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L'Anneau du Nibelung : une analyse politique ? - 2 -

Publié le 18 janvier 2014 par Porky

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Le deuxième élément important, après le désir de puissance, qui apparait dans l’analyse politique d’Eric Eugène est la révolte. Cette notion de révolte surgit pour la première fois dans le personnage de Sieglinde. Pour l’analyste, la révolte de Freia dans L’Or du Rhin n’en est pas une, ou du moins, reste totalement négative. Il est vrai que la déesse se contente de gémir, de se plaindre et de chougner ; d’acte : point.

Sieglinde, au contraire, va agir et sa façon de considérer sa situation et de se considérer elle-même va évoluer. Au premier acte de La Walkyrie, elle apparait sous les traits d’une victime impuissante : mariée contre son gré à Hunding, elle semble résignée à son sort. Mais l’arrivée de Siegmund va tout changer : pour l’amour de lui, elle va abandonner son foyer conjugal et suivre le fugitif dans sa course. C’est alors que sa révolte va prendre forme. Lors de sa fuite, elle ne va pas rougir de honte d’avoir délaissé son foyer, trahi son mari,  éprouvé une passion amoureuse pour son frère jumeau et de s’être ainsi mise au ban de la société en bafouant les lois ; ce qui, pour elle, est la pire trahison qu’elle ait commise envers elle-même, c’est d’avoir accepté de subir son esclavage. « Ainsi les lois inhumaines ne servent plus de référence aux hommes. Leur conduite n’est plus réglée par l’ordre voulu par les dieux (1). Le fondement de tout ordre juridique réside dans l’acceptation de sa légitimité par les membres de la collectivité. Une fois ce ressort énervé, les conditions de l’équilibre d’un régime politique disparaissent. La révolte de Sieglinde est donc fondamentale. » (2)

Elle l’est d’autant plus qu’elle va entraîner la révolte de Siegmund. Ce dernier, au début de La Walkyrie, est dans un état d’esprit identique à celui de Sieglinde  triste, résigné, vaincu. L’amour incestueux qui va le lier à sa sœur va tout balayer. Lors de sa confrontation avec Brünnhilde venue lui annoncer sa mort et son entrée au Walhalla, il prend tout à coup conscience de la vanité du monde dans lequel il vit et surtout des lois qui le régissent. Cette prise de conscience a pour origine Sieglinde. Brünnhilde lui refuse l’accès au Walhalla ; pour Siegmund, ce rejet de celle qu’il aime est l’éclair qui illumine tout. Jusqu’alors, tout en n’étant pas inclus dans la société humaine, il en suivait cependant les principes et ses actions s’inscrivaient dans le cadre de cette société. Son refus d’entrer au Walhalla le place en-dehors de ce cadre. Son attitude n’est plus un rejet des lois : en fait, il n’en tient plus compte.

« Wagner montre ainsi, à travers le couple formé par Sieglinde et Siegmund, que la domination n’est qu’un phénomène psychologique, et que celle-ci cesse automatiquement dès lors que s’effacent les valeurs qui la sous-tendent. Violer les lois injustes ostensiblement, ce n’est pas se révolter, car cette attitude suppose une acceptation ou un respect (même négatif) de celles-ci. Pour être libre, il faut suivre un nouveau système de valeurs. La vraie révolte est toujours positive. » (2)

L’union charnelle de ces deux révoltes va produire le personnage libre par excellence : Siegfried. Ce dernier ne peut violer de lois injustes dans la mesure où il est ignorant de tout, y compris de ces fameuses lois. Sa seule loi, c’est l’instinct et la nécessité : la notion de domination et sa logique lui sont inconnues. Comme il est libre, il parvient à reforger Nothung, c’est-à-dire à se forger une idéologie révolutionnaire qui va pulvériser le pouvoir politique et sa constitution, mis en place par Wotan pour assurer sa domination, et va permettre sa rencontre avec Brünnhilde. Le glaive brise la lance et ouvre ainsi un chemin vers un autre monde, une civilisation nouvelle et régénérée qui se concrétisera par l’union de Siegfried et Brünnhilde.

Siegfried a « réveillé la femme » c’est-à-dire qu’il a « renversé la logique d’une société jusque-là entièrement construite autour de l’élément masculin, et dont l’idéal féminin est celui de la Walkyrie, de la vierge guerrière singeant les activités de l’homme. » (2) Il est certain que lorsque l’on écoute La Chevauchée des Walkyries, ainsi que toute la scène qui les oppose ensuite à leur sœur, on ne saurait parer ces « vierges guerrières » des vertus qu’on s’accorde à donner au sexe féminin. L’amour des deux héros va faire naître une nouvelle société, excluant l’égoïsme ou la domination d’un sexe sur l’autre. « Le règne des dieux s’achève, celui des Hommes commence. » (2)

Pas pour longtemps, hélas. Car ce « monde nouveau » va vite se trouver confronté à des forces qui vont l’acculer dans une impasse d’où il lui sera, a priori, impossible de s’échapper.

