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« Le moi, affirme Gazdanov, ne peut avoir d’ancrage que dans l’autre ; sans la prise en compte du prochain, notre personnalité perd son axe et se désagrège »

Publié le 08 février 2014 par Donquichotte

Gaïto Gazdanov

« Éveils »

 

gazdanov

D’autres vies que la mienne ! Action, amour, émotion, intelligence, aisance, peur, raison, souffrance, philosophie, aventure, absurde, imaginaire... ce sont tous des mots qui rassemblent mes « moi »... et sans doute d’autres vies que la mienne. Je n’ai pas peur des mots, ni ne suis anxieux quand je les écris, mais je suis tout simplement excité à la pensée des désirs que je garde cachés. Je pense à Emmanuel Carrère qui, lors d’une entrevue récente (PM no 75), disait écrire des livres comme L’Adversaire, Limonov et D’Autres vies que la mienne, avec un désir sous-entendu que cela change quelque chose dans sa vie. J’avais compris cela, surtout après la lecture de Limonov, et cela m’avait frappé de comprendre à quel point mes lectures m’influencent. Comme le livre de Cervantes, Don Quichotte, ce livre de Gazdanov n’y échappe pas.

Une histoire étrange que celle-là : deux êtres se rencontrent, qui n’auraient jamais dû se rencontrer. Et pourtant ! Ce livre raconte une « merveilleuse histoire d’amour ». Mais qui croît encore aux merveilleuses histoires d’amour ? Un drôle d’objet littéraire, que ce livre !

Je reprends pas à pas ce livre, je veux dire, je le relis et je regarde ce que j’ai noté lors d’une première lecture. Pourquoi ? Je le fais parce que ce livre a éveillé-réveillé-remis à l’ordre du jour des idées, une philosophie, un sens de l’éthique, une conception de la vie, une conception de l’amour, bref un tas d’idées que je partage avec cet auteur, avec ses personnages... et que j’aimerais reprendre dans mes « mots » à moi.

Disons simplement que j’aimerais me dire et me redire CE en quoi je crois... sur certaines questions que ce livre a soulevées.

Résumé

Pierre Fauré quitte Paris pour la campagne à l’invitation de son ami François. Pierre a peu voyagé, est peu sorti de Paris, est peu habile à vivre. Il se cherche sans en être vraiment conscient. Une rencontre inattendue l’attend dans la forêt : une jeune femme, perdue-morte, (difficile de trouver les mots pour la dire) qui ne s’appartient plus, et qui ignore totalement ce qu’elle est... qui elle est, qui n’a conscience de rien - une sorte d’amnésie physiologique (de son corps, devenu comme absent) et psychique totale -, et qui erre comme un animal, là, tout près de la maison de son copain François. François lui raconte qu’il l’a trouvée un jour sur la route, il n’a jamais rien su d’elle... il accepte qu’elle vive là, près de sa maison, et il la nourrit ; elle vit là... dans la forêt, sans hygiène aucune, une forêt, en fait un tout petit territoire que borne la propriété de François, qu’elle n’a pas quittée... depuis déjà cinq ans... Voilà ! Plutôt étrange, comme début de roman. Mais s’agit-il vraiment d’un roman ?

Je crois que cette histoire sert de prétexte à Gazdanov pour exprimer certaine (sa) vision de la vie à travers des visions de vie des protagonistes de son roman... ! Et je repense à Emmanuel Carrère qui répond, quand on lui demande s’il n’est pas hanté par la tentation de vies multiples, que « ce n’est pas une simple curiosité, c’est une pulsion. L’un des moteurs profonds de tout romancier est de se représenter ce que serait la vie d’autrui, ou bien la sienne si elle avait pris un autre tour ».

Dans la vie de Pierre Fauré, l’important arrive quand, un bon matin, pour une raison qu’il ignore, j’entends pour une raison qui n’est pas très claire dans sa tête, Pierre décide d’amener cette fille à Paris, dans son appartement, et tenter de la « faire recouvrer la raison », entendons une raison de vivre, entendons une conscience de vivre, entendons un sens à  sa vie... parce qu’elle « ignore » tout cela. Ce défi n’a aucun sens... rationnellement parlant ; c’est comme s’il lançait une paire de dés pour savoir ce qu’il adviendra de sa vie, et de celle de Marie. Il en parle avec un psychiatre qui le lui confirme. Son ami François lui dit que toute cette entreprise est insensée ; lui-même au cours des années a essayé « d’éveiller » la fille, à la réalité, à sa réalité. Rien n’a été possible.

À ce moment du récit, la question n’est pas tant de savoir pourquoi Pierre entreprend un tel projet, mais de savoir si, éventuellement, il va réussir (nous sommes dans un roman, et nous imaginons que oui), et, si c’est le cas, comment il va y arriver.

