Magazine Poésie

Van Ronk Inside (version 2)

Par Gerard

Van Ronk Inside

      par Gérard Larnac

Le dernier opus des frères Coen, Inside Llewyn Davis, a servi de bande-annonce à la parution en France du livre Manhattan Folk Story, de Dave Van Ronk, censé avoir inspiré le film.

Van Ronk, disparu en 2002 avant que ne soit achevée la rédaction de son livre, est pourtant très loin d’avoir été le beautiful looser des frères Coen. Surnommé « le maire de McDougal Street », il fut la figure emblématique de Greenwich Village et de la renaissance folk du début des années 60. Il reste aujourd’hui le personnage le plus représentatif de l’esprit Village, et de loin l’un de ses fantômes les plus attachants.

Quand démarre La Grande Panique Folk qui devait voir émerger, à la suite des Woody Guthrie, des Leadbelly et des Pete Seeger, des Fred Neil et des Ramblin’Jack Elliott, tout un cortège de jeunes gens (Karen Dalton, Joan Baez, Bob Dylan, Joni Mitchell, Tom Paxton, Phil Ochs, Leonard Cohen, Simon & Garfunkel…), cela fait déjà un bon moment que Dave Van Ronk traîne ses guêtres dans les parages. Colosse venu du jazz classique Nouvelle-Orléans (et non du be-bop comme les beatniks du Village), Van Ronk mêle à son répertoire du blues et des chansons traditionnelles du folklore américain. Farouchement contestataire, il sépare pourtant politique et musique. Il ne se veut rien d’autre qu’un musicien cherchant à gagner sa vie sans perdre son cap. Et se contente d’affûter son répertoire sur toutes les scènes de McDougal et Bleeker Street. Ratant de peu une solide carrière de marin dans la marine marchande, il se résigne à la terre ferme pour ancrer définitivement son existence à Manhattan, au sud de la 14e.

Le Village est à l’époque un quartier d’immigration, principalement juive et italienne, où l’humour des uns se mélange à la mafia des autres ; et China Town n’est pas loin. Le prix modéré des loyers attire la bohème naissante. Jazz, folk et poésie font bon ménage. L’épicentre, c’est Washington Square et ses fameux dimanches après-midi où tout le monde vient jouer librement et où les spectateurs se montrent plutôt indulgents ; chacun peut y faire ses armes. La période Eisenhower s’achève. Mais l’ère du confort ménager et du divertissement consumériste est à présent solidement installé. Le modèle standard veut s’imposer à tous. Les vies sérielles du matérialisme productiviste éclipsent toute aspiration à de plus hautes libertés. Un individualisme sans sujet, inaccessible à l’intériorité, à la spiritualité, aux puissances du rêve et de l’esthétique, étend progressivement son empire. Temps pour certains d’aller taquiner les marges, tenter la dérive pour agrandir leur sens de l’expérience humaine, à l’écart du mainstream. C’est alors que ce folk qu’on avait toujours connu rencontre sur sa route la posture avant-gardiste d’une jeunesse rebelle. Le folk est une musique simple, traditionnelle, reprise par les anarcho-syndicalistes pour accompagner leurs luttes. Et voilà que cette musique des plaines et des monts devient brusquement le son de la modernité urbaine et contestataire. Le pays est jeune et chacun veut en être. Les scènes ouvertes (les fameuses soirées hoots) accueillent les nouveaux talents. La gare de Grand Central et le terminus des Greyhounds sur la 42e déversent quotidiennement leur contingent de folkeux venus de l’Amérique profonde pour tenter leur chance, tandis qu’au Village le moindre recoin de pissotière finit en estrade pour les y accueillir. Et pas seulement à New York. Un même phénomène s’empare de Boston, Chicago, L.A, San Francisco. Il n’y a guère que pour le Village Voice qu’il ne se passe rien. L’euphorie gagne.

Ici au Village, homme, femme, noir, blanc, homo, hétéro : pas de différences. L’époque possède cinquante ans d’avance sur les mœurs. Les esprits sont libres, bienveillants. Et si tu n’as nulle part où aller, il y a toujours quelqu’un pour t’offrir l’hospitalité d’un vieux sofa défoncé ou d’un matelas à même le sol. Tom Paxton en arrivant à New York dormait sur le billard du café où il jouait le soir !

Le climat racial et belliqueux attise le feu qui couve. D’autant que la vieille habitude de la chasse aux sorcières est encore bien vivace. Lutte pour les droits civiques des noirs, pacifisme contre la guerre du Vietnam… Le Village est un foyer de la contestation. Le folk en est un des moyens d’expression.

Arrive Dylan, comme un ouragan venu de la région des Grands Lacs. « On aurait dit un fugitif sorti tout droit d’un champ de maïs », note Van Ronk qui le prend immédiatement sous son aile, quand on ne laisse encore jouer Bob qu’au moment où l’on désire vider un peu la salle avant de faire entrer les nouveaux clients pour le set suivant.

Mais la vague folk s’essouffle. Les touristes affluent du monde entier. Les loyers du vieux quartier bohème de Greenwich Village flambent. Les cafés décident de faire payer l’entrée dès qu’un musicien se produit. L’esprit Village commence à disparaître. Les banques, marchands de fringues et autres chaînes de restauration envahissent le quartier. Même le Back Fence, dernier haut lieu de la bonne franquette folk, a fini par disparaître lui aussi il y a quelques mois. Mais quelque chose demeure, indéfectiblement, comme un sourire en coin. Quelque chose s’est passé, là. Quelque chose a eu lieu. Quelque chose plutôt que rien.

Devenu trop célèbre Bob Dylan n’a jamais pu habiter à nouveau le Village de ses débuts, malgré ses tentatives. Il y fit cependant quelques apparitions plus ou moins anonymes, devant un public incrédule (genre : « T’entends ça, on dirait du Dylan ! »), avant de partir sur les routes de sa tournée sans fin (le « Never Ending Tour » a commencé en 1988… Il se poursuit encore !). Dave Van Ronk, lui, est resté pour garder la maison. Jusqu’au bout « le maire de McDougal » aura été fidèle à son Greenwich Village. Il n’en a jamais bougé. Ecoutez-le : sa voix, puissante, unique, tonne encore depuis les caves oubliées un des plus beaux blues jamais chantés par un blanc.

Quant à moi je préfère conserver le souvenir de Dave Van Ronk en Shandy authentique. Un Shandy[1], si je m’en réfère à l’anti-définition qu’en donne Enrique Vila-Matas, est un de ces êtres vagues mais déterminés qui ne triomphe jamais autant que lorsqu’il est considéré par le reste de la société comme un looser au stade terminal : ce qui en fait, précisément, tout autre chose qu’un looser. Le sérieux n’est pas son fort ; et son respect du monde « bien comme il faut », mieux vaut ne pas trop y compter. Sa sagesse est ailleurs. Dans une légèreté de moine zen bituré sous la lune. Sa parole est si forte qu’ils n’a jamais recours au mot « Je », au mot « Moi ». Il vit pleinement cette vie si merveilleusement futile. Et de cette futilité-même il tire son ravissement.



[1] Référence bien sûr à l’excentrique Tristram Shandy de Laurence Sterne.


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