pétri de tristesse. Gris comme le mélange de blanc et de noir, de bon et de mauvais des personnages tentés de montrer ce qu’ils ne sont pas et ce qu’ils ne veulent pas être. Gris comme la couleur d’un récit qui ne trouve jamais son vrai personnage principal (Bruno) et gris comme la résignation d’une histoire de raison qui veut trop traiter son personnage secondaire (Ewa). Gris comme son premier plan, annonçant une réalité bien plus triste que le rêve dont elle découle (et notre attente par rapport au film aussi).

Gris surtout comme le plus beau plan du film, le dernier, divisé, à l’image de celui-ci, entre ses deux personnages qui n’ont jamais eu la place qu’ils méritaient, ces deux âmes perdues. L’une épuisée d’avoir été exploitée par son sauveur comme mal exploitée par son auteur, l’autre partant encore une fois à la dérive, boitant, seul comme il le fut toujours mais esseulé par le manque de volonté d’un créateur désireux d’expérimenter d’autres pistes. Gris donc, et enfin, comme le nom de son réalisateur (ou presque), qui avait cru qu’une belle image suffisait à cacher les lacunes d’un scénario malencontreux, qui avait pensé, comme son héroïne, qu’en arrivant en terre inconnue, il lui aurait été facile de s’y adapter. Son histoire nous démontre pourtant bien que c’est raté.

Larry Gopnik

Actuellement en salles.


Retour à La Une de Logo Paperblog