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Jour 43, Cyril: THE MOLES, Instinct (1994)

Publié le 13 mai 2008 par Oagd
Jour 43, Cyril: THE MOLES, Instinct (1994) The Moles, par Youri Gralak     « Into the whirlwind / Don't wait for the ship / Swim ». Crasher, le dernier morceau et le plus carré, rythmique métronomique et fuzz plombé du Velvet, prescrit un peu tard l'attitude adéquate à l'auditeur d'un des albums les plus déroutants de l'histoire de la pop. Minor Royal March, en ouverture, le dit autrement : « Drink until you're blind / And you'll feel like Ray Charles ».   Les premières secondes d'Instinct m'avaient saisi comme rarement, quand, en 1994, j'avais aveuglément suivi le conseil d'Inrockuptibles encore capables d'en donner. Minor Royal March, mélodie mineure, cuivres fatigués, marche traînante d'une brigade défaite à l'arrière d'une guerre perdue. Débandade, drapeau traînant dans l'herbe rase d'une plaine lointaine. La suite du disque accompagne la retraite convertie en errance somnambule, yeux et oreilles grand ouverts dans la plaine dévastée : plus rien ne tient debout, tout est ruines, vestiges, maisons sans toit et monuments brisés. L'errance est triste, mais belle, les soldats se découvrent chiffonniers, bricoleurs. Ils s'attardent, musardent, apprennent la liberté dans les ruines, peu pressés de retrouver leurs maisons coupées du ciel par un toit. Instinct fait penser à La France, le beau film de Serge Bozon, dont on imagine les poilus déserteurs composant à l'écart du front et à la belle étoile les chansons buissonnières de Richard Davies.   Flashback. Fin des années 80, début des années 90, Richard Davies est un punk australien, comme il le dit lui-même, et leader de The Moles. On trouve sur internet d'étranges expressions pour qualifier leur premier album, le splendide Untune the sky : neo-psych, arty-punk, Orch/Chamber-pop. Difficile d'y lire des synonymes. Après sa sortie, The Moles quittent l'Australie pour New York. Si Instinct sonne si différemment de son prédécesseur, c'est que ce n'est pas le nouvel album des Moles, mais la première œuvre solo de Richard Davies. Pourquoi rester couvert derrière son ancien groupe pour une si audacieuse percée dans l'ouvert ? C'est une part du mystère d'Instinct : brouiller la frontière du collectif et de l'individuel, sonner à la fois comme le concert intimiste d'un groupe post-punk dans un club new-yorkais et comme le bidouillage génial d'un Brian Wilson sous contrôle dans un studio californien.   « A really loopy record », selon son auteur. Un disque plein de boucles. Davies désigne ainsi le mode de production mais aussi l'écriture d'Instinct, ce titre paraissant soudain peu approprié. Pop expérimentale, artisanat patient d'un laborantin cérébral : peu de marge laissée à l'improvisation instinctive. Sauf que les meilleurs chercheurs ne sont pas forcément les plus sérieux et besogneux, qu'un peu de folie et de flair sont requis pour oser les mélanges qui permettent de trouver. Davies est de ceux là, et loin d'être répétitives ou d'obéir à un programme, les boucles d'Instinct s'agencent selon une esthétique dominante du chaos et de l'accident. C'est pourquoi l'enchaînement des morceaux évoque davantage la dérive dans une contrée inconnue, l'exploration du dehors que la claustration maniaque entre les murs d'un studio. Chercheur et chiffonnier. On imagine Davies arriver au studio avec un carnet rempli de notes, d'ébauches de chansons, de phrases mélodiques et, dédaignant de développer séparément ces pistes en une dizaine de chansons pop accomplies, explorer les combinaisons possibles de ces fragments pris tels quels, comme une matière première à assembler davantage qu'à raffiner. Pour filer la métaphore cinématographique, on dira que composer ne consiste pas pour lui à développer des synopsis en scénarios, mais à monter des séquences filmées au hasard des jours. Peu d'albums sont aussi accidentés, déroutants qu'Instinct. S'il est une pop saturée, qui tisse ses motifs en une surface serrée, celle de Davies est lacunaire, espacée : l'air circule entre les motifs, entre les instruments, creuse une profondeur de champ qui tient dans un même plan d'écoute le proche et le lointain, la miniature et le grand format. Le chanteur préfère le murmure au bel canto : parce qu'il chuchote à notre oreille, et, l'instant d'après,  parce que le vent peine à porter jusqu'à nous sa voix distante.   Davies atteint avec ce disque un équilibre proprement inouï entre évidence et imprévisibilité. Sa rare aisance de mélodiste produit une série de fragments immédiatement catchy, dont l'agencement crée un ensemble irrémédiablement insaisissable. Etrange sentiment d'être saisi et abandonné, d'éprouver reconnaissance et surprise dans le même mouvement, à chaque instant. Slanted and Enchanted tenait ce miracle jusqu'à la dixième écoute environ. Instinct le prolonge à l'infini. La qualité d'écoute n'y change rien : Instinct déjoue tout effort de concentration, impose une attention flottante, distraite. On croit écouter, on se surprend à rêvasser et lorsqu'on retrouve la route, un nouvel accident mélodique ou harmonique inaperçu propulse sur un chemin de traverse. Ecouter Instinct, c'est sauter sans cesse d'un niveau de conscience à un autre.   « When you hear that music you will feel fourteen again. » Précisons. Instinct se tient aussi loin de la pop adolescente et de ses poses d'éternelle jeunesse que de la pop adulte, sérieuse et cérébrale. Ce n'est pas non plus une pop de vieux, nostalgique d'un passé idéalisé. La musique d'Instinct est sans âge, comme le relevé cinématographique d'une Expérience de Mort Imminente (Near Death Experience) ou d'un coma avancé. Pour dissiper les soupçons de délire interprétatif, citons Wikipédia : « Après avoir repris conscience, les patients font un récit qui présente souvent de nombreuses similitudes : impression de décorporation, conviction d'être mort mais conscient dans un corps immatériel, déplacement le long d'un tunnel, lumière intense, rencontre avec des personnes décédées ou des " êtres de lumière ", remémoration en accéléré de sa propre existence, prises de conscience, etc. » Autant de caractéristiques réunies dans Instinct. C'est le très beau travail d'écho, qui, sur les voix comme sur les instruments, produit la sensation exacte d'une décorporation. Ce sont ces paroles oniriques, évocations d'espaces traversés, de fantômes frôlés : « Did you see the Queen, did you meet Walt Disney, did you see Steve Mc Queen ? » Kaléidoscope d'« Instant memories ». Mais avant tout, c'est l'extraordinaire succession d'idées, de ruptures mélodiques et de changements de vitesse condensés en vingt-trois minutes. Il en va de la pop comme du cinéma : elle peut bien mourir ou être morte, si son existence post-mortem génère de tels états de conscience, de si éclatantes survivances.

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