Magazine Culture

Le syndrome du « salaud de Français »

Publié le 30 décembre 2013 par Savatier

declaration1789En 1721, fut publié anonymement, sous le titre Les Lettres persanes, un roman épistolaire dans lequel deux voyageurs perses décrivaient à leurs correspondants l’étrange continent qu’ils visitaient - l’Europe - et singulièrement la France dont ils examinaient les mœurs par le menu. Dans les premières pages, le lecteur français était tenté de se moquer du regard naïf que posaient ces deux étrangers sur sa société ; mais il comprenait vite que cette naïveté était feinte et que c’était l’organisation politique et sociale de son pays que les deux hommes passaient au crible, avec un humour bienvenu et une ironie subtile. Tout le talent de Montesquieu s’était mobilisé dans cet exercice de style qui dépassait le simple jeu littéraire pour rejoindre la sphère politique.

Si ces deux voyageurs, avant d’entreprendre leur périple, avaient lu le rapport sur la « refondation de la politique d’intégration » remis en novembre dernier au Premier ministre par des groupes d’experts, sans doute auraient-ils décidé de ne jamais se rendre en France. Car l’image particulièrement négative et inhospitalière qu’en donnent les cinq sections (notamment trois d’entre elles) se révèle assez terrifiante. Il faut dire que, là où l’on était en droit d’attendre un état des lieux objectif de l’intégration et des propositions d’amélioration aussi nécessaires que pertinentes, on ne trouve qu’une approche idéologique, une instruction à charge et dénuée de nuances, suivie d’un programme politique constitué de mesures inquiétantes.

La presse a beaucoup commenté l’une d’entre elles : l’abrogation de la loi sur les signes religieux dans les écoles publiques. Ce n’est pourtant qu’un aspect isolé d’un texte bien plus dévastateur, très éloigné de la tradition intellectuelle française, du consensus social actuel, et dont on se demande encore pourquoi Matignon décida de le mettre en ligne en l’état sur son site, tant l’image qu’il donne de la France semble déformée, voire ignoble.

Passons sur le fait qu’à de rares exceptions près, les « experts » des groupes de travail ne comptent guère parmi les personnalités marquantes de leurs domaines ; passons encore sur le fait que, dans la liste des personnes auditionnées par les commissions, ne figurent pratiquement pas d’élus, dont le point de vue aurait pourtant été particulièrement intéressant, compte tenu de leur expérience de terrain. L’homogénéité idéologique de ces « experts » explique peut-être en partie cette absence qui aurait pu se révéler gênante, car on serait bien en peine de trouver mention de la moindre opinion dissidente dans ces 276 pages.

Passons enfin sur la forme : les coquilles ou les perles que l’on y trouve (« l’ère du temps » n’est pas la moins singulière...) ne trahissent qu’une relecture bâclée, mais certaines sections sont surtout rédigées dans un sabir qu’il serait insultant pour les spécialistes de la discipline d’appeler « jargon de sociologue », tant il est inutilement complexe, ampoulé, indigeste. Manifestement, les rédacteurs ignoraient la maxime de Boileau : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement... »

Le contenu se suffit à lui-même ; si l’on avait voulu complaire aux partisans les plus zélés du communautarisme, rouvrir des plaies cicatrisées et dérouler un tapis rouge à l’extrême droite, on ne s’y serait pas pris autrement.

Plusieurs commentateurs ont avancé que le rapport rompait avec la tradition d’intégration « à la française » et posait les bases d’un multiculturalisme « à l’anglo-saxonne » tel qu’on le rencontre, par exemple, aux Etats-Unis. Rien n’est moins sûr, car le multiculturalisme américain repose sur une plateforme commune à laquelle adhèrent les membres des différentes communautés et les nouveaux arrivants, qui inclut à la fois une croyance dans le « rêve américain », le sentiment partagé d’une supériorité du modèle américain sur tous les autres, un patriotisme solide et le serment à la Constitution. Le rapport sur la refondation de la politique d’intégration s’oppose nettement à ce faisceau de valeurs. Il est vrai que l’on ne peut bâtir ni rêve ni adhésion sur une nation présentée exclusivement sous des aspects odieux. Or, au fil des chapitres, dans un exercice de haine de soi qui relèverait moins de la sociologie que de la pathologie, le tableau que les « experts » brossent de la France répond à ce critère. Ce travail, bien en phase avec la tendance marginale mais tenace et médiatisée à l’auto-culpabilisation mise en lumière par Pascal Bruckner dans son essai polémique Le Sanglot de l’homme blanc et que l’on pourrait appeler « le syndrome du salaud de Français », laisse au lecteur une étrange impression.

Le pays  d'aujourd'hui y apparaît en effet comme raciste, colonialiste, fondé sur une Histoire vue comme « un récit plus ou moins mystificateur ». Un pays qui pratique la « maltraitance politique des populations vues comme immigrées », impose une « injonction à l’intégration », organise une « stigmatisation de l’altérité » au nom d’une « fétichisation de l’unité » et refuse de considérer le discours victimaire, seul supposé refléter une réalité d’ensemble. Aucune des politiques d’accueil mises en place depuis des décennies ne trouve grâce aux yeux des rapporteurs : « le message assimilationniste que recèle la politique d’"intégration" est perçu avec beaucoup d’acuité (et souvent de violence) par celles et ceux qui en sont la cible. » Quant à la cérémonie d’entrée dans la nationalité, communément pratiquée dans de nombreux autres pays qui y ajoutent souvent un serment d'allégeance, elle est définie, non comme un rituel d’appartenance à la communauté nationale, mais comme un « retour fort de la logique intégrationniste. »

Cette France, dont on finit par se dire qu’elle constitue un véritable enfer pour tout étranger qui souhaiterait y résider durablement, porterait en outre la responsabilité de toutes les radicalisations qui verraient le jour sur son territoire : « La mise en doute de l’appartenance légitime à la société où les personnes vivent et l’altérisation incessante de leur identité ont pour effet de rendre impossible une société commune. L’une des conséquences ultimes est que la contre-identification ethnico-raciale ou religieuse peut se durcir et se traduire dans une radicalisation susceptible de retourner de diverses manières les normes sociales contre la commune appartenance : partir pour aller faire reconnaître ses compétences ailleurs, entrer dans des carrières de déviance, prendre les armes contre le pays qui nous rejette, etc. Ces processus doivent bien sûr être pris au sérieux, mais pas pour eux-mêmes de façon déconnectée d’un travail sur les dynamiques qui les produisent. Car ces diverses réponses radicalisées aux processus d’altérisation (toujours mêlés à d’autres facteurs), ne peuvent se solder dans une politique sécuritaire. »

Le tout pouvant se résumer par cette phrase, dont le caractère excessif suffirait à discréditer l’ensemble du rapport : « Aussi, les modes de gestion politique des populations concernées ne sont-ils pas sans une certaine continuité, ou au moins proximité, avec la manière de gérer les "indigènes" au temps de la colonisation. »

En clair, les « experts » nous offrent une vision manichéenne des questions migratoires, où le racisme serait endémique à l’Occident (surtout à la France) et absent du reste du monde, alors qu’il suffit de parcourir le globe pour découvrir qu’il est le sentiment le plus partagé (et, souvent, clairement assumé) sur tous les continents, puisqu’il ne traduit que la peur de « l’autre » en tant que différent, inconnu et qu’il se fonde sur la création de stéréotypes, lesquels reflètent le désir humain universel de juger plutôt que de comprendre. Tous les spécialistes des problématiques interculturelles sont conscients de ce phénomène que seule une sérieuse formation aux dimensions de l’interculturalité peut infléchir.

Ce constat négatif est assorti de recommandations, tout aussi imprégnées d’idéologie, autour du slogan « Faire France [sic] en reconnaissant la richesse des identités multiples » impliquant une « reformulation de l’approche française de la nation » et la promotion d’un « Nous inclusif et solidaire. » Parmi celles-ci, plusieurs ne manqueront pas de heurter.

Comme dans l’univers totalitaire de Georges Orwell, tout commence par une Novlangue qui devrait s’imposer à tous. Ainsi, comme le terme « racisme » est remplacé dans le rapport par le barbarisme « racialisation », on ne parlerait plus d’« intégration », mais d’« inclusion », définie comme suit : « D’origine anglaise, le terme inclusion a remplacé dans le vocabulaire international celui d’intégration (qui fait davantage référence au processus d’acquisition par les personnes immigrées des normes culturelles du pays accueillant.) » On comprend l'intention sous-jacente.

Il faudrait de plus « revisiter tous les registres lexicaux utilisés au sein et par les institutions d’action publique tout comme par les medias et les partis politiques » et « ne mentionner la nationalité, l’origine, l’appartenance ethnique, la couleur de peau, la religion ou la culture que si cette information est pertinente. » Cette mesure serait naturellement assortie d’un « recours à la sanction pour contraindre à la non-désignation » par « la mise en place d’un délit de "harcèlement racial" », puisque « désigner, c’est assigner et c’est stigmatiser. » Toute les différences, qui font la richesse de l’humanité, devraient donc s’effacer par décret ou envie de pénal... On imagine facilement les contentieux incessants qui naîtraient d’une telle mesure (le degré requis de « pertinence » ouvrant aux interprétations les plus diverses) qui relève autant de la police du langage que de la police de la pensée, avec pour souci le formatage généralisé des esprits.

Dans une vaste entreprise de rééducation des masses françaises, toujours soupçonnées de mal penser dès qu’il est question d’altérité, et de s’apparenter à la catégorie sartrienne « du salaud », la problématique des langues se trouve aussi mobilisée. Il s’agirait donc de mettre en place un « apprentissage des langues de socialisation, de l’immigration [...] au sein du système éducatif et avec les mêmes exigences, les mêmes validations que pour les autres langues (anglais, espagnol, allemand mais aussi chinois). » Sont citées l’arabe (sans que soit précisé quel arabe serait proposé !), le bambara, le dioula, le lingala et le swahili, au prétexte que « la reconnaissance des langues, de toutes les langues, constituent un enjeu de reconnaissance des personnes. »

Aux déviants qui s’interrogeraient sur une inquiétante perte de suprématie de la langue française dans l’espace commun et sur les risques d’exacerber ainsi les communautarismes, les rédacteurs semblent apporter une réponse étrange : « Il n’est pas exceptionnel d’entendre aussi des personnes discuter en mélangeant dans chaque phrase des mots et des accents de leurs deux langues, première et française. » On ignore si un tel volapük serait destiné à se substituer au français dont les élèves, tout comme les nouveaux arrivants, devaient jusqu’à présent apprendre à maîtriser les fondamentaux, mais comme il est aussi préconisé d’institutionnaliser un peu partout un interprétariat professionnel, il y aurait sans doute lieu de s’inquiéter.

Toujours au chapitre de l’enseignement, les « experts » recommandent encore une « remise à plat » de l’« Histoire de France qui a du mal à rendre compte de "zones d’ombre" », en d’autres termes orienter prioritairement l’enseignement sur l’histoire des migrations, de l’esclavage, de la traite négrière, des colonisations, de la décolonisation, des guerres d’Indochine et d’Algérie. Le rapport ne précise pas quel degré de repentance (et donc d’anachronisme) serait requis, mais la connotation partisane du texte invite à le deviner.

Passons sur la création d’une « Cours des comptes de l’égalité » destinée à remplacer le Haut conseil à l’intégration trop rétif à l’idéologie des rapporteurs pour nous intéresser à un point capital, la laïcité, pilier républicain qu’il convient prioritairement de préserver. Celle-ci se trouve ici sérieusement mise à mal. On devrait lui préférer une « conception inclusive et libérale » notamment illustrée par une « suppression des dispositions légales et réglementaires scolaires, discriminatoires, concernant notamment le "voile" ». Autant dire une conception plus laxiste encore que l’inquiétante « laïcité positive » qui fut en son temps esquissée autour du discours du Latran... Les « experts » n’hésitent d’ailleurs pas à dévoiler - si l’on peut dire - leur arrière-pensée dans une phrase assez ahurissante qui semble avoir échappé à la presse : « La Laïcité est sans arrêt présentée comme une valeur, ce qu’elle n’est pas. » Ite missa est : les intégristes de toutes les confessions ne manqueront pas de tirer argument de ce qui semble moins une provocation que la conviction des rédacteurs.

Dans ce contexte, sur quelle base devrait finalement reposer le nébuleux « Nous inclusif et solidaire » ? Le rapport évoque « un socle de valeurs normatives minimum communes (droits de l’homme, droits de l’enfant, doit [sic] antidiscriminatoires) » dans une démarche nécessitant de « travailler sur les identités alternatives » pour « que se construisent des compromis pratiques. » Ailleurs, il est aussi noté : « Les droits de l’homme (et de la femme et de la citoyenne) ainsi que les droits de l’enfant, peuvent constituer cette base morale d’accord politique minimal pour reformuler une manière de faire société [sic] ici et maintenant. »

Cette proposition, qui évacue volontairement tout l’héritage culturel français et toute tentative d’acquisition des dimensions culturelles du pays d’accueil par les nouveaux arrivants, illustre les limites de l’exercice : à vouloir trouver un consensus interculturel entre des systèmes de valeurs très différents, voire opposés sur bon nombre de questions sociétales majeures, on ne peut obtenir qu’un accord a minima sur lequel il est impossible de fonder une société sans ouvrir une boîte de Pandore d’où sortira un incalculable nombre de conflits, de fractures et de rejets. Ceux-ci auront pour conséquences, notamment, une montée en puissance concomitante des communautarismes et de l’extrême droite. Loin d’apaiser les tensions, un tel modèle ne ferait que les attiser, au détriment de tous, sauf peut-être des « experts » qui verraient ainsi prospérer leur fond de commerce.

Si ces derniers, il est intéressant de le souligner, se montrent à juste titre très sourcilleux sur les actes racistes visant certaines communautés, ils demeurent beaucoup plus indulgents s’agissant des immigrés d’origine asiatique, au point que leur propre rapport pourrait probablement tomber sous le coup du délit de « harcèlement racial » qu’ils appellent de leurs vœux. Les cultures asiatiques sont en effet les grandes oubliées du texte qui ne propose par exemple que l’apprentissage des langues arabes et africaines, même peu usitées, en faisant l’impasse sur toutes les langues asiatiques pourtant assez répandues, comme le vietnamien, le cambodgien ou le laotien. Les rares occurrences où les Asiatiques sont mentionnés, ce n’est d’ailleurs pas sans un agacement implicite : « certaines catégories ethniques bénéficient d’un préjugé favorable, par exemple l’image du bon élève asiatique. » Les rédacteurs n’avaient-ils pourtant pas proclamé dans le même rapport : « désigner, c’est assigner et c’est stigmatiser » ? Il est vrai que ce document, qui veut à la fois punir l'indication des différences et les mettre en avant partout ailleurs que dans le discours, n'est plus à un paradoxe près.

Quel sera l’avenir de ce texte ? Bien qu’il ait été financé sur fonds publics, sans doute serait-il préférable de l’enterrer et de solliciter enfin des experts reconnus afin d’obtenir un état des lieux réellement objectif et d’identifier de nouvelles pistes de réformes. Il ne fait aucun doute que les apports d’autres cultures sont riches d’opportunités pour un pays d’accueil ; l’Histoire montre toutefois que ceux-ci s’inscrivent, non dans l’immédiat, mais dans le temps. Ils ne sauraient s’imposer par décret ni contrainte pénale. Par ailleurs, penser qu’un pays d’accueil devrait renoncer à son propre héritage culturel pour adopter ceux de ses hôtes, parfois antagonistes, relève de la fiction. A ce sujet, on ne peut passer sous silence un texte fondateur de Claude Lévi-Strauss, qu’on peinera qualifier de raciste, publié en 1971 dans la « Revue internationale des sciences sociales » sous le titre Race et culture : « Mais si l’humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice stérile des seules valeurs qu’elle a su créer dans le passé […], elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent. »

Illustration : Déclaration des droits de l'Homme de 1789.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Savatier 2446 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine