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“Les politiques ne se rendent pas compte de la réalité du numérique”

Publié le 04 mars 2014 par Pnordey @latelier

Les mutations liées au numérique sont en marche dans tous les secteurs. Mais pour que la France concurrence les autres pays d’Europe, il faut encore qu’institutions publiques et privées s’ouvrent aux opportunités.

Interview de Gilles Babinet, Digital Champion, réalisée lors de la conférence organisée par LearnAssembly à l’école 42 pour la sortie de son livre L’ère numérique, nouvel âge de l’humanité.

L'Atelier: Dans votre livre, vous parlez d’une révolution numérique qui va transformer le monde, pouvez-vous nous en dire plus ?

Dans ce livre, je parle d’une révolution qui sera plus forte que la révolution industrielle, selon moi. Celle-ci va engendrer des mutations profondes dans cinq domaines intrinsèquement liés au numérique, cinq domaines dont l’évolution va modifier le monde. Il s’agit de la connaissance, de l’éducation, de la santé, de la production et de l’Etat. Je l’ai écrit en pensant au monde institutionnel, acteurs privés comme publics. Dans la mesure où je parle énormément de régulation et de politiques publiques, il est donc adressé à ceux qui sont derrière cette régulation..

Peut-on dire que ces institutions et ces régulations bloquent aujourd’hui l’implémentation des projets issus de ces cinq mutations ?

En effet, en France tout particulièrement, l’innovation est captée par les grandes entreprises et les institutions qui sont beaucoup plus dans l’innovation incrémentale que l’innovation de rupture. Outre l’administration, c’est la régulation en général qui bloque la révolution numérique. Une régulation opérée par des acteurs privés comme publics traditionnels. Or, comme à chaque fois que l’on souhaite évoluer numériquement, une levée de boucliers des acteurs traditionnels s’opère et tente d’empêcher les mutations C’est typiquement ce qu’il s’est passé avec les VTC ces derniers mois ou ce qu’il se passe dans le domaine de l’hôtellerie avec Airbnb.Pour ma part, j’estime que ce phénomène va se répéter à l’avenir dans tous les domaines, dans tous les segments de l’économie. Par exemple, dans le secteur de la santé en France, on dit que le personnel de soin hospitalier ne peut en dehors des médecins manipuler certains appareils de diagnostic comme par exemple les scanners. Or, on voit que non seulement le personnel peu qualifié peut le faire mais parfois même le personnel non qualifié donnant ainsi accès à l’autodiagnostic. Je pense qu’à court terme, on pourra faire une échographie soi-même à l’aide d’une douchette qu’on branchera sur le smartphone. C’est une idée qui est vraiment difficile à faire passer dans l’état actuel des choses. Je prends un autre exemple, il y a aujourd’hui des expérimentations qui visent à remplacer les conducteurs de chemin de fer par des robots qui font moins d’accidents que les conducteurs. Ceux-ci détectent aussi bien qu’un humain les signaux extérieurs et parfois même mieux. En ce moment, le constructeur automobile Roll-Royce travaille également sur des super tankers capables d’aller sous l’eau, sans pilote ni aucun personnel à bord. Nous allons sans aucun doute voir se lever des personnes contre ces projets.

Pensez-vous que les politiques publiques ont donc un rôle à jouer, doivent-elles davantage se centrer sur le numérique ?

Tout à fait. Les politiques publiques doivent nécessairement accompagner ce type de mouvement de façon intelligente. Mais pour cela, il faut que nos hommes politiques comprennent ce qu’il se passe et de quoi il s’agit. Or, aujourd’hui, ce n’est pas le cas : les politiques ne se rendent pas compte de la réalité du numérique. François Hollande a marqué un premier pas en février en se rendant à San Francisco pour rencontrer les acteurs de l’écosystème de la région. C’’est un beau symbole mais maintenant il va falloir passer à l’action et cela nécessite beaucoup d’énergie car on en est qu’au tout début. Je pense que pour des secteurs comme celui de la santé, le numérique est la seule façon efficace de réformer le système dans lequel on est. Les politiques ne semblent pas conscients du fait que le numérique est un outil de réforme puissant. C’est malheureusement quelque chose qui n’est pas perçu à sa juste valeur.

Si l’on se concentre maintenant sur le secteur privé : les entreprises vous semblent-t-elle désormais suffisamment ouvertes au numérique ?

Actuellement, l’usage du numérique est directement corrélée à la baisse des charges. Or, j’ai peur que cette baisse fasse oublier de se poser les vraies questions et que l’on se retrouve dans 5 ans avec les mêmes problèmes. Si on gagne moins d’argent que les autres c’est peut-être parce qu’on paye plus de charges mais c’est également peut être dû à des entreprises qui dégagent moins de valeur parce qu’elles ne sont pas assez modernes. Il faut moderniser l’outil productif en l’orientant vers les nouveaux modèles d’affaire où la plate-forme et les données sont au cœur. A chaque fois que je fais un meeting Captain Dash dans une entreprise, j’observe que si l’on met en place une stratégie agressive focalisée sur le numérique, on peut faire des choses incroyables. Cependant, il faut tempérer, il n’existe pas une seule société qui n’est pas profondément en train de changer ses méthodes du fait du numérique. C’est une problématique nouvelle. Ce qui est davantage efficace désormais, c’est de faire des gains d’opportunités. C’est-à-dire faire rencontrer l’offre et la demande et pour ce faire, il faut énormément d’intelligence. Pour mettre en place cette dynamique il ne faut plus des personnes qui ont une compétence spécialisée mais des personnes qui savent apprendre à apprendre. Nous ne sommes plus dans une société inventive mais une société sachante. Les pays anglo-saxons ont admis cette dimension là et cherchent à la mettre en avant.

Vous dîtes que les pays anglo-saxons sont plus sensibles au numérique que la France. Qu’est-ce qui provoque cela selon vous ? Est-ce un cas isolé en Europe ?

Les pays anglo-saxons sont en avance sur les mutations numériques mais je pense que cette avance n’est pas éternelle. La France a tout le potentiel pour les rattraper, mais pour cela, il faut une logique éclairée pour accompagner cette révolution. Selon moi, tout ce qu’il se passe aux États-Unis vient d’une seule personne : Al Gore, Vice-président du pays entre 1993 et 2001 sous la présidence de Bill Clinton. Dès son arrivée au pouvoir, il a parlé des autoroutes de l’information et a décidé de développer l’Internet pour le grand public. Et ça a très bien marché ! En 20 ans, les États-Unis sont devenus un pays leader dans le domaine du numérique. De fait, j’estime que si l’on engageait aujourd’hui une démarche de cette envergure, on aurait la capacité de rattraper une bonne partie de notre retard en quelques années seulement. Par contre, je trouve qu’il est difficile de juger la France par rapport à l’Europe. En Europe, la révolution numérique s’engage. En Italie par exemple ils mettent en place tout un système de marché public à partir du numérique, au Portugal ils ont mis en place un dossier médical personnalisé, en Lituanie, une administration… Mais de notre côté, nous sommes un des rares pays à pouvoir payer notre impôt par internet par exemple, nous avons un bon niveau de formation, de bonnes infrastructures bien que très peu d’expérience de démocratie participative par le numérique. En somme, il y a des plus et des moins mais ce qui m’intéresse avant tout ce n’est pas le bilan mais la direction à prendre.


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