Voyons déjà comment l’auteur présente ce personnage : Pierre Faure.

Un brave garçon, pour son père. Un encore plus brave, et serviable garçon, pour sa mère. Un chef comptable pour ses collègues de bureau. Un ami proche, d’enfance, pour son copain François.

Son environnement ? Une mère qui a travaillé à la maison « toute » sa vie... au service, disons plutôt, à côté d’un mari qui, lui, d’une volubilité prodigieuse, était capable de disserter avec flamme sur n’importe quel sujet, sans même qu’il ait une bonne connaissance des thèmes qu’il abordait. Le père mourut, malade, ignorant toujours la femme à ses côtés, et ruiné ; la mère cessa de vivre, malade et anéantie, malgré le fait que Pierre lui ait consacré « toutes » ses énergies à lui rendre la vie plus facile, à lui donner une vie qu’elle n’avait jamais connue avec son père. Il avait arrêté ses études pour cela, pour cette cause, pour ce but... et s’était trouvé un emploi de comptable.

« Pierre ne fumait pas, n’allait pas au café et se rendait à pied au bureau. Il rapportait son salaire jusqu’au dernier sou, et cette abstinence austère lui procurait une vive satisfaction et conférait plénitude à son existence ».

Quand la guerre vint (en 39), Pierre dû aller combattre, sa mère lui écrivait « mon cher Pierrot, ici rien de nouveau... je pense à toi en permanence... ». Puis la guerre pris fin, très tôt, pauvre France ! disait sa mère, et Pierre repris son travail, sa mère vivant alors, et enfin, avec son Pierrot, à la maison, une béatitude permanente que rien ne troublait... jusqu’à ce qu’elle le quitte, victime d’un malaise cardiaque. Puis...

« Pierre s’accoutuma pourtant, peu à peu, à l’absence de bruit dans la maison et, depuis longtemps rentrer voulait dire, pour lui, plonger dans un silence figé et complet. Il se couchait tôt, ne sachant que faire de son temps ; il lisait toujours aussi peu. Le sentiment de l’inanité de sa vie ne le quittait pas. »

Pierre avait perdu le seul but qui l’animait dans sa vie : enlever tout souci et protéger de toute difficulté... sa mère. Dorénavant, le soir, une fois couché, il dormait aussitôt ; le matin, levé très tôt, il réfléchissait... avant que d’aller au travail. Simple comptable, il ne doutait pas un seul instant que ce fût là la place qu’il devait occuper dans l’existence... parce que cela correspondait « exactement » à ses capacités. Rien, lui semblait-il, ne l’autorisait à imaginer, pour lui, une autre vie, un autre métier, un « autre être ».

Bref, tel il était au moment d’accepter l’invitation de son copain François de le rejoindre à la campagne. Tel il était quand, un bon matin, lors d’une marche de santé, il pénètre dans la forêt qui environne la maison de son copain, et qu’un sentiment étrange, jamais éprouvé, l’envahit. Tel il était, quand un bon matin, un autre matin, il rencontra cette fille qui vivait là, tout près, dans une sorte d’inconscience-insouciance, le regard absolument absent, comme un pauvre animal malade.

« Il remarqua ses cheveux gris, d’énormes yeux clairs et ses pieds nus. Les traits un peu lourds... défigurés par l’expression d’une peur animale... ce regard fit courir un frisson dans le dos de Pierre. Dénué de toute expression. Il imagina une planche anatomique coloriée : la pupille, l’iris, les paupières, les cils. Un œil vide et mort ».

Tel il était, lors d’une promenade en forêt, quand le destin, le hasard, la vie, un déclic fortuit, (ou était-ce sous le coup d’une baguette magique, ou d’un miracle, ou d’un songe, ou d’un rêve...) avaient décidé de s’occuper de lui...

« Un sentiment étrange l’envahit : l’impression de vivre depuis des temps immémoriaux, d’avoir appris une multitude de choses qu’il avait oubliées pour une raison obscure, mais dont il gardait le souvenir lointain. Une certitude naquit en lui en même temps que la perception vague de ces savoirs enfouis, la certitude qu’il existait un monde différent, un monde qui, par son silence et sa pérennité, par son calme solennel, ressemblait peut-être à cette forêt avec ses milliards de feuilles, à cette union de la lumière, de la terre et des arbres ».

On appelait cette fille, Marie, (le nom que lui avait donné François), personne ne savait son nom.

On pouvait essayer de la sauver... pense Pierre, on devait essayer.

Qu’est-ce que le bonheur, demande François à Pierre ? Et quand ce dernier lui fait remarquer qu’il a femme et enfants et que tout a l’air plutôt bien, François lui répond : « parfois je le crois. Mais je me trompe... il manque quelque chose. Le bonheur, c’est ce que l’usage n’effrite pas... c’est avant tout une sensation ou, en tout cas, quelque chose de très intime et d’intransmissible ». Dialogue de lycéens, reprend Pierre... imagine si les gens nous écoutaient.

Mais voilà, sa décision est prise...

« Imagine un instant qu’il soit possible de rendre une expression humaine à ce regard et de faire en sorte qu’il la garde. Oui, cela vaut tous les efforts du monde ». Il déclare à François qu’il va amener Marie à Paris : « J’essaierai de créer une atmosphère de paix qui l’aidera, peut-être, à retrouver la raison ». Pierre, quand il parle à Marie, même s’il ne s’agit pas vraiment de conversations, a cette impression qu’elle l’écoute, qu’elle le regarde. Mais, qu’en est-il, qu’en sait-il ?

C’est drôle, comme, « au même moment », Pierre, qui n’arrive pas à s’arracher à la contemplation de la forêt, à cette puissance, « muette, immobile, et pourtant pleine de vie », voit, par comparaison, l’insignifiance de sa vie, l’inutilité de son existence... Mais voilà, dorénavant, il a une vision, il a un but... amener Marie à Paris, et lui « redonner vie », il n’y a pas d’autre expression qui vaille, qui peut expliquer son geste. Tout comme il gardait sa mère en vie, il veut donner vie à Marie.

L’explication semble un peu simpliste à ce stage-ci, mais cela, cette action, va lui donner plus qu’une nouvelle façon de vivre : plus qu’un simple geste d’amour de son prochain ; plus qu’un simple rappel éthique de la nécessité de vivre bien et mieux, pour qu’elle, Marie, puisse en bénéficier ; plus qu’une lubie d’un être en péril, presque en deuil prématuré de sa propre vie qui n’est pas vraiment une vie ; plus qu’un fantasme délirant de secourir à tout prix une « vie perdue » ; plus que la symbiose énigmatique d’un constat amer d’une vie amère, la sienne, et d’une opportunité réelle de secourir quelqu’un qui vit, elle, l’amertume d’une vie sans goût, triste et tourmentée ; plus qu’une affaire personnelle ; plus qu’un acte volontairement dénué de tout intérêt pécuniaire ; plus qu’une simple action bénévole, patiente, durable, dans une nouvelle vie... cela, cette action, ce projet d’amener Marie à Paris, va exiger de Pierre une intense et si prenante-pressante-exigeante activité « intellectuelle et émotionnelle » que toute sa vie, dorénavant, ne sera plus qu’un investissement « total » auprès de Marie... auprès d’elle qui fait de petits progrès, auprès de ses yeux qui regardent mieux, auprès de ses pieds qui ne sont plus nus, auprès de son corps qui accepte plus d’hygiène... auprès de sa vie, celle de Marie, qui semble renaître, mais aussi auprès de sa vie, la sienne propre, qui ne demande qu’à naître autrement, et autrement, à être.

« Comme toujours, Pierre aurait été incapable d’exprimer de façon cohérente ses idées au sujet de Marie : des pensées confuses cédaient la place à d’autres, tout aussi confuses, sans avoir eu le temps de s’organiser. Et c’était précisément leur agitation continuelle qui conférait à présent un sens à sa vie – de manière bien plus significative que le fait de s’appeler Pierre Fauré, d’être propriétaire d’un appartement à proximité de la place Denfert-Rochereau et de travailler en tant que chef comptable dans la société anonyme Henri Durand & Co » ;

Quand vint le premier sourire de Marie, Pierre fut si bouleversé qu’il ne se rendit plus compte de ce qu’il faisait... arpentant, le regard fixe, des rues de Paris, repensant à ce premier regard « humain » de Marie. Ce qu’il appelait « ses premiers pas vers la conscience »... quand il en parlait avec François, était-ce un retour en arrière, ou, plus simplement, un pas vers un futur neuf, radicalement nouveau ? La question est importante : Marie retombera-t-elle dans un passé, qui n’a peut-être pas été rose (le souvenir réel d’une vie réelle passée), ou est-elle en train de comprendre que quelqu’un s’occupe bien d’elle... et lui offre un autre avenir (le passé demeurant toujours dans l’ombre... et pour toujours) ? Pierre voit bien, dès les premiers mois, que cette « maturation » amorcée, le sourire et bien d’autres choses qui s’éveillent, ne vont pas se poursuivre sans difficulté. Marie semble épuisée.

À ce stage de sa vie, Pierre se demande ce qui va se passer. Chaque jour, il amorce une réflexion, il broie du noir, il n’est sûr de rien... Il sait qu’il n’est pas un savant, mais un comptable, expliquant par là son incapacité à tout déchiffrer dans cette aventure qui l’accapare si pleinement. Repensant à son parcours de vie, le ressassant, il se confie à François : « J’y pense sans cesse. Tu sais, jamais je n’ai autant regretté la minceur de mon savoir. Ce qui arrive ou peut arriver, je l’appréhende intuitivement, je m’efforce de le deviner. Je n’ai aucune notion, même élémentaire, de psychologie, je ne connais rien au fonctionnement du cerveau humain, ni à ce qui dicte ou détermine le comportement d’un individu ».

Mais qu’en est-il de Gaïto Gazdanov ?

Parle-t-il de lui-même dans ce dernier paragraphe que je viens de souligner ? Qui est l’écrivain, qui est l’homme réel ? Que représente cette histoire dans sa vie propre. Je me plais à revenir aux mots d’Emmanuel Carrère qui dit écrire pour se libérer « d’un grand sentiment d’insatisfaction devant ma propre existence, que je trouvais trop conditionnée. Le pire était que toutes mes tentatives pour me singulariser tombaient à plat... Nous sommes terriblement prisonniers de notre pauvre petite personnalité univoque, cantonné dans ses façons de réagir et de raisonner ».

Oui, mais qu’en est-il de Gazdanov ? Alors que Carrère n’hésite pas à se mettre en scène dans ses romans, Gazdanov, lui, est plutôt prude en cette matière. Alors que Carrère choisit des sujets qui sont dans l’actualité (la plupart de ses romans-fiction), et qu’il éprouve le besoin de mettre en place un « dispositif » qui le lui permette – il dit à ce sujet qu’il « lui semble indispensable d’occuper pleinement sa place pour qu’une relation véritable avec autrui soit possible », il ne croît pas à l’idée de se mettre à la place d’autrui -, Gazdanov, lui, n’a pas besoin de créer une semblable mise en scène puisque l’objet du récit est entièrement issu de son « imagination créatrice » qui le dispense de se mettre en scène, personnellement. Mais, est-ce le cas, ce cas imaginé n’a-t-il pas existé ? Ou encore, question toute simple : ayant inventé cette fiction, ne nous livre-t-il pas ses pensées les plus vraies, de la vie, de l’humanité, et ne nous indique-t-il pas « d’autres vies que la sienne », d’autres caractère que le sien, d’autres émotions que les siennes, et qu’il aurait aimé vivre ? Pure facétie de ma part ? Sans doute ! Mais, j’aime bien croire que l’écrivain tente toujours, dans des imaginaires envoutants – les personnages hors du commun qu’il crée, les vies d’aventures qu’il invente, les scénarios d’actions complexes et tragiques qu’il met au point -, d’échapper un peu à sa propre vie.

(Fin de la parenthèse)

Mais Pierre a une certitude quand il dit ceci à François: « Je suis égoïste. Figure-toi que je préférerais que Marie ne se souvienne pas de sa via antérieure... Souvent, je me surprends à mettre mon propre bien-être, spirituel et moral, au-dessus de ses retrouvailles avec son passé, que je serais prêt à lui sacrifier. Tu comprends ? Ajoute à cela une vanité complètement idiote : c’est moi, Pierre Fauré, moi et moi seul, qui ai créé cette femme, c’est moi qui lui ai donné la vie ».

Et quand François lui répond : mais « c’est vrai », ce que tu dis là...

Pierre lui objecte aussitôt : « Non, ce n’est pas vrai. S’il en était ainsi, n’importe quel infirmier aurait raison d’être mégalomane. Tout le monde est capable de soigner des malades ».

En fait, Pierre se sentirait mal de détourner le cours de la vie de Marie... à son profit. S’il devait se sacrifier, pour qu’elle retrouve sa vie d’antan (quelle qu’elle soit), pour ne pas violer sa liberté, il le ferait, il se sacrifierait.

Mais laissons-là ces digressions philosophiques un instant...

Marie a repris vie, Marie a recouvré la parole, Marie est redevenue consciente, Marie se rappelle – elle s’appelle Anne Dumont, elle a 29 ans, elle vivait à Paris au début de la guerre, elle est mariée...-,  mais, chose curieuse, elle n’a aucun regret... oui, quelque chose cloche, sa vie antérieure lui semble étrangère, inutile... quand, bien au chaud, dans l’appartement de Pierre, elle reste allongée dans le lit... écoutant le ruissellement de la pluie.

Une lente convalescence débute alors pour Marie. Et pierre, encore sous le choc de cette « résurrection », prend le temps, lentement, posément... et attentif au regard de Marie, il lui raconte cette période de sa vie dont elle ne se rappelle rien... cinq ans dans des sortes de limbes animales, puis, ces deux années avec lui, deux années de « remise à niveau » (je sais l’expression est bien mal choisie) dont elle a un vague souvenir, sinon celui d’une « présence » à ses côtés, attentive... et le son de la voix de Pierre. Marie est troublée lorsqu’elle comprend le travail, lent, méticuleux, patient, obstiné, auquel s’est livré Pierre au cours de cette période.

« Où avez-vous trouvé tant de forces ? Pourquoi l’avez-vous fait ? » lui demande-t-elle.

Pour Pierre, c’est évident : Marie n’existait pas et maintenant elle vit. Cela n’a pas de prix. Et, tout à coup, Pierre se souvient : à l’école, on lui disait que chez lui l’élément impressionniste l’emportait toujours sur le raisonnement ; on lui reprochait son manque de rigueur logique... Pourtant aujourd’hui, Pierre est fier de ne pas avoir abouti aux conclusions logiques du psychiatre qu’il avait consulté, ni même à celles de son ami François. Pour lui, même si la chose ne s’explique pas facilement, il sait qu’il a réussi.

Malgré cela, il est triste, un sentiment désagréable l’envahit peu à peu... puisque ce qui donnait un « sens » à sa propre vie – ces efforts, ce travail acharné, pour ramener un être vivant à la vie -,  est maintenant anéanti. C’est lui maintenant qui doit penser - il s’y sent obligé -, à refaire sa vie... autrement. Pierre se sent être ce que les sociologues appellent un Français moyen, un être bien incapable de se sortir de sa condition modeste, bien incapable de se distinguer... comme nivelé au plus bas niveau, comme l’homme de ce siècle, l’homme de la pensée unique, l’homme de la « pensée captive », (Czeslaw Milosz), l’homme identique physiquement et psychologiquement à tous les autres hommes. Pourtant il venait de se distinguer ; pour son ami François, il a réussi ce que personne n’aurait osé ni même pensé faire... et malgré cela, il continue de dire qu’il ne sait pas... « il avait toujours envié les individus qui savent – ou croient savoir -, comment il faut se comporter dans chaque circonstance et ce qu’il faut penser ». Il n’est pas comme son père qui ignorait le doute. Pierre se sentait incapable d’analyser ses propres émotions, « mais cela ne diminuait en rien leur intensité ni celle du sentiment obscur et accablant d’être privé de ce à quoi il avait droit ». Mais droit à quoi ? Oui, droit à quoi ? Quand il réfléchissait à cela, il ne trouvait pas de réponse. Au moment où tout « s’éveille » chez Marie, lui, tente de réfléchir à ce qui lui arrive, il est, au cours de cette période dans « un état d’épuisement incommensurable ».

Voyons maintenant comment l’auteur nous présente ce nouveau personnage : Anne Dumont.

Marie, depuis son « éveil », savoure une sensation inédite : « être consciente de son état et de tout ce qui s’y rapportait », qui est de l’ordre d’un bonheur animal, comme apprécier le moelleux de son lit, la pluie qui tombe... mais une vague d’irréalité et de frustration persiste, quelque chose ne va pas, elle n’a pas de regret de sa vie passée qu’elle trouve même étrange et inutile. Jeune, elle n’avait fréquenté aucune école, des précepteurs lui enseignaient ce qu’il fallait « savoir », elle était de cette classe sociale.

Son premier souvenir va vers son père, un homme qui considère l’histoire de l’humanité comme une succession de systèmes économiques qui déterminent la vie des hommes, - c’est un peu sec, comme la théorie de Marx -, mais qui bannissait de sa vie tout ce qui aux yeux de Marie, maintenant Anne, « lui conférait précisément sa valeur, c’est-à-dire cette formidable charge d’émotions qu’il considérait comme indigne d’être prise en compte », indigne même d’être étudiée. Son père aimait les livres savants, pas ceux que lisait Anne, des livres qu’il méprisait... car il avait une idée très précise de sa tâche : « Notre tâche consiste à synthétiser tout ce qui touche au vivant en des lois claires et intelligibles, condensées en formules bien définies, où l’élément émotionnel, même si on lui accorde sa place, reste un coefficient – tu comprends, Anne ? »

« Les art, quels qu’ils soient – tu m’écoutes, Anne ? -, impliquent la négation de la réalité, ce sont des égarements stériles d’une imagination désoeuvrée. Enfin qui en a besoin ? »

Puis, vers sa mère, issue de la vieille noblesse, elle aussi étrangère à la sphère des sentiments de Anne, mais pour d’autres raisons. Elle n’a pas de théories comme son mari, elle n’a ni la culture, ni l’érudition de son mari, mais elle est pétrie de certitudes dont cette conviction que tout dans la réalité dépend de « l’origine sociale » de l’individu, et à son degré d’appartenance à cette caste qu’elle croit incarner, soit la noblesse. Anne avait peu à voir avec sa mère qui ne brillait ni par sa beauté, ni par son propos, la plupart du temps, absolument insignifiant.

Quand Anne, à son « éveil », reconnut aussi bien la voix que l’intonation, celles de Pierre, ce fut le jour le plus important, à ses yeux, de sa vie. Elle aime dormir là-dessus...

Mais dès le réveil, dès le départ de Pierre pour son travail, seule, elle continue de questionner cette insatisfaction qu’elle ressent, bref, « pourquoi s’était-elle toujours sentie étrangère à sa propre existence » ?

Quand elle y repense, elle voit aussi l’image de son mari – elle était mariée, oui -, et surtout l’image de son premier vrai rendez-vous avec celui-ci : leur voyage de noce en Italie. Un désastre ! Et pour elle, « la période la plus triste de sa vie. Seule dans sa chambre d’hôtel, Anne pleura pendant des heures ses espoirs déçus. Leur relation ne correspondait en rien à ce que son imagination avait pressenti et dont elle avait besoin ». Jacques, c’est le nom de son mari, ne comprenait rien à ses sentiments. Pour Anne, cela était incurable ! Hélas ! Son mari méditait sans cesse sur ses devoirs chrétiens qui, pour Anne, en certains moments, sont complètement déplacés : « Quand vous êtes au lit avec une femme, il n’y a rien de plus stupide et de plus obscène que de méditer sur le devoir chrétien – vous êtes un mauvais prédicateur et un mari lamentable ». Évidemment, on peut imaginer que l’idée que Anne se faisait de l’amour était à la fois trop sensuelle et trop sublime. Elle se rappelle qu’elle prit des amants... mais rien n’y faisait : « jamais elle n’avait ressenti cet élan fondamental et irrésistible d’une âme vers la sienne ».

C’est ainsi que survint cet événement qui la fit passer de vie à presque trépas : un jour elle en eu assez et décida de quitter Paris, quitter le mari, quitter père et mère, pour la Provence, là où sa famille avait une propriété. Mais « elle n’arriva jamais jusque-là... » C’était la guerre... un bombardement avait eu raison de sa première vie.

À ce moment de sa réflexion, Anne ne sait que faire, et surtout, que dire à Pierre. En aucun cas, elle ne veut réintégrer son ancienne vie ; « cette Anne Dumont, qui avait disparu à l’été 1940, n’existait plus – elle le savait clairement -, et ce jour de juin devait être considéré comme le jour de sa mort ». Elle doit recommencer à vivre – mais comment ? Elle se sent à l’aise avec Pierre, elle ne peut envisager qu’il sorte, un jour, de son existence. Mais où cela va-t-il la mener ? Elle découvre bien sûr que la vie peut être calme et heureuse, ce sont ses mots. « Elle n’avait jamais connu cette paix de l’âme qui la remplissait aujourd’hui ». Alors elle décide d’écrire à Pierre, une sorte de carnet personnel, les mots, s’imagine-t-elle, lui viendront plus facilement...

« Je ne sais pas qui je suis... je sais que je suis telle que je me vois et telle que je me sens ; je ne vis et je n’existe que depuis fort peu de temps... »

Pendant ce temps...

 François se confie à un ami et lui demande son opinion à propos de cette fabuleuse histoire de la rencontre de Pierre avec Anne. Pour Gazdanov, c’est l’occasion d’apporter un point de vue externe au récit...

« Ton pierre n’a pas d’ambition, il ne poursuit aucun but personnel. Il lui manque, si tu veux, l’énergie créatrice. Abandonné à lui-même, il ne sait quoi faire de sa vie... il a besoin de vivre non pour lui-même, mais pour autrui – cela le comble ».

François lui objecte que « Pierre n’est ni un fanatique ni un saint... il est étranger à toute forme d’exaltation. Mais il peut faire ce dont nous, toi et moi, sommes incapables – et cela précisément parce qu’il possède cette énergie créatrice que nous lui refusons. Il est capable de créer et d’ordonner un univers, tu comprends ce que je veux dire ? Quelle volonté il faut avoir pour faire ce qu’il a fait... il ne vit pas pour lui-même... et maintenant, ayant réussi ce qu’il a réussi, Pierre va peut-être trouver enfin sa personnalité ».

Quand François rapporte à Pierre cet entretien, Pierre lui rappelle que son histoire avec Anne est beaucoup plus simple : 1/ tu rencontres quelqu’un qui mérite un sort meilleur, 2/ Tu peux y contribuer, 3/ Tu le fais, voilà tout. Qu’y a-t-il de si extraordinaire ?

J’arrive aux dernières lignes de ce roman...

