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Penser avec l’intelligence des autres

Par Sergeuleski

La frilosité dans l'analyse n'évite pas, et jamais, le danger d'un conformisme accoucheur d'un consensus mou et d'une pensée flasque

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"Faut que je vous parle Monsieur. Ca prendra cinq minutes.


- Cinq minutes ? J’te crois pas Matthieu.


- D’accord ! Disons alors, une dizaine de minutes.


- C’est bon. Mais je garde un oeil sur ma montre.


- Une question m’obsède. Enfin... c’est pas vraiment une question. C’est plutôt une réflexion. Imaginez un peu... imaginez un instant : ce que vous pensez, ce que moi je pense, ce que les autres pensent, c’est quoi, au juste ? Et puis, ça vaut quoi, au fond ? Tenez, par exemple : d’abord, vous êtes au monde car vous ne pouvez pas ne pas y être... puisque vous y êtes né un jour, dans ce monde. Vous êtes... pour être au monde et pour agir aussi.


- Oui. Et alors ?


- Et moi, j’ai commencé à agir quand j’ai commencé de marcher ; et j'ai commencé à marcher avant même de commencer à penser parce que c’est plus facile de marcher que d’expliquer tous les phénomènes physiques et mentaux qui me permettent de le faire. Alors, on peut dire que l’action précède la pensée. Elle est là cette question qui m’obsède. Quand j’ai fait mes premiers pas, j’étais bien incapable de me l’expliquer : mes jambes, mes muscles, toute cette anatomie et puis, toutes ces histoires de connexions dans le cerveau, c’est pas simple et c’est pas rien quand on y pense. Je marche et pendant que je marche et... pour marcher, je n’ai pas besoin d’y comprendre quoi que ce soit. D’ailleurs, il vaut mieux commencer de marcher avant d’être capable de se l’expliquer car, dans le cas contraire, on commencerait à marcher mais... très, très tard : on marcherait le jour où on aurait les capacités de comprendre tous les mécanismes qui nous permettent de le faire. Et puis, pensez un instant à ceux qui n’auraient pas ces facultés. Ils feraient quoi, tous ces gens ? Ils renonceraient à marcher ? Ils seraient condamnés à ramper ? Ils vivraient couchés ? Pour cette raison, on peut donc affirmer que l’action précède la pensée car, quand je marche, je ne pense pas à me l’expliquer tout simplement parce que je peux marcher sans rien y comprendre.

- D’accord, mais où veux-tu en venir ?


- Un autre exemple, si vous permettez. Reconnaissez que c’est plus facile de trucider à l’arme blanche son voisin de palier que de chercher à expliquer tous les mécanismes qui nous permettent d’asséner les coups qui vont le tuer. Là encore, c’est bien l’action qui précède la pensée puisqu’on peut agir sur le monde sans avoir à y comprendre quoi que ce soit. Mais alors, dans ces conditions, être, c’est être inconscient. Être... comme agir, marcher, comme trucider son voisin de palier, c‘est ignorer sa propre inconscience et sa propre ignorance. Alors, prétendre comprendre qui nous sommes et qui sont les autres, c‘est présomptueux et prétentieux...


- Tu veux en venir où, au juste ?


- Toutes nos actions... comme marcher, manger, dormir, trucider son voisin, c’est bien notre ignorance et notre inconscience qui nous les dictent et non une réflexion critique et empirique. Alors, penser, c’est quoi ? Le plus souvent, penser... c’est simplement donner son opinion. Et cette opinion, elle vaut quoi quand on sait comme on le sait maintenant que nous sommes tous inconscients et ignorants ? Tandis que... penser indépendamment de ce qu’on est ; penser comme détaché de soi, de sa propre histoire et des autres, eh bien, dans ces conditions-là, et seulement dans ces conditions, penser c’est sortir enfin de l’inconscience et de l‘ignorance ; c‘est comme... sortir de soi-même pour mettre le nez dehors. Dites-moi ce que vous allez vous autoriser à penser et je vous dirai si votre pensée est un raisonnement ou une simple opinion, une opinion fatalement intéressée, fatalement partisane et donc, un avis de plus parmi des milliers d’autres ; avis qui n'est, le plus souvent, qu'un foutoir d’ignorance rempli de préjugés intéressés. Comprenez bien une chose, Monsieur... comment c'est déjà votre nom ?

- Appelle-moi Monsieur le narrateur.

- Monsieur le narrateur, comprenez bien une chose : penser... ce n’est pas simplement donner son opinion mais... c’est s’affranchir et c’est aussi servir, non pas ses propres intérêts mais un intérêt supérieur : celui de la justice. Penser, c’est penser fatalement... juste... parce que... altruiste, loin de tout intérêt particulier. Penser, c’est entrer en dissidence et en résistance contre soi-même et contre tous les autres. Les grands penseurs sont des penseurs désintéressés ; ils sont prêts à penser contre eux-mêmes et contre leur camp, contre leur propre histoire et contre leur propre intérêt aussi.

- D’accord Matthieu. Je vois. Mais... ça t’avance à quoi tout ça ?


- Il n’est pas question d’avancer mais de comprendre. Aussi, tous ces experts, tous ces tacherons de l’analyse, tous ces chroniqueurs qui prétendent nous dire ce qu’il est important de penser sur tel ou tel sujet, tel ou tel événement, ne font que nous donner leur opinion ; et cette opinion soi-disant informée et raisonnée n’a le plus souvent rien à voir avec la justesse d’un raisonnement juste et pertinent. A leur contact, on en apprend plus sur ceux qui paient leurs salaires, sur les intérêts qu’ils servent que sur le sujet qu'ils sont supposés traiter.

- Dépêche-toi Matthieu ! Il te reste plus qu'une minute.


- Alors, tout compte fait, et en comptant bien, il vaut mieux penser avec l’intelligence des autres qu’avec la sienne car le plus souvent, c’est notre intelligence qui nous empêche de penser... si par penser, on entend : se méfier comme de la peste de ce qu’on pense... qui ne va pas plus loin que ce que l'on est. Ce qui fait, au total, pas grand monde. Reconnaissons-le !"

Extrait du titre "Des apôtres, des anges et des démons" - copyright Serge ULESKI

Pour prolonger : cliquez Serge ULESKI en littérature


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