Magazine Beaux Arts

Salle 5 - vitrine 6, côté nord : 14. de l' origine du monde ...

Publié le 25 février 2014 par Rl1948

 

C'est le premier matin du monde.

Comme une fleur confuse exhalée de la nuit,

Au souffle nouveau qui se lève des ondes,

Un jardin bleu s'épanouit.

Tous s'y confond encore et tout s'y mêle,

Frissons de feuilles, chants d'oiseaux,

Glissements d'ailes,

Sources qui sourdent, voix des airs, voix des eaux,

Murmure immense,

Et qui pourtant est du silence.

Ouvrant à la clarté ses doux et vagues yeux,

La jeune et divine Ève

S'est éveillée de Dieu.

Et le monde à ses pieds s'étend comme un beau rêve.

Charles VAN LERBERGHE

La Chanson d'Ève

Paris, Mercure de France,

p. 15 de mon édition de 1952

     Ne vous  imaginez pas, amis visiteurs, en découvrant le début de ces très beaux vers de Charles Van Lerberghe, poète symboliste belge (1861-1907) pratiquement oublié, que je vais prendre mon bâton de Pèlerin des Lettres pour vous initier à la littérature de mon pays : leur choix, en guise d'exergue un peu plus long que d'habitude, n'a sens qu'eu égard au thème qui nous occupera ce matin.

     Ne vous imaginez pas plus, en lisant le titre donné à mon intervention, que je vais me muer en Historien de l'Art pour vous emmener au Musée d'Orsay y célébrer la plus audacieuse des oeuvres de Gustave Courbet, la plus scandaleuse aussi, aux yeux d'une pléthore de bien-pensants : L'Origine du monde

     Et pourtant, sans conteste, métaphoriquement, elle est bien là, dans ce que cette toile nous dévoile, la genèse de notre monde. 

     Non, j'escompte plutôt aujourd'hui revêtir le simple habit du philosophe pour vous faire comprendre que les civilisations qui nous ont précédés, toutes sans exception, se sont plu à en chercher une interprétation plus intellectualisée, recourant à des mythes étiologiques, créant des cosmogonies dans le but d'expliquer le premier stade de la création, avant le temps des dieux, des hommes et des choses.

     Les Égyptiens, pour leur part, l'appelaient "sep-tepy", la Première fois ... 

     Les plus fidèles d'entre vous auront compris que nous sommes toujours au Louvre, toujours en salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes, toujours à nous interroger à propos de la table d'offrandes exposée au bas de la vitrine 6, côté nord qui, la semaine dernière, provoqua de votre part de bien intéressantes réactions à la proposition de Michel Dessoudeix pour expliquer la particularité de l'excroissance dans la pierre qu'il conçoit plus comme la représentation du gland d'un sexe masculin que de celle d'un pain, ainsi que d'une même voix, la communauté égyptologique préfère la définir.

    Et Michel Dessoudeix d'étayer son hypothèse en s'autorisant précisément de ce concept de Première fois.

     Ce qu'il recouvre, comme souhaité,je voudrais ce matin avec vous l'aborder.

     N'en déplaise au sempiternel mode de penser universitaire qui ne consent la naissance de la philosophie que dans la seule Grèce antique, -je l'ai déjà énoncé, mais je me plais à le répéter -, avec lui, nous sommes au coeur même d'une approche philosophique faisant partie intégrante de la réflexion idéologique des Égyptiens des temps anciens, et qui revient à poser LA question fondamentale que beaucoup, après eux, - Aristote, Platon, Descartes, Leibniz, ... - ont reprise :

Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

      Question à laquelle, comme les habitants des rives du Nil, tous ont répondu en affirmant l'existence d'un dieu, un dieu créateur, un démiurge.

