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Jour 42, Sylvain : THE SMITHS, Strangeways... (1987) - 2ème partie

Publié le 09 mai 2008 par Oagd
Jour 42, Sylvain : THE SMITHS, Strangeways... (1987) - 2ème partie Johnny Marr par Thibault Balahy, d'après la photo centrale du livret de Strangeways, Here We Come. Lien vers la première partie (mais l'article d'aujourd'hui peut être lu de manière indépendante).   Cet homme, Johnny Marr, qui se tient le visage, en appui sur une chaise du studio de Wool Hall, à Bath, est en train de résoudre l'une des grandes équations du rock anglais. Si vous n'avez pas idée de ce que peuvent être les équations du rock anglais, lisez les romans de Jonathan Coe. Vous imaginerez ce que c'était, en 1973, le beau-frère chevelu qui s'asseyait sur le canapé et se mettait aussitôt à parler de guitaristes « plus profonds que Clapton », de morceaux de 24 minutes et de symphonies cosmiques, de Tolkien et de créatures, de contrepoint atonal et de « bon délire à l'horizon ». Les punks ont ensuite imposé le commandement inverse : ne pas savoir jouer. Ne rien savoir faire. Acheter sa première guitare le matin et donner un concert le soir. Parmi eux, pourtant, il y a les Buzzcocks : là, ça joue. Pas de solo bien sûr, tout dans un cercle. « Ils étaient LE groupe » ne cessera de dire Morrissey. A priori, Johnny Marr n'a plus qu'à se mettre dans le cercle et tourner à leur suite. Sauf qu'il est un virtuose. Comment rester un punk, quand on a de son instrument la connaissance aveugle ? Que tirer de soi, quand tout ne demande déjà qu'à sortir ? Il y a eu un précédent dans l'histoire de la musique : Thelonious Monk. Pour contredire sa virtuosité, il ne jouait pas les notes, il semblait les retirer d'un magma sonore préexistant. Des textes ont été écrits à propos des bagues de Thelonious, comment il les tournait pour enlever à son jeu un peu de sa fluidité. Pour que ça frotte un peu aux tournants, pour que le spectre de la musique, la percussion même des doigts sur les touches, soit aussi présente que les notes jouées, dédoublant en permanence un positif et un négatif. Dans le domaine du rock anglais, Johnny Marr est celui qui s'est approché au plus près du génie de Monk. Je vais essayer de dire en quoi, comment il a fait, ce qu'il a inventé. Mais il me faut d'abord compléter ce bref schéma historique en expliquant ce que pouvait signifier d'enregistrer un album de rock anglais après 1986. Cette année-là est, à ma connaissance, la seule à avoir engendré le nom d'un genre musical : le C86. « C » est pour « cassette », celle qu'offrit à ses lecteurs, un jour de 86 donc, le New Musical Express (NME). Il y avait dessus les Pastels, le Wedding Present, les Wolfhounds, pour ne citer que de bons groupes. Mais c'est le mouvement dans son ensemble, fondateur de l'indie-pop (« pop indépendante »), qui, je l'avoue, m'effraie. En exagérant un peu, je dirais que Michel Fourniret a trop écouté de C86. Tout est noir. Le ciel a été remplacé par des obsessions, des symboles. Les yeux de chacun se sont retournés en eux-mêmes. Le refus punk du savoir-faire s'étend à tout, au chant, à l'enregistrement... Il faut dissimuler ses mélodies. La cassette semble avoir pris le bouillon plusieurs fois, mais c'est d'origine. Rien ne doit dépasser. Seule marque de fabrique un peu rigolote (même si véritable pèse-nerfs à l'usage) : la jangly guitar, ou byrdsy guitar, ainsi nommée car inspirée du jeu des Byrds. Depuis 1983 et le premier single des Smiths This Charming Man (motif de guitare hyper-étriqué à la première écoute, magnifique ouvrage de dentelle ensuite), Johnny Marr est le prince de ce qu'on appelle le plus souvent en français la « guitare carillonnante ». L'expression a le mérite de retrouver le ding-dong originel à l'expression « jangle pop » : les Byrds avaient en effet repris Dylan, Mr Tambourine Man, et