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Un état de poésie, Jean Onimus…

Par Christian Tortel

Le dimanche, c’est jour de marché. Rituel bonhomme, langueur assumée, corps bringuebalé vers les fruits de saison et les légumes du jour. Entre l’apiculteur venu vendre les produits de la ruche et le vendeur de tapis… une bouquiniste. Son étal est un bonheur, fait de pépites, beaucoup de poésie, de la littérature pour psy., quelques beaux livres, des raretés, des éditions originales, des épuisés. Une mine d’or, entre les odeurs d’accras et les douceurs d’olives.

Cette semaine, parmi les perles : Expérience de la poésie, de Jean Onimus, publié par Desclée De Brouwer en 1973. En sous-titre, quelques voleurs de feu allument la curiosité de ce dimanche ensoleillé : Saint-John Perse, Henri Michaux, René Char, Guillevic, Jean Tardieu, Jean Follain, Pierre Emmanuel. L’introduction fait 21 pages. A lire debout, toutes courses cessantes. Les fraises attendront.

Extraits :

« Nous pensons qu’il existe, en dehors de toute production littéraire, un état de poésie qui peut se définir comme une pénétration dans les profondeurs de l’existence. Ce peut être, par exemple, la brusque prise de conscience de l’instant vécu dans sa gratuité, sa singularité, sa merveille. Le regard habitué, hébété, s’avive, la conscience s’ouvre à sa propre existence comme une plante à la lumière : il suffit d’une métamorphose, d’une conversion intime qui peut être fugitive, improductive, mais qui fait de tout homme potentiellement un poète. Du reste les poèmes valables de notre temps visent beaucoup moins à être des œuvres d’art que des fragments d’existence ” arrachés à la gueule du néant ” et portés par l’art à une sorte d’incandescence.

(…)

Le poète n’est pas seulement un ouvrier du langage, virtuose d’orfèvreries verbales : son action est surtout de rupture. Il fait subir au discours une série d’électrochocs qui dispersent le flux qu’on appelle un peu vite ” flux sémantique “. Son travil vise à créer un autre  discours, radicalement différent. Tous les moyens sont bons pour briser ce flux : coupes en versets, absence de ponctuation, blancs, majuscules, abondances de figures telles les énumérations, les anaphores et refrains litaniques, les redondances systématiques et toutes les alliances insolites… Opérations qui toutes convergent en direction d’un ralentissement ou d’un désarroi de la lecture, d’un doute chez le récepteur, d’un brouillage dans la communication.

(…)

L’usure du langage condamne à une perpétuelle invention métaphorique : on cherche à provoquer le choc qui renouvellera l’information. Mais rien ne se détériore aussi vite que les métaphores. L’art du poète consiste à intégrer à son langage une couche toujours aussi neuve d’analogies inédites et d’images ; ce n’est pas l’expression d’une vérité qu’il cherche à affûter : tout au contraire, nous l’avons dit, il fuit les idées, mêmes les plus vraies. Son langage est analogique parce qu’il est lourd de ce qu’il faut bien appeler des ” totalités “. Comment cerner valablement, comment désigner ces forces, ces pulsions, ces fièvres d’adoration ou d’horreur qui l’animent sinon par des réseaux de métaphores, où ” l’image chasse l’image ” [Bergson, La Pensée et le Mouvant, p. 21O], afin de susciter chez le lecteur un dynamisme intime parallèle. »

Ce dimanche de marché était un état de poésie.


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