Magazine Côté Femmes

Les grands hommes

Publié le 25 février 2014 par Everobert @eve_robert

« Nous qui sommes sans passé, les femmes ; nous qui n’avons pas d’histoire

Depuis la nuit des temps, les femmes ;  nous sommes le continent noir »

(Hymne du MLF)

Le président Hollande a choisi de faire entrer deux femmes au Panthéon, comme le lui avait suggéré le rapport Bélaval, qui avait souligné que seules deux femmes y avaient jusqu’à ce jour été enterrées (dont Sophie Berthelot au titre de sa « vertu conjugale »). Cette décision fait écho à la politique de féminisation des noms de rue et des stations de tramway  engagée par la Mairie de Paris – rappelons que seules 3 stations de métro sur 301, et 2% des noms de rue de France portent le nom d’une femme.

Cette ambition nouvelle de féminisation de nos lieux de mémoire suscite un certain émoi. Pour beaucoup, choisir un nom de femme ne présente pas d’intérêt : c’est du « féminisme primaire », de la discrimination positive ; cela n’a pas de sens de rendre hommage à une femme « juste parce qu’elle est une femme » (entendu récemment : « Olympe de Gouges n’a rien fait de sa vie ») (sic). Le préjugé sexiste est patent. Olympe de Gouges est un personnage historique complexe et plutôt sulfureux : victime d’une justice expéditive pour avoir dénoncé les massacres de septembre, elle incarne, avant toute chose, la résistance à la Terreur, par son refus de voter la mort du roi, puis son opposition virulente à Robespierre. De cet engagement, il n’est jamais question lorsqu’on débat des hommages qu’il faudrait lui rendre ou ne pas lui rendre. De même, le rejet épidermique dont fait parfois l’objet Simone de Beauvoir est, bien souvent, une critique de Jean-Paul Sartre, dont elle fut pourtant une compagne libre et distante.

Mais voir dans la féminisation de notre toponymie une « discrimination positive » relève surtout d’une conception étroite et datée de l’histoire, vue comme le fait des princes, des chefs et des guerriers. Dans cette histoire, les héros sont des Hommes d’Etat, des Hommes de pouvoir. Ce sont donc, logiquement, des hommes – avec un petit h. Ainsi le côté masculin de l’histoire est posé en universel censé nous raconter tous et toutes. Judith Butler note, dans Trouble dans le genre, la permanence de cette équation « masculin = non marqué par le genre = universel » : le masculin nie l’incarnation qui le marque socialement et s’érige ainsi en absolu abstrait. Comme dans la grammaire, le masculin se pose comme neutre. Ce faisant il rend invisible l’autre moitié de l’humanité, et les rapports de pouvoir qui s’établissent entre les genres.

« Il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme. »

Dans cette histoire, les femmes ont disparu. La fin du cens, conquise en 1848, porte le joli nom de suffrage « universel ». La prospérité économique est pour l’essentiel le fait des hommes, puisque le travail des femmes est réputé dater des années 60.  Margaret Maruani a pourtant bien montré que les femmes travaillent depuis toujours – agricultrices, nourrices, domestiques, ouvrières – bien qu’en dehors du cadre salarial, donc dans l’ombre.

Dans cette histoire, il n’y a pas de place pour les formes de courage, d’engagement des femmes. Celles-ci sont sans doute moins spectaculaires : non pas par nature, mais à cause de leur infériorité sociale et juridique, qui les tenait en marge du pouvoir. Dire qu’Olympe de Gouges « n’a rien fait dans sa vie », c’est la mesurer à l’aune de l’idéal -éternellement masculin- du Grand Homme, comme si elle avait eu les mêmes droits et les mêmes chances que lui – droit de voter et d’être élue, d’exprimer une opinion propre sans être jugée impudente et ridicule. Virginia Woolf rappelle, dans Une chambre à soi, combien il est difficile de créer une œuvre littéraire quand on n’a ni temps pour soi, ni intimité véritable, qu’on est placée sous la dépendance spirituelle et économique d’un homme. Derrière ce refus d’accorder une place aux femmes – et aux rapports hommes/femmes – dans notre mémoire nationale se joue un processus de déshistoricisation de la domination masculine, qui tend à naturaliser les différences entre les sexes. On prête le flanc au syllogisme avancé par Spinoza dans son Traité de l’autorité politique : « Si les femmes étaient de par la nature, les égales des hommes, écrit-il, si en force de caractère et intelligence, les femmes se distinguaient au même degré que les hommes, l’expérience politique le proclamerait bien ! ». En refusant de donner à voir des exemples féminins de courage et d’héroïsme, on participe à la construction de ces qualités comme des traits masculins.

Une autre histoire est possible : Georges Duby et Michelle Perrot l’ont bien montré. Elle est nécessaire pour, sans cesse relever ce double défi : rendre l’hommage qui leur est dû aux grandes femmes – scientifiques, militantes, écrivaines – oubliées à cause de leur sexe ; et sans cesse déconstruire les pseudo-évidences biologiques et historiques.



Retour à La Une de Logo Paperblog