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[critique] Patrick Modiano – Dans le café de la jeunesse perdue

Publié le 14 octobre 2013 par Consuelo

Modiano Caf  Dans cette vie qui vous apparaît quelquefois comme un grand terrain vague sans poteau indicateur, au milieu de toutes les lignes de fuite et les horizons perdus, on aimerait trouver des points de repère, dresser une sorte de cadastre pour n’avoir plus l’impression de naviguer au hasard. Alors, on tisse des liens, on essaye de rendre plus stables des rencontres hasardeuses. (p. 50)

Dans Le Café de la jeunesse perdue, comme dans La Petite Bijou, entre autres, P. Modiano traite de l’errance et de l’attache. Privés de liens familiaux assurés, stables, « sécures » (si l’on peut dire), la Petite Bijou dérive et divague d’une gare à l’autre de Paris, d’une station de métro à une autre, en quête de « correspondances » et de « points fixes » : à Châtelet, à Nation, c’est là où le plus de personnes se croisent que demeurent, aussi, les mêmes repères. C’est de la mouvance la plus radicale, de l’impermanence la plus pure, que surgit la nécessité d’un point qui ne bouge pas. Mais c’est aussi là que, une fois le point fixé, il court le plus de risquer de se déliter : « Sans doute la phrase qu’il avait prononcée tout à l’heure m’avait donné cette idée : ‘On essaye de créer des liens…’ Rencontres dans une rue, dans une station de métro à l’heure de pointe. On devrait s’attacher l’un à l’autre par des menottes à ce moment-là. Quel lien résisterait à ce flot qui vous emporte et vous fait dériver? » (Dans le café de la jeunesse perdue, p. 55)

Pourtant, dans les deux romans recensés ici survient, à un moment, une âme bienveillante, un simili-père ou une simili-mère. Présence rassurante, grâce à laquelle tout pourrait recommencer – pour le meilleur. Il ne s’agirait pas, alors, de revivre l’éternel retour de ses mauvais souvenirs (comme la Petite Bijou qui craint de rencontrer, à nouveau, sa mère au hasard d’une station de métro), mais de traquer l’éternel retour du bonheur, de la fixité, de la stabilité, en un instant, une inspiration, une intuition par essence insaisissable – comme l’amoureux transi de la Louki du Café de la jeunesse perdue. Il avait trouvé en elle son point fixe et sa zone neutre : elle ne les trouvera en personne.

Ce qui distingue les deux textes, c’est que Le Café de la jeunesse perdue diffracte en plusieurs voix les discours qui tous se confondaient, dans La Petite Bijou, en un seul chant : chacun assume sa manière propre de se fixer, d’errer. Il n’y a pas de recette ou de morale : chaque modalité de l’errance est permise, chaque façon de se poser, souhaitable. Tous se cherchent et se croisent, dans le Café de la jeunesse perdue, sans se trouver vraiment, sans jamais se connaître : la foule est un moyen de se dissoudre et de s’oublier, de ne donner à voir de soi qu’un reflet lointain de ce qu’on évoque malgré soi – de ce qu’on aurait pu être.

Et les identités se perdent, et toute attache est entravée, du seul fait de ce mensonge et de cette dissimulation permanente: mieux se cacher pour mieux pouvoir fuir, pour mieux ne jamais être pris au piège d’un attachement trop heureux. Car il faudrait, nécessairement, y renoncer un jour, celui où l’immuable loi du changement de toute chose (ce que Montaigne appelait « le branloire pérenne » du monde) reprendrait le dessus. Aussi, puisque tout doit se dissoudre, que rien de temporairement stable ne se forme : on se prendrait trop vite à l’illusion de son éternité ; la chute n’en serait que plus douloureuse.

Soyons mélancolique à défaut d’être heureux.


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