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« Un pedigree » de Patrick Modiano (suite)

Publié le 14 mai 2008 par Frontere

« Un pedigree » de Patrick Modiano (suite)

I. Le pedigree d’un chien perdu sans collier (1)

I.1 De la figure d’un père solitaire …

Voici deux extraits du livre où le père du narrateur est évoqué, d’abord par “un comparse” de son père :

« Ne sois pas désespéré qu’il soit mort dans la solitude. Ton père ne répugnait pas à la solitude. Il avait une imagination - à dire le vrai exclusivement tournée vers les affaires - très grande qu’il nourrissait soigneusement et qui nourrissait son esprit. »

Ensuite par le narrateur :

« Et sur sa table de nuit, je me souviens d’un livre : “Comment se faire des amis”, ce qui me fait comprendre sa solitude. »

Le père de Modiano vit dans un univers incertain : « Tel était le monde où évoluait mon père. Demi-monde? Haute pègre? », un univers où l’on ne possède pas des amis mais des comparses justement, des gens qui circulent entre chien et loup dans des milieux interlopes où ils respirent un air vicié par les remugles des années d’Occupation. Ils ne font que passer dans une quasi clandestinité ; le livre cite d’ailleurs un vers d’Apollinaire (2) : « Passons passons puisque tout passe ». On devine des trafics liés au marché noir et à l’exploitation de la misère humaine due à la guerre, à la spoliation des biens des victimes de la Collaboration (Résistants, juifs, communistes, francs-maçons, etc.).

Juif, la famille est originaire de Salonique qui appartenait alors à l’empire ottoman, ce père cache son identité, quand il n’en emprunte pas une, et il ne portera jamais l’étoile jaune pendant l’Occupation. Qui le protégeait? Il vit d’expédients tirés d’affaires louches : « je crois que c’était un homme qui aurait découragé dix juges d’instruction », et tient son fils à distance : « je ne parviens pas à établir entre nous une intimité » ; il lui envoie plusieurs lettres mais refuse les contacts véritables, il n’assume pas ses responsabilités. Le narrateur a l’impression que son père veut se débarrasser de lui :

« Et je pense à la mystérieuse fatalité qui l’incite toujours à m’éloigner : les collèges, Bordeaux, le commissariat, l’armée … ».

Quand par chance il lui arrive de le rencontrer, il reste sur sa faim : « Mes rendez-vous navrants avec mon père  » écrit-il. Les lettres qu’il reçoit de temps en temps de son père, qui le traite de “petit maître chanteur” et de “garçon hypocrite et mal élevé”, sont elles-aussi navrantes.

I.2 … à celle d’une mère fantasque

« Jamais je n’ai pu me confier à elle ni lui demander une aide quelconque. Parfois, comme un chien sans pedigree et qui a été un peu trop livré à lui-même, j’éprouve la tentation puérile d’écrire noir sur blanc et en détail ce qu’elle m’a fait subir, à cause de sa dureté et de son inconséquence »

La mère de Modiano qu’il présente ainsi : « C’était une jolie fille au cœur sec » est une Flamande qui a tourné quelques films surtout après la guerre et tenu le rôle de girl dans des revues, elle évolue dans le monde du spectacle ; on la devine livrée à des fantasmes de carrière cinématographique à laquelle elle n’accèdera pas vraiment après avoir commencé par suivre des cours d’art dramatique parallèlement à un travail à la compagnie du gaz.

Le narrateur note :

« Je la voyais rarement. Je ne me souviens pas d’un geste de vraie tendresse ou de protection de sa part. Je me sentais toujours un peu sur le qui-vive en sa présence ».

Elle voyage et elle-aussi a peu de contacts avec son fils. Son mari finira par divorcer d’avec elle pour épouser “une fausse Mylène Demongeot”. Il y a d’ailleurs beaucoup d’allusions à la fausseté, au toc, dans ce récit, ainsi à propos de ses camarades d’internat Modiano écrit :

« Jeunesse souvent dorée, mais d’un or suspect, de mauvais alliage »

Cette famille où les parents sont, je cite : “si ballotés”, “si incertains”, “deux papillons égarés et inconscients”, apparaît ainsi comme une famille désunie. Sans doute la mort prématurée (3) du jeune frère de l’auteur, Rudy, a-t-elle fini de découdre les liens ténus qui réunissaient ses membres, Modiano évoque avec pudeur cet épisode douloureux : «  En février 1957, j’ai perdu mon frère ». Cette phrase a la sécheresse d’un constat. Difficile de faire plus sobre. Il a du reste dédié à ce frère tous les romans qu’il a publiés de 1968 à 1982.

Nous ne sommes pas cependant dans le règlement de compte, tel qu’il a pu apparaître dans Genitrix de Mauriac ou Vipère au poing de Hervé Bazin. Modiano ne veut pas rester imprégné par ce qu’il qualifie de “simple pellicule de faits et gestes”, c’est plutôt à une tentative de reconstitution d’un temps oublié que Modiano nous invite à travers son narrateur que Genette qualifierait de narrateur autodiégétique. En vérité il veut solder ses comptes et son passé.

A suivre

Notes

(1) référence au roman de Gilbert Cesbron paru en 1954 puis adapté au cinéma

(2) « Cors de chasse » in Alcools 

(3) il avait dix ans

Post-scriptum : dans son supplément économique, le quotidien « Le Monde » daté d’aujourd’hui, 14 mai, publie un article de Nathalie Quéruel intitulé : « Les entreprises lorgnent sur les jeunes diplômés au profil littéraire »


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