il y avait dans la chanson la phrase « In the jingle jangle morning, I'll come following you ». Ou comment la trouvaille poétique rimbaldienne (J'ai embrassé l'aube d'été n'est pas loin), combinée avec l'usage de la Rickenbacker (cette même marque que Marr choisira « pour ne pas sonner comme un bluesman »), a contribué à définir un genre américain des années 60, renaissant dans l'Angleterre underground des années 80. Johnny jure qu'il n'avait pas entendu parler des Byrds, et personnellement je le crois. Mais il est surtout le seul à retrouver la signification initiale, dylano-rimbaldienne, matinale et solaire, où tous les autres, ceux qui allaient figurer en 1986 sur la pauvre cassette du NME, pratiquaient plutôt la jangly guitar par soumission à l'obligation commune et totalitaire à jouer étroit, à jouer petit, à faire des petits points piqués pour ne surtout pas sortir du lot. Peu de sexe non plus, on s'en doute, dans le C86. Le rock mainstream  ayant érigé la guitare en grotesque symbole phallique, les garçons de l'underground ont des mines à avoir tenté toute la nuit de se retourner dans le ventre leur propre pénis. (Les Pastels, c'est ça.) Ce n'est pas un hasard si Olivier Assayas, plutôt dans la tradition des cinéastes amoureux à la François Truffaut, a préféré signer la mort du groupe de rock, dans son premier film Désordre, sorti en... 1986. D'une certaine manière, Strangeways, Here We Come (1987) dit la même chose, mais choisit de sortir par le haut, c'est-à-dire par la variété - le sort commun des hommes. La première tâche de Johnny Marr est donc de remettre un peu de sexe dans tout ça. Morrissey n'ayant cessé de raconter qu'il se retirait de la compétition, il assumera les deux pôles. Les entrelacs de sa guitare semblent occuper tout le reste de l'espace de ce qui est d'ordinaire joué par une guitare rock. Marr joue tout, sauf la ligne, le trait. Il peint, peut-être. Il y a encore ici et là le point de la jangly guitar, mais ces points sont englobés par une production (le son de Stephen Street) très ouverte, charmante comme une petite demoiselle, à rebours de la laideur obligatoire du genre underground devenu dominant. Pourtant le travail de frottement, de sape, qu'il vienne du punk ou qu'il vienne de Monk, joue à plein. Exemple : Death Of a Disco Dancer. Ce que fait Marr dans l'oreille droite est stupéfiant. On a le sentiment d'un soutien rythmique, avec dimension percussive très prononcée, et en même temps, si l'on fait l'effort de n'écouter que ça, et d'essayer soi-même de l'accompagner d'un mouvement nerveux de la main, on s'aperçoit que ça ne retombe jamais au même endroit, jamais sous le même angle, ça peut s'absenter d'un coup, et surtout, louper des phases. C'est à la fois le mouvement qui s'imprime et la matière qui reçoit. C'est le moment précis où le mouvement se perd dans l'absence soudaine de matière, s'interroge, se cherche, s'abandonne au risque du vide et de la lumière, avant de reprendre, une fois encore, son travail.   « Quand j'apprenais à jouer, raconte-t-il dans une passionnante interview, je n'essayais pas de reprendre la partie de guitare d'une chanson, mais de jouer, avec ma guitare, tous les éléments qui me plaisaient. » Remplacez « guitare » par « piano », et la phrase est de Monk. L'instrument déborde de la fonction à laquelle habituellement on l'assigne. Monk a terminé par quelques années d'aphasie. Marr n'en est pas là, il en est à se tenir les joues, en appui sur une chaise du studio d'enregistrement. La cigarette dans sa main gauche indique qu'il ne tiendra pas la position très longtemps, sauf à se brûler. Il porte aux pieds les Doc Martens les plus proches de la « chaussure de ville », plus tout à fait dans le monde du rock et des punks, mais pas retourné non plus bosser dans l'entreprise. Personne n'a plus intensément pensé que lui, à ce moment. C'est même fou, de penser autant, lorsqu'on sait l'état social de l'Angleterre d'alors : la monnaie qu'on met (ou ne met pas) dans la fente pour se chauffer ; plus personne qui habite entièrement chez soi, des étudiants étrangers qu'il faut bien héberger et à qui l'on filera une courte ration de céréales au petit-déjeuner. Dans un pays qui a froid et faim, il pense à toute allure à l'équation qu'il lui faut achever de résoudre : être virtuose sans l'être, mais sans non plus pratiquer l'anti-virtuosité devenue le nouveau conformisme. Ce qu'il faisait en 1983, a été dévoyé par 1986 ; il lui faut trouver autre chose. Voilà, il a trouvé. Il va jouer des claviers.   J'ai raconté la semaine dernière ce qu'il advint de cette idée : la virtuosité qui apprend à la maladresse comment dire la même chose. Il est temps que j'en donne un exemple : la première chanson de Strangeways. L'absence de guitare, dans ce morceau introductif, est évidemment une provocation, qu'appuiera encore la sonorité grasse ouvrant le second, manière de dire : « Je suis là. » On organise une pénurie pour mieux singer le retour. Marr s'amuse à dire : "Je suis là, les enfants", alors qu'il n'a pas cessé de l'être. Mais les enfants devront grandir pour s'en apercevoir. Ecoutons. La voix de Morrissey surgit en prime ouverture, mais dans un lointain écho, celui de la réminiscence et du retour du fantôme (premiers mots : « ...aaaaah - I am the ghost of Troubled Joe »). Presque aussitôt, apparaît le clavier, simple, percussif, exogène, seul élément en « positif ». La voix lutte pour se préciser, un moment elle manque même sortir de l'espace admis de la chanson. A l'instant exact où s'établit le volume sonore qui sera celui de l'album jusqu'à la fin, il se passe tout ceci à la fois : la voix termine de s'incarner ; le son général se retourne du négatif au positif ; un inattendu xylophone (ou imitation de synthé) vient prendre à revers notre attente de la basse et de la batterie (certes présentes, mais à l'état de grondement lointain) ; le clavier principal, surtout, se fait retrait, aplat, couche répétée d'un son comme aspiré, à la couleur indéfinissable, à la texture quasi manquante. Oui, à l'instant où le fantôme a retrouvé chair, le clavier accomplit le chemin inverse, du positif vers le négatif. Sans cesser d'assumer la même fonction rythmique, il change de nature. Ce n'est pas tout : dès la quarante-cinquième seconde, oreille gauche cette fois, son clone apparaît. Il conserve la même qualité « négative », il joue quasi la même chose, mais sur un mode légèrement déceptif. C'est ce clavier négatif dédoublé (avec un temps en plus) qui prendra le dessus en toute fin de chanson, dans le bégaiement final de ce morceau de deux minutes, claquant un peu comme les carreaux successifs du Zen Archer de Todd Rundgren, pour ceux qui connaissent. Bref, à peine Johnny Marr a-t-il donné à la vie à la chanson (et comme enfanté Morrissey, ou plutôt aidé Morrissey à s'enfanter lui-même, fantôme de retour des limbes), selon un processus dialectique dont il équilibre la part d'affirmation par son propre retrait apparent, qu'il travaille déjà, oreille gauche, à préparer la fin, la mort. Ce que Marr fait là avec un synthétiseur, est selon moi la preuve que son génie n'est pas dans sa virtuosité, mais dans la signification dont il charge tout élément musical proposé par lui. Il n'est pas moins Marr aux claviers qu'à la guitare. Il s'absente de sa propre virtuosité, non pour la nier, comme ses contemporains de la « C86 » (lesquels niaient d'ailleurs ce qu'ils ne possédaient de toute façon pas), mais lui offrir au contraire son élégance dernière : le prestige de l'inutilité.   Fin de la seconde partie. Troisième et dernière partie : vendredi 16 mai. Prochain rendez-vous : lundi, Guillaume parle de Mount Eerie.

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