Les forces mauvaises, ce sont bien évidemment Alberich et Hagen. Le dernier tend un piège à Siegfried en lui faisant boire le philtre d’oubli. Comme on l’a dit dans la présentation du Crépuscule, le philtre n’est qu’un symbole. Siegfried n’oublie Brünnhilde que parce qu’une autre femme, belle elle aussi, séduisante, s’offre à lui. Gutrune symboliserait alors le besoin de changement incessant du sexe masculin. Pour Eric Eugène, l’amour de Siegfried pour Brünnhilde ne serait alors qu’un trompe-l’œil : le seul amour dont serait capable le héros serait l’amour de lui-même, à travers l’image idéale qu’il a de lui-même et qu’il projette sur les femmes. C’est alors le retour à la loi de l’égoïsme, qui rend inutile le bouleversement de l’ordre social.

Derrière Hagen, veille toujours Alberich. Ce dernier n’a pas renoncé à récupérer l’Anneau, c’est-à-dire la Puissance absolue. La civilisation qui a fait naître le capitalisme, ainsi que cette pensée matérialiste et dominatrice qui en est le fondement sont en plein déclin ; le capitalisme, cependant, demeure encore vivace : la richesse, la possession restent des fins en elle-même. « Wagner mesure ainsi la responsabilité de la civilisation moderne dont certaines intentions étaient peut-être nobles, mais qui ne laisse en définitive que la volonté d’appropriation exclusive et l’envie qui caractérisent le capitalisme que rien ne peut assouvir dans sa rapacité. » (2)

La « Marche funèbre » qui clôt le premier tableau de l’acte III du Crépuscule retrace toute la carrière de Siegfried, son héroïsme ainsi que l’espoir qui l’a fait naître ; mais les derniers leitmotivs entendus sont ceux de la « servitude », de la « malédiction de l’Anneau, » et de la « puissance d’Alberich ». La mort de Siegfried semble donc mettre fin à cette ère nouvelle qui se levait à la fin de la deuxième journée de la Tétralogie.

La conclusion de l’Anneau pourrait donc être effroyable. Mais ce serait donner à Wagner un pessimisme qui n’est pas le sien, et supprimer de son œuvre ce qui en constitue l’essentiel : la croyance en la force de l’Amour, sous toutes ses formes.

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Siegfried est mort mais Alberich n’en récupérera pas pour autant l’anneau : Brünnhilde, avertie par les Filles du Rhin, a compris le destin de l’univers : le bûcher funéraire de Siegfried dans lequel elle va se jeter embrase la palais des Gibichungen et les flammes montent jusqu’au Walhalla qu’elles détruisent. Tout s’effondre, le Rhin déborde, venant noyer ce que l’incendie a épargné. Et le thème qui clôt cette « apocalypse » finale est celui de « la rédemption par l’amour », qui annonce l’avènement cette fois d’un authentique  monde nouveau.

Pour Wagner, le monde est corrompu par la volonté de domination, et pour lui, la solution ne se trouve pas dans une idéologie révolutionnaire qui bouleverserait l’ordre politique et juridique. Il pense au contraire que « les finalités du capitalisme libéral et de la révolution sociale s’inscrivent dans le même cadre de pensée. […] Ce n’est pas le régime social, politique ou économique qu’il faut détruire, car celui-ci n’est qu’un épiphénomène. Il faut, en revanche, renverser le système moral et mental qui en est à l’origine. Wagner pense qu’il faut transformer la conscience des hommes pour qu’ils renoncent à leur attitude égoïste et à leurs croyances qui sont en fait le produit d’un long passé de crainte, de servitude et de privilège. »

Vaste programme ! pourrait-on dire. Et porteur d’une espérance que d’aucuns taxeront peut-être d’utopiste ou d’insensée  –ce qui est d’ailleurs le propre de l’espérance. Car vouloir modifier la conscience de l’homme, n’est-ce pas s’attaquer aussi à sa nature intrinsèque ? Si le Christianisme a permis l’apparition d’une autre idée de l’homme et des rapports sociaux, différents de la conception antérieure antique, il n’a cependant pas supprimé chez l’être humain sa soif de pouvoir et de domination, bien que l’Amour soit la notion de base de cette religion.

Wagner ne pouvait pas imaginer que son œuvre serait détournée très rapidement de sa signification originelle. Pas plus qu’il ne pouvait prévoir que L’Anneau du Nibelung serait exploité à contresens pour justifier le délire de l’idéologie nazie qui s’est servi de cette mythologie pour justifier la barbarie de son régime.

Cela dit, La Tétralogie pointe aussi du doigt les raisons de l’échec de toutes les révolutions. Celles-ci n’étaient pas basées sur l’amour, la justice et la compassion, mais sur le désir de revanche et la notion de renversement des puissances, les dominés devenant les dominants. 1789 a exterminé l’aristocratie de naissance mais a permis l’émergence et finalement la prise de pouvoir de l’aristocratie d’argent. A un ordre ancien s’est substitué un ordre nouveau, qui, sur la finalité, lui ressemble comme un frère. Et les descendants d’Alberich ne sont pas près de céder la place…

(1) Ordre représenté par les runes de la lance de Wotan et Fricka, gardienne des lois.

(2) Eric Eugène, « Le sens politique de L’Anneau », in L’avant-scène opéra n° 13/14  consacré au Crépuscule des dieux.


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