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Feu sur le canard!

Publié le 05 février 2014 par Marcel & Simone @MarceletSimone
© Elizabeth Carecchio

© Elizabeth Carecchio

Allez voir Le Canard Sauvage ! Une pièce d'Ibsen remarquablement mise en scène par Stéphane Braunschweig au théâtre de la Colline jusqu'au 15 février et ensuite en province. Un spectacle de 2h30 dont on ne voit pas passer la durée.

Dans cette pièce sont présentes les thématiques d'Ibsen comme les conflits psychiques de l'individu bridé dans sa vocation, fragile et influençable ou encore les hypocrisies et oppressions de la société bourgeoise.

On a donc un fils (Gregers Werle, joué par Claude Duparfait) qui a des comptes à régler avec un père le surplombant tel un commandeur (joué par un Jean-Marie Winling dont l'image projetée envahit l'espace de la scène et réduit visuellement le fils à une marionnette). Le fils est porteur, dans la pièce, d'une "mission vitale" (il présente à tous "la créance de l'idéal"… est-il dit dans le texte), mais cet intégriste n'est qu'un prédicateur étriqué, un fanatique petit-bourgeois à l'homosexualité refoulée, un redresseur de torts qui entend faire le bonheur des autres.

Son ami (Hjalmar Ekdal, joué par Rodolphe Condé) va être la proie de ce discours de vérité, de purification du "mensonge vital" et endosser le sacrifice exigé par Gregers pour accéder illusoirement au pardon et construire une vraie vie.

Hjalmar est un photographe raté qui vit chichement, apparemment heureux, entouré de sa femme, ancienne servante du père de Gregers (Gina, jouée par Chloé Réjon), de sa fille de quatorze ans en passe de perdre la vue (Hedvig, jouée par Suzanne Aubert) et de son vieux père, ancien lieutenant déchu et alcoolique, autrefois en affaires frauduleuses avec le père de Gregers.

Et dans le grenier attenant à l'atelier du photographe… un canard sauvage, métaphore d'un bonheur entravé et factice. Artifice et mensonge. Chacun vit dans un monde imaginaire où le père se proclame grand inventeur, le grand-père se remémore un soi-disant passé de grand sportif et la fille se réfugie dans le grenier en compagnie du canard sauvage estropié habitant une forêt fantasmée. Le grenier lieu des rêves, métaphore de l'inconscient mettant en jeu les pulsions de vie et de… mort. Seule la mère résiste dans la nécessité de la survie assumée. Peu à peu, on découvre le passé trouble qui unit ces deux familles. Tout se fracasse par l'action perverse de Gregers.

Extrême intelligence de la mise en scène de Stéphane Braunschweig qui séduit par sa sobriété et le dépouillement du décor. Chaque acteur joue à la perfection le rôle exigé par Braunschweig permettant de laisser toute sa place au texte d'Ibsen. Il faut souligner l'importance du décor qui intervient comme un acteur de la pièce dans cette scénographie.

L'espace scénique est uniquement composé d'une énorme boîte en bois clair, un parallélépipède à la perspective accentuée qui ouvre sur le grenier montrant une forêt imaginaire où est réfugié le canard sauvage. Le plancher s'incline lorsqu'Hjalmar découvre la vérité qui jette le trouble sur sa vie familiale. Le sol incliné oblige les acteurs à un déplacement déséquilibré, symbole de leur vie chamboulée.

De ce spectacle magistral, on ressort néanmoins avec un peu d'insatisfaction sur le plan de la direction d'acteurs à notre avis insuffisamment cohérente.

Autant le choix de faire du fils Werle une sorte de pasteur refoulé, enfermé dans un idéal qu'il veut projeter sur son ami peut se comprendre. Et l'acteur Duparfait rend ce personnage magnifiquement odieux et malsain. On aurait pu faire le choix de plus de grandeur et de ferveur halluciné, mais la ligne directrice est claire et assumée. De même, les personnages de la femme, de la fille et du père de Hjalmar sont cohérents dans le déroulement de la pièce.

Là où "ça grince" c'est que la mise en scène mélange différents registres de jeux sans qu'on en comprenne la nécessité. Ainsi pour certains personnages secondaires. On peut relever, par exemple, le jeu inutilement mécanique et un peu burlesque de Madame Sørby qui va devenir l'épouse du père de Gregers. Ou encore le personnage du médecin qui occupe une place plus importante, parce qu'on peut penser qu'il représente Ibsen dans la pièce. Son jeu, avec une diction un peu désinvolte et une gestuelle relâchée, plus cinématographique que théâtrale, affaiblit l'impact de ses prises de paroles et le sens de ses propos. A tel point que sa réplique finale, la dernière de la pièce, tombe à plat et laisse le public en suspend, dans une fraction d'indécision : est-ce vraiment fini ? Le noir, seulement, lui apporte la réponse et le libère pour applaudir.

Plus gênant encore, le personnage du photographe qui, tout en étant joué en finesse et subtilité, est trop donné, tout de suite, comme falot et inconsistant. Trop évidemment mou, trop immédiatement faible. Du coup le spectateur doute que ce personnage puisse s'illusionner sur lui-même, sur son génie de grand inventeur qui va sauver la famille. Or cela est nécessaire dans la logique de la pièce pour que sa fille soit dans l'adoration du grand homme. Le personnage d'Hjalmar Ekdar est effectivement le plus difficile à interpréter dans sa molle existence. En effet, mollesse et existence cohabitent difficilement ensemble. Ibsen, conscient de cette difficulté, disait que "le point le plus difficile est l'interprétation du rôle d'Hjalmar Ekdar". Le parti pris adopté par le metteur en scène évite au moins l'écueil d'une désolidarisation de l'acteur avec son personnage. Rodolphe Condé est visiblement en empathie avec son personnage. Mais pas assez humain au bout du compte pour qu'on le croit empêtré dans ses illusions. Le principe suivant devrait être adopté : tout le monde sait que c'est un incapable sauf lui. L'acteur doit jouer sur son autoduperie. De la mollesse oui, mais du point de vue du spectateur, pas de celui du personnage. Jouer cet entre-deux est éminemment difficile et c'est ce que le metteur en scène n'a pas obtenu de son acteur.

Allez-y pour juger par vous-même !

Jusqu'au 15 février au théâtre de La Colline (Paris) puis les 26 et 27 février au Théâtre de Lorient (Lorient) et du 15 au 19 avril au Théâtre Dijon Bourgogne (Dijon).


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