     Si je me réfère, sources possibles mais non exhaustives, à l'immense corpus de la littérature funéraire : Textes des Pyramides, Textes des Sarcophages, Livre pour sortir au jour (encore souvent, mais erronément appelé Livre des Morts), mais aussi à quelques cosmographies comme le Livre de la Vache du Ciel et le Livre des Portes ; si j'interroge également les compositions non funéraires comme le Papyrus Salt 825, si brillamment étudié par l'égyptologue belge Philippe Derchain, l'Hymne d'Amon, conservé à Leyde, ou encore le Livre du Fayoum, je constate qu'absolument toutes ces genèses, de quelque époque et de quelque région du pays qu'elles fussent, envisageaient, avant toute vie, c'est-à-dire avant que l'Être crée le monde, la présence du NOUN. 

     Que cèle ce vocable ?Simplement la notion d'océan primordial, synonyme de chaos ; la notion d'entité originelle, incréé, atemporelle et illimitée, comme le professait l'égyptologue française Madame Christiane Zivie-Coche dans ses conférences à l'EPHE, - École pratique des Hautes Études -, à Paris, au début des années nonante.

     De ce Noun, de ces eaux et ténèbres étroitement intriquées d'où tout aurait démarré, de cette abstraction ne souffrant aucune connotation spatio-temporelle, de ce magma boueux, de ce que les textes des pyramides et des sarcophages définissent comme nature obscure, inerte, inconsistante, inconnaissable, de ce qui, avant toute chose, exista, émergea l'Être. En l'occurrence, un dieu indifférencié - masculin et féminin à la fois -, autogène - il vint à l'existence de lui même -, créateur, - il procréa seul -, annonçant donc ce moment premier de la création, cette Première fois, ce "sep-tepy".

     C'est ce dont se fit l'écho un extrait du papyrus hiératique dit Bremner-Rhind, aujourd'hui conservé au British Museum de Londres (BM 10188).

Papyrus-Bremner-Rhind.jpg

© The Trustees of the British Museum

     Composé par un lettré de l'extrême fin du IVème siècle avant notre ère, indiscutablement excellent connaisseur des Textes des Sarcophages dans lesquels il a puisé nombre de ses citations, le document comporte, dans la quatrième de ses cinq grandes parties, un passage consacré aux transformations, aux devenirs de Rê, variations sur le verbe égyptien "kheper", que je vous invite à lire : 

     (Ainsi) parle le Maître de l’éternité (Atoum, ici, en l'occurrence) : lorsque je vins à l’existence, les formes d’existence existèrent. Je suis venu à l’existence en tant que manifestation de Khépri, (celui) qui vient à l’existence lors de la Première fois.

     Je vins (donc) à l’existence : c’est ainsi que L’Existence vint à l’existence car j’étais (plus) ancien que les Anciens (dieux) que j’ai créés

     Soyez par-là conscients, amis visiteurs, qu'avant que l'Être advienne, comme l'exprime ce texte, le Noun préexistait. Ou, pour gloser : le démiurge existait à l'état latent dans le Noun.

     Il n'était donc pas question, pour les Égyptiens, d'un éventuel passage du non-être à l'être : non-être ne signifiant pas néant, l'être sort de quelque chose existant déjà, c'est le Noun.

     Mais comment cet être incréé en est-il arrivé, lui, à créer ? 

Ou, en termes plus philosophiques exprimé :  comment, à partir de l'Unique, parvint-on au Multiple ? 

     Reprenons un instant, voulez-vous, la lecture du papyrus Bremner-Rhind :

     Je suis celui qui a craché Chou et qui a expectoré Tefnout. Je suis venu à l’existence en tant que dieu unique, et voici que (...) deux dieux vinrent à l’existence dans cette terre : Chou et Tefnout, qui se réjouirent dans le Noun dans lequel ils étaient. (...)

Je m’unis à mon propre corps, de sorte qu’ils sortirent de moi-même : après, je me suis masturbé avec mon poing. Ma « pensée-jb » vient (alors) de par ma main, et le sperme tomba dans ma bouche. J’ai (ensuite)craché Chou et expectoré Tefnout.

     Voici donc avancée une première possibilité de naissance du monde, avancée une première Première fois : l'éjaculation produite par l'acte masturbatoire. Mais il vous faut savoir que dans d'autres écrits cosmogoniques, vous rencontrerez d'autres types de genèse - par la parole ou par modelage sur un tour de potier ; vous rencontrerez à côté d'Atoum à Héliopolis, d'autres noms de démiurges évoqués suivant les régions du pays : Ptah à Memphis, Khnoum à Éléphantine ...

     Vous y apprendrez également que le créateur peut apparaître sous forme d'oiseau, d'ophidien, voire de batracien ...

     Mais n'oubliez jamais que, quel que soit leur aspect, tous, constitueront le point de départ d'une création qui s'amplifiera : le développement du monde n'étant possible que grâce à une différenciation des genres, la multiplication des êtres s'effectuera alors de manière tout à fait naturelle, - j'entends : par acte sexuel -, donnant ainsi naissance qui à une triade (3 dieux), qui à une ogdoade (8), qui à une ennéade (9) ...

     Quel qu'il soit, le démiurge de la Première fois se révèle donc source de tout ce qui adviendra par la suite en Égypte, et notamment les humains. Grâce à ses humeurs, sperme ou salive, nous venons de le constater, il donne vie : pour l'humanité, les Textes des Sarcophages nous révèlent que ce seront ses larmes qui en constitueront l'origine.

     Avouez qu'au niveau des croyances, nous sommes là aux antipodes de l'homme façonné grâce à la poussière de la terre, inventé par la Bible ! 

     Je terminerai mon évocation de la création en insistant sur le fait qu'elle n'est nullement un acte unique et définitif : aux yeux des Égyptiens, elle se renouvelait en réalité chaque matin, à chaque lever du soleil, censé placer le monde comme il fut à son commencement, à sa Première fois

     Concevez-la donc en tant que geste initial de mise en ordre du cosmos, certes, mais aussi en tant que paradigme, qu'archétype ouvrant la voie à une infinité d'autres actes, dévolus ceux-là non plus aux dieux mais à leurs représentants sur terre, les souverains du Double Pays, aux fins de maintenir l'ordre (Maât),créé dès l'origine, dans la mesure ou le mal, le chaos (Isefet) est toujours susceptible de se représenter ... 

   

     Si d'aventure, d'aucuns, contrariés par l'orientation inévitablement philosophique imprimée à notre rencontre de ce jour devaient exciper de ce fallacieux prétexte pour se désintéresser de ce blog qu'ils pensaient dédié à la seule égyptologie, à ceux-là je répondrai que quel que soit le nom dont vous la pariez, quelle que soit l'étiquette que vous lui attribuiez, la philosophie se révèle partie prenante de la vie quotidienne de tout un chacun, des Égyptiens de l'Antiquité à nous-mêmes, hommes du XXIème siècle.

    

     Excellent congé de carnaval à vous, amis visiteurs.

     Et prenons d'ores et déjà rendez-vous, masques et serpentins déposés, pour lemardi 11 marsprochain.

BIBLIOGRAPHIE

HORNUNG Erik

1998, De l'origine des choses, dans L'esprit du temps des pharaons, Paris, Hachette Littératures, Collection Pluriel n° 874, pp. 33 sqq.   

ZIVIE-COCHE Christiane

1992-93, Religion de l'Égypte ancienne - Les cosmogonies : le Noun, dans Annuaire EPHE, Vème section, tome 101, pp. 111-3.

1993-94, Religion de l'Égypte ancienne - Les cosmogonies : I. le Noun (suite) - II. Les caractéristiques spécifiques du créateur, dans Annuaire EPHE, Vèmesection, tome 102, pp. 129-34. 

1994-95, Religion de l'Égypte ancienne - Cosmogonies (suite), dans Annuaire EPHE, Vèmesection, tome 103, pp. 137-40. 

1995-96, Religion de l'Égypte ancienne - Un aspect de la pensée cosmogonique : l'être et la fonction du démiurge, dans Annuaire EPHE, Vèmesection, tome 104, pp. 179-83.  


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