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Le succès de Dieudonné n'est-il pas révélateur d'une saturation mémorielle ?

Par Mbertrand @MIKL_Bertrand

Dans un des innombrables articles consacrés à ce qui est devenu "l'affaire Dieudonné", le journal Le Monde a décidé de donner la parole au plus jeune public de l'artiste-polémiste provocateur afin de mieux comprendre leurs motivations. Très rapidement, la Shoah arrive au centre des réflexions :

Est-ce que la Shoah doit être le tabou par excellence ? Le meilleur moyen d’assumer notre histoire passe par le rire : rire de l’esclavage, de la colonisation et de la Shoah. S’il y a un truc dont il faut rire, c’est bien des communautés, de toutes les communautés, seule façon d’arriver à l’idéal républicain d’origine.

Le Monde

On nous en parle depuis la primaire. A 12 ans, j’ai vu un film où des tractopelles poussaient des cadavres dans des fosses. Nous subissons une morale culpabilisatrice dès le plus jeune âge. La Shoah, on en a mangé jusqu’à la terminale. Je respecte ce moment de l’histoire, mais pas plus que d’autres. Le génocide rwandais, je n’en ai pas entendu parler

Le Monde

Quelques jours plus tard, Jacques Fredj, directeur général du Mémorial de la Shoah, décidait de prendre la plume pour leur répondre dans les mêmes colonnes du quotidien du soir. Selon lui, cette accusation est complètement infondée et il entend le prouver par force de chiffres.

Si cette réponse s'avère utile et nécessaire pour lutter contre l'antisémitisme sous-entendu par certaines affirmations, elle peut cependant paraître sur certains points très partielle, voire partiale, et devenir contre-productive.  De plus, une approche strictement comptable ne peut pas être totalement satisfaisante en réaction à ce qui relève résolument du vécu et de l'impression chez ces jeunes.

Tout d'abord, il convient de préciser que les propos rapportés par le journal Le Monde chez ces jeunes à la sortie d'un spectacle de Dieudonné ne sont pas réservés à une frange extrémiste. Ce sont les mêmes que j'entends, ainsi que de nombreux collègues, à chaque fois qu'il s'agit de commencer le chapitre sur la Seconde Guerre mondiale.

A tel point que nous avons décidé d'en faire un outil pédagogique afin de faire réfléchir les élèves à leur propre représentation de la Seconde Guerre mondiale : 

Le succès de Dieudonné n'est-il pas révélateur d'une saturation mémorielle ?

Ce "nuage de mots" a été réalisé en 2013 à partir d'un sondage auprès de lycéens. La taille des mots est proportionnelle au nombre de citations dans les réponses à la question : "Qu'est-ce qu'évoque la Seconde Guerre mondiale pour vous ?".

Le système concentrationnaire y occupe une place centrale ("Camps", "Extermination") et seules les victimes juives sont évoquées ("Juifs" / "Juif", "Génocide" et "Shoah").

Ces résultats nous montre que l'enjeu autour de cette question ne devrait donc pas strictement consister à adopter une posture défensive et à essayer de contester l'accusation d'un "gavage mémoriel", mais d'essayer de comprendre pourquoi et comment une génération vient à partager un sentiment de "saturation mémorielle", qui peut ensuite être instrumentalisé par certains extrêmistes dénonçant une forme de "pornographie mémorielle".

La Shoah est-elle trop enseignée à l'école ?

Quand Jacques Fredj affirme  que le génocide des Juifs ne fait pas l'objet d'un gavage dans l'enseignement, il suffit de reprendre sa propre argumentation pour rappelle que le génocide des Juifs d'Europe fait l'objet d'une sensibilisation en CM2, puis d'un cours en Troisième, qui est repris avec une problématique quasiment similaire en Première. Quel autre sujet peut se targuer d'une telle place dans le programmes ?

D'autant plus que le directeur général du Mémorial de la Shoah oublie que le génocide des Juifs d'Europe peut faire l'objet d'une reprise en Terminale dans le cadre du chapitre sur les mémoires de la Seconde Guerre mondiale.

Enfin, il convient d'ajouter que les professeur d'histoire n'ont pas le monopole sur cette question. L'enseignement d'histoire des arts au collège s'illustre souvent par l'étude d'une oeuvre liée au génocide et rares sont les élèves qui n'ont pas étudié une oeuvre de la littérature concentrationnaire lors de leur cursus, dont la plus connue reste Si c'est un homme de Primo Lévi.

Le succès de Dieudonné n'est-il pas révélateur d'une saturation mémorielle ?

Existe-t-il trop de voyages pédagogiques liés à la mémoire de la Shoah ?

Jacques Fredj déclare ensuite que "les institutions dédiées à l'histoire de la Shoah (le Mémorial de la Shoah à Paris et à Drancy, le Cercil à Orléans, la Maison d'Izieu, le Musée du Chambon-sur-Lignon, le camp des Milles) ne reçoivent pas plus de 150 000 élèves du primaire au secondaire sur une classe d'âge d'environ 12 millions d'enfants, environ 1,5 % des élèves qui sont sur les bancs de l'école". Ce qu'il ne précise pas, c'est qu'il faut en fait multiplier ce chiffre par le nombre d'années de scolarisation d'un élève de la primaire au lycée, ce qui multiplie au final sa chance (car nous persistons à croire qu'il s'agit d'une chance) d'avoir visité un tel lieu. 

Encore une fois, à l'exception des musées de la Résistance, qui contiennent généralement aussi une salle consacrée à la déportation, quels sont les musées consacrés à une autre thématique pouvant s'enorgueillir d'une telle performance ?

il faut enfin, pour être tout à fait complet sur ce point, évoquer la question financière : la crise ayant touché autant les familles que les établissements scolaires, il devient de plus en plus difficile d'organiser des voyages pédagogiques... sauf si l'on accepte d'y incorporer une dimension mémorielle qui permet alors d'accéder à une multitude de subventions de la part de plusieurs associations et collectivités territoriales.

Les professeurs sont-ils encouragés à consacrer plus de temps à cette question ?

Concernant les professeurs, Jacques Fredj  utilise encore des chiffres pour signaler que seulement 3% du corps enseignant participe chaque année à une formation sur l'histoire de la Shoah. Comme pour les élèves, ce chiffre doit être mis en perspective : il est d'abord surprenant de calculer ce pourcentage à partir de l'ensemble des professeurs. Les professeurs de sciences et techniques participent à ce genre de manifestation car elles n'ont souvent aucun intérêt dans leur discipline. De plus, un professeur ne participe évidemment pas chaque année à de telles formations. Or, il est rare qu'il n'y participe pas au moins une fois dans sa carrière. Quel autre sujet bénéficie d'une telle force dans l'offre de formation professionnelle ?

Sans compter qu'à cela s'ajoute un relais incomparable dans l'Education nationale qui a récemment mis en place des référents académiques "Mémoire et citoyenneté" chargés d'encourager, entre autres, les manifestations liées à la mémoire du génocide des Juifs d'Europe.

Enfin, ce que le directeur du Mémorial de la Shoah semble également oublier dans son argumentaire, c'est que l'école n'est plus le seul lieu d'apprentissage des élèves. Ainsi, lorsqu'ils affirment avoir "mangé de la Shoah jusqu'à la Terminale", cela ne doit pas être compris uniquement comme une critique du système scolaire, mais comme un ras-le-bol généralisé autour d'un thème devenu omniprésent dans nos sociétés occidentales (le Point Godwin en est une manifestation révélatrice) et dont l'approche moralisatrice ne convient plus aux nouvelles générations.

Ce qui dérange ces jeunes finalement, ce n'est pas tant d'étudier la Shoah, mais de le faire aussi souvent, de façon aussi répétitive, et avec une approche aussi exclusive.

Cette critique s'est d'ailleurs particulièrement accentuée chez les élèves depuis la dernière réforme des programmes du collège et du lycée qui prescrivent désormais d'enseigner le phénomène concentrationnaire uniquement sous l'angle du génocide des Juifs et des Tziganes, laissant de côté les oposants politiques, les Résistants, les associaux, les apatrides, les handicapés, les Témoins de Jéhovah et les homosexuels. Dotés d'un sens critique souvent bien plus affuté qu'on ne veut bien le croire, les jeunes ne sont pas dupes du caractère orienté de cet enseignement et, à défaut d'en comprendre les raisons, finissent par sombrer dans la théorie du complot sionniste.

Si "l'affaire Dieudonné" pouvait donc avoir un effet positif, ce serait probablement en permettant de prendre vraiment le temps d'écouter et de comprendre ce que ces jeunes spectateurs ont à nous dire avant d'enclencher un discours bien rodé mais complètement dépassé sur les dangers du racisme et de l'antisémitisme.


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