Mais ces mots que j’aligne... maintenant. Sont-ce des mots qui indiquent bien ce que je veux dire ? N’y a-t-il pas une partie, une nuance, une infime nuance qu’ils ne sauraient dire, une partie « indicible » qu’ils auraient été, et toujours, incapables, impuissants à exprimer, ou à définir « correctement » ? Ainsi, à propos du « sens » d’une vie : c’est François qui déclare « Il se peut que le sens n’existe pas. Ni le sens, ni même la direction... Qu’importe... »

Je ne sais pas. Mais peu importe, peut m’importe, oui, que les mots que j’aligne soient, ou non, les seuls vrais mots qui disent les vraies choses !

C’est comme à propos des miracles... y a-t-il quelque chose de miraculeux dans ce qui vient de se passer, ce retour à la vie d’Anne, ou quelque chose d’absurde, ou encore plus simplement n’est-ce qu’une histoire à l’eau de rose inventée par un romancier, ou n’est-ce pas la victoire d’une absurde histoire imaginée sur un absurde réel inimaginée, inimaginable ?

François répond à ces questions lorsqu’il suggère à Pierre et à Anne un toast à « l’invincible puissance des sentiments irrationnels et aberrants, ces sentiments qui sont, à tout point de vue, incompatibles avec le soi-disant bon sens », et quand il demande un second toast au « mépris envers les règles les plus élémentaires de l’analyse... à l’insondable ignorance de ceux qui croient qu’on peut tout comprendre et tout expliquer, et à la misère spirituelle de ceux qui leur font confiance ».

Oui, ici, je pense à tous ceux-là, tous ces paumés-maltraités-malades de la vie, dans la doutance de leur propre vie, en état de misère face à leur vie, qui n’ont, à leurs yeux, sinon à leur incroyable crédulité, que le recours à la psychanalyse, à l’analyse « rationnelle et introspective » de leur vrai « soi » – ils font confiance -, et qui, bien allongés sur le divan des psychanalystes, ces usurpateurs de foi en la raison, ces représentants du monde mondain des freudiens à tout crin, à tout craindre... essaient de se délivrer de la vie, de leurs vies anciennes, tout autant que des forceps de la vie moderne...  pour amorcer de nouvelles vies.

Au terme presque de ce roman, que reste-t-il à réfléchir, à comprendre de cette aventure, qui est autant celle de Pierre et de Anne que celle de François ?

Pour François dont le métier est celui de commentateur politique, le sort des hommes, celui d’un pays, est le plus souvent entre les mains de gens qui sont indignes d’en assumer la responsabilité, tellement leur indigence intellectuelle et morale est grande. Ses propos ce sont pas celui d’un anarchiste, ni ne relève d’une opinion commune, mais ils sont, comme il le soutient, « le constat d’un état de chose existant ». Il ne voit pas d’issue à ce dilemme (on élit des gens qu’on croit être les meilleurs représentants de la nation... alors que c’est loin d’être le cas) sinon une solution qui est ailleurs : « chacun doit concentrer  ses efforts sur la sphère privée, se protéger autant que possible de l’ingérence de l’État et en oublier jusqu’à l’existence : l’art, la richesse des sentiments humains – voilà ce qui compte, voilà de quoi une existence doit être faite ». Mais François avoue ne pas pouvoir « vivre-assumer » son credo, voilà pourquoi il se dit  misanthrope. Et pour lui, son copain Pierre possède cette « disposition » individuelle, à substituer à sa misanthropie une philosophie positive de la vie.

Anne ne partage pas cette attitude négative de François. Elle rédige toujours ses carnets personnels, réfléchissant à sa vie d’avant ; elle comprend, dit-elle, que ce qu’elle imaginait de la vie, ce qu’elle rêvait, sa croyance en une sorte de plénitude de la vie... n’existe pas dans la réalité. Elle sait qu’elle n’est pas morte ce jour d’apocalypse, elle ne faisait que quitte un monde qui ne méritait pas d’être regretté, et depuis, elle n’était plus.

Pour Pierre, « Anne demandait du pain, et on lui a donné une pierre ». Comment alors le lui faire comprendre ? Il savait une chose : « il savait que l’être d’Anne avec les sentiments, les émotions, les pensées qui s’y rapportaient constituait une sphère hors de laquelle rien n’existait pour lui. Si cela s’effondrait, sa vie n’aurait plus de sens ». Ainsi, « l’éveil à la vie » d’Anne était infiniment plus important que sa propre existence ou que sa mort.

Voilà sans doute pourquoi j’ai lu ce livre de Gazdanov comme le récit d’une « merveilleuse histoire d’amour ».

On pourra facilement m’objecter que j’imagine, comme Anne, une « plénitude de vie » qui n’existe pas dans la vie réelle. Ce monde imaginé où je me trouve souvent agit sur moi comme une sorte de poison, j’en conviens, mais je me surprends souvent à m’imaginer ne vivre que dans cet « imaginaire ». Autrement, aussi bien « imaginer » prendre la cigüe, non pas pour annuler ma conscience et ma volonté de vivre ainsi, mais pour m’assurer, selon ce qu’en disaient les juges athéniens, une mort relativement douce, non pas seulement de mon corps, cela va de soi, mais de mon être. Je ne suis ni un héros, ni un lâche, je suis ce que je crois être. Je ne pleure pas sur ma vie, ce serait une mauvaise métaphore. Mais l’acte de pleurer, comme celui d’imaginer, montrent sans doute un rapport avec moi-même qui ne peut être occulté, soit celui d’aimer intensément la vie, et cette humanité bien personnelle assumée.

L’écrivain Gazdanov

Gazdanov ne nous montre-t-il pas cette sorte de bonheur « que l’usage n’effrite pas... » quand il nous imagine ces deux personnes s’investissant pleinement, émotionnellement, dans un élan fondamental, qui a un air exclusif, de l’un vers l’autre ? On imagine qu’ils ne savent pas vraiment qui ils sont, mais on imagine aussi qu’ils sont tels qu’ils se voient... et tels qu’ils se sentent.

Tout comme Carrère, qui est souvent admiratif des personnages qu’il poursuit dans sa quête d’être autrement, est-ce qu’on ne peut pas imaginer également que Gazdanov l’est, lui aussi, admiratif, de ce personnage de Pierre qu’il a créé ? Ou est-ce aussi une manière pour lui de s’accommoder mieux de sa propre vie, quand il s’efforce de créer un tel homme idéal ? Gazdanov a-t-il sacrifié l’attrait esthétique de son roman en tentant d’y mettre des valeurs émotionnelles et éthiques si grandes – il a créé un homme et une femme bons -? Non, je ne le crois pas. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il a créé un curieux conte philosophique. Et je crois en l’écriture de Gazdanov, que je trouve suave, agréable, très moderne (ou s’agit-il d’un effet de traduction ?), souple, riche et simple à la fois, on se croirait assis à la même table et discutant avec lui, j’aime sa manière de dire les choses, on ne sent pas de codification explicite. Je n’ai lu que deux livres de lui, et déjà, je crois que je reconnaitrais son style !

Dans une postface, Elena Balzamo, qui a aussi faite la traduction du livre (du russe), nous renseigne un peu. Elle dit de sa première période d’écriture (les années 20-30) que ses textes baignaient dans un pessimisme absolu, « qui se nourrissait de l’horreur que lui inspire le réel et du sentiment de l’impuissance de l’être devant les caprices du destin ». (À ne pas oublier : Gaïto Gazdanov est né à Saint-Pétersbourg en 1903... l’écrivain Gazdanov, lui, naît du traumatisme de l’exil, en France, après avoir combattu dans l’Armée blanche et fui son pays.) Et elle ajoute que cette vision a non seulement évolué, mais qu’elle a radicalement changé à l’approche et pendant la deuxième guerre mondiale. Il est convaincu « que non seulement on doit résister au mal, mais qu’on dispose toujours des moyens de le faire »... et ce, même si la Weltanschauung gazdanovienne joue toujours un rôle important dans ses écrits.

Gazdanov, comme Musil, souligne-t-elle, est fasciné par les « hommes provisoires », expérimentaux, qui ont peu de souci d’eux-mêmes. « Ils n’ont pas besoin de s’imposer aux autres, ils savent qu’ils existent et cela leur suffit ».

Balzamo écrit : « Le moi, affirme Gazdanov, ne peut avoir d’ancrage que dans l’autre ; sans la prise en compte du prochain, notre personnalité perd son axe et se désagrège. L’amour du prochain apparaît de plus en plus comme à la fois un rempart contre la dissolution de la conscience individuelle et un moyen de juguler le hasard, de canaliser son énergie capricieuse ».

Évidemment, le récit de ce livre est un peu un cas limite : « Le fait de se donner tout entier à un autre constitue, pour le héros, le seul moyen de sauvegarder sa propre personnalité. En toute conscience, Pierre fait don de sa personne, se sacrifie – pour sa mère d’abord, pour Marie ensuite -, sachant que tel est le prix à payer pour que la vie est un sens ». Gazdanov ne présente pas cet acte de charité comme un bien surabondant pour son héros, « mais comme la substance même de son être ».

« Tel le pélican, Pierre nourrit Marie de ses entrailles, et grâce à cet abandon total retrouve la totalité de son moi ».

Oui, je me répète, ce récit est une « merveilleuse histoire d’amour ».


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