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Souvenirs de Babylone

Par Villefluctuante

 

27 novembre

Porte d’Auteuil, les serviteurs se reposent au zinc. Regards fatigués et railleries fatiguées. Ils se tiennent, regardent la classe du dessus, s'en moquent un peu, pas trop non plus. Et de l'autre côté du vaste carrefour, des ouvriers élaguent les arbres sur un genre de terre-plein. Alors un bref instant, un bref instant porte d'Auteuil, l'un d'eux en combinaison verte, bottes, casque, un bref instant un vague sourire aux lèvres il brandit une grande branche au feuillage jaune éclatant comme un oriflamme sur un champ de bataille, une seconde, les voitures passent, les veuves s'ennuient dans le tic-tac, les travailleurs boivent gravement leur bière, les jeunes filles rient et tirent sur leur cigarette électronique, un bref instant un bref instant porte d'Auteuil, la légende et la guerre et comme une musique subite qui traverse le carrefour. La branche se tient verticale dans l'air gris, une seconde au plus, le gars la jette dans une benne et passe à autre chose. Je ne sais pas pourquoi il faut que je vienne jusqu’ici pour éprouver ce genre de trucs.

3 décembre

Au café en face du passage du Désir, je déjeune avec K. Arrive alors une fille brune sublime en manteau noir qu’elle retire pour exhiber une robe chinoise. Un type l’accompagne : mince, brun, cool, l’air averti. Ils s’installent démocratiquement au bar, avec l’air de le faire savoir, qu’ils sont cool, qu’ils sont simples, qu’ils ne font pas de chichis. Au vu style, du maquillage, ça ressemble à un shooting dans l’agence de publicité en face. Bingo, voilà que toute un contingent de trentenaires tous plus cool les uns que les autres font irruption dans le bar et commencent à trinquer en buvant des verres de vin blanc avec affèterie. Tout le monde se congratule, tout le monde se montre avec modestie, tout le monde fait l’enfant et particulièrement les femmes qui sont soit jeunes et jolies, soit plus âgées mais comme revêtues d’un masque de style, de dédain. Et d’eux tous émane une sorte d’écran invisible, de frontière invisible au sein du bar, au sein de la ville toute entière. La barrière du cool, du style, du fric, de la tendance. Le dixième arrondissement « populaire » colonisé, asservi, envahi, conquis.

4 décembre

Passy, entre deux rendez-vous, j’erre. Avenue du parc de Passy, un nouveau quartier que je ne connaissais pas : un parc municipal privatisé sur la colline de Passy, autour duquel de déroule une opération immobilière. Havre de paix et d’argent où s’ébattent, littéralement, des adolescents du cru. Tous blancs, bien habillés, propres et se donnant beaucoup de mal à jurer, à prendre des airs boudeurs ou agressifs. Ils y arrivent mal : ici tout n’est que béatitude. J’escalade la chose dans le flamboiement rangé des arbres à la fin de l’automne, grimpe les marches jusqu’à la rue Raynouard, puis le boulevard Delessert ou je retourne voir l’immeuble de mon premier chantier, en 1998. Je croise Balladur sur le trottoir : frais, rose, calme avec chien, garde du corps, femme, tout ce petite monde entrant dans une limousine avec chauffeur. Je rêvasse sur un banc en face d’une autre volée de marches, une trouée dans la muraille d’immeubles d’où l’on aperçoit la Seine Grise, le Front de Seine, les péniches, les bateaux mouches. Le seizième arrondissement, Babylone, ou la mine peu importe comment je le nomme : fantastique véhicule poétique, pour moi comme vide de ses habitants, navire gris qui glisse dans la marche du temps.

Texte J.P. Doré

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