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"Sonnôjôi ! Vénérez l'Empereur, expulsez les étrangers !"

Publié le 01 avril 2014 par Christophe
Le Japon est souvent présent ces derniers mois sur ce blog, question de curiosité mais aussi d'opportunités... Littérature japonaise, et on y reviendra certainement un jour, mais aussi des romans occidentaux évoquant ce pays si exotique à nos yeux d'Européens. Cette fois, c'est à l'Histoire de ce pays que nous allons nous intéresser, et particulièrement à une période charnière : la décennie qui a précédé l'entrée dans l'ère Meiji, marquant la fin du Japon féodal et l'entrée de l'archipel dans la modernité. C'est la romancière australienne Lian Hearn, connue pour avoir signée la saga "le clan des Otori", qui nous raconte ces 10 années mouvementées à travers le regard d'une jeune femme, projetée au coeur des événements dans "La maison de l'Arbre joueur", roman désormais disponible en poche, chez Folio.
En 1853, le Japon est dirigé depuis plus de deux siècles par le Shogunat Tokugawa, qui a instauré un système de castes (les Samouraïs étant la plus haute...) et relégué l'Empereur, pourtant dirigeant légitime de l'Etat, à un rôle marginal. Pour marquer cette dissociation, le Shogunat s'est d'ailleurs installé à Edo (qui deviendra Tokyo sous l'ère Meiji), tandis que l'Empereur reste à Kyoto.
Le Japon est alors un état qui vit complètement fermé sur l'extérieur, suivant la politique isolationniste dite "Sakoku". Mais, cette fameuse année 1853, le commodore Matthew Perry arrive devant les côtes japonaises à la tête d'une flotte de bateaux à vapeur que les Japonais vont baptiser les Navires Noirs.
Ces quatre canonnières ont clairement l'ambition de faire pression sur les autorités japonaises pour briser cet isolement et permettre que soit autorisé le commerce entre l'Archipel et les pays étrangers, Etats-Unis en tête... Une action diplomatique autant que militaire, qui va parvenir à faire fléchir le Shogunat et déboucher sur plusieurs traités qui signent la fin d'un isolement de deux siècles pour le pays du Soleil Levant...
Voilà pour le contexte historique générale. "La maison de l'Arbre joueur" débute en 1857, dans le domaine de Choshu, une province féodale située à l'ouest de l'île de Honshu, face à la péninsule coréenne. Dans cette région, les velléités d'ouverture vers le monde extérieur du Shogunat, même sous la pression américaine, passent mal. Les Samouraïs locaux sont des loyalistes radicaux, qui voudraient voir l'Empereur retrouver les rênes du pouvoir, au détriment du Shogunat...
Par-dessus tout, ces hommes redoutent que l'ouverture vers l'étranger entraîne une colonisation pure et simple de leur archipel par une puissance occidentale, à l'image de ce qui se passe en Chine ou en Inde. Le domaine de Choshu commence à gronder, les samouraïs adoptent comme devise le slogan Sonnôjôi (je l'écris plus facilement que je le prononce...), dont la signification sert de titre à ce billet.
Cette jeune génération a la vingtaine et est issue, en majorité, d'une école dirigée par Yoshida Shoin, un jeune activiste qui s'est fait remarquer en montant clandestinement sur un des fameux Navires Noirs et en essayant d'entrer en contact avec le commodore Perry. Cet exploit lui a valu d'être arrêté sur ordre du Shogunat et de faire de la prison.
Libéré mais assigné à résidence, il a donc ouvert son école privée, où il enseigne les arts martiaux et la politique, formant ces jeunes samouraïs idéalistes et rêvant de voir le Shogunat tomber afin de restaurer un Empereur puissant. Parmi eux, se trouve Tetsuya, frère d'un médecin de Yuda, un village du domaine du Choshu, qui vit dans un endroit qu'on appelle la maison de l'Arbre joueur.
Tetsuya a une jeune nièce, Tsuru, qui est la narratrice du roman de Lian Hearn. Adolescente, elle rêve de devenir médecin elle aussi, tout en sachant que son sexe l'en empêchera : dans la société très paternaliste qu'est le Japon féodal, le rôle des femmes se limite à celui de maîtresse de maison et mère ou geisha...
Pourtant, au contact de son père, Tsuru se forme au diagnostic et aux soins ciblés, une révolution par rapport à la pratique généralisée des panacées dans le pays. Mais, c'est aussi par le biais de son frère qu'elle va côtoyer Yoshido Shoin et ses élèves, qui vont, dans les années qui suivent, changer l'Histoire de leur pays.
Car, à partir de cette époque, les activistes du domaine de Choshu vont adopter la violence comme méthode pour faire avancer leurs idées et remettre l'autorité du Shogunat en question. Résistance ou terrorisme, la fameuse différence de point de vue est déjà en vigueur dans le Japon féodal ébranlé à la fois à l'extérieur et sur son propre territoire...
Pendant que cette rébellion s'organise, Tsuru mène sa vie, la vie d'une jeune femme de son époque, de sa caste. Autrement dit, elle cherche à épouser un fils de médecin, ce qui lui permettrait de continuer à pratiquer la médecine sans en avoir le titre. Cet homme, ce sera l'ambitieux Keizô, rencontré alors qu'il était comptable dans une pharmacie.
Devenu l'étudiant du père de Tsuru, il devient médecin. Mais, si Tsuru se verrait volontiers médecin de campagne, à soigner les maux des patients de Yuda et des alentours, Keizô préférerait la chirurgie... Et la guerre civile qui menace pourrait être une aubaine. Car, les Samouraïs de Shoshu ont bien compris que les sabres traditionnels ne suffiraient pas à chasser les étrangers de l'archipel, alors qu'ils ont des bateaux de guerre, des canons, des fusils...
Autant d'armes inédites dans le pays et qui occasionnent déjà des blessures qu'on n'a jamais vu dans l'archipel, qu'il va falloir rapidement apprendre à soigner... Voilà donc Keizô et Tsuru aux côtés des rebelles, médecins de guerre, témoins des premiers troubles, des premiers sacrifices, des premières représailles...
C'est le début d'une décennie de combats de plus en plus virulents, commencée par des escarmouches avant de donner lieu à des combats bien plus âpres, qui seront décisifs. Une décennie au cours de laquelle Tsuru et Keizô seront longtemps séparés, l'engagement aux côtés des milices loyalistes poussant le médecin à laisser son épouse derrière lui.
Cela n'empêchera pas Tsuru, pleine de ressources, d'apporter sa contribution à la lutte. Pour cela, elle devra ruser, s'adapter, se surprendre, faire semblant... Et elle se trouvera alors au plus près des principaux acteurs qui vont faire du domaine du Choshu, le fer de lance de l'opposition contre un Shogunat de plus en plus fragile...
Elle connaîtra aussi au cours de cette période délicate, une véritable passion amoureuse, éphémère, ambiguë, dangereuse, aussi... Elle y découvrira une ivresse des sens inconnue, dans l'assouvissement d'une longue frustration, dans la transgression de plusieurs tabous, dans la collision entre Eros et Thanatos, qui ne sont, on le sait, jamais bien loin l'un de l'autre...
Je ne suis pas l'initiateur de cette idée ; c'est Tsuru elle-même qui évoque ce lien. La jeune femme se passionne en effet pour les maladies de l'esprit, la folie, la dépression... Elle utilise ces mots simples, a sans doute une vision simpliste de la chose (mais Freud n'est pas encore passé par là, même pas en Europe...).
La folie, elle la voit partout autour d'elle, individuellement, dans l'exercice de sa profession, mais surtout, collectivement dans ce conflit qui s'étend petit à petit à une grande partie du pays. Cette guerre moderne, tellement violente, est loin des conflits entre samouraïs, pourtant assez sanglant, mais codifiés de façon bien différente.
"Notre folie personnelle était dépassée par la folie de l'époque", dit-elle, lorsqu'elle doit se séparer de son amant. Une folie à plusieurs niveaux, car, si la violence focalise l'attention, parce que spectaculaire, parce que redoutable, mais qu'on peut aussi voir comme le réveil d'une société endormie depuis deux siècles, comme se réveillerait un volcan.
Avec un fascinant paradoxe : ceux qui ont initié cette révolution (je ne sais pas si le terme est approprié, mais il a le mérite d'être compréhensible dans ses effets), qui peuvent paraître, dans leur idéal, très conservateurs, vont provoquer l'entrée de leur pays dans la modernité, à tous points de vue.
Certains des activistes, du Choshu, comme Itô Hirobumi et Inoue Kaoru, tous deux personnages importants du roman, ont été en Europe à cette période, brisant l'interdit qui empêchait tout Japonais de sortir du pays, et cela a modifié leur vision des choses, malgré leur attachement à l'Empereur et à leur pays.
Là aussi, grand paradoxe, eux qui affirmaient vouloir expulsez les étrangers (Sonnôjôi !) vont pourtant faire entrer les pratiques, les méthodes, les outils, les savoir-faire occidentaux dans leur pays, le modernisant presque malgré eux, ou y trouvant leurs comptes. Je pense à la médecine, que j'ai déjà évoquée, les traitements, le mode de diagnostic, la chirurgie, tout cela va incroyablement évolué au cours de cette simple décennie.
De même pour les techniques militaires et l'armement, là aussi, je le redis, tout en conservant les traditions du Bushido, le code moral des Samouraïs, en particulier ce sens de l'honneur si caractéristique, qui s'accompagne souvent du suicide, en cas d'échec ou de possible condamnation. Apparaît, ce que je souligne souvent dans mes billets quand j'évoque le Japon, cette impressionnante cohabitation entre le moderne et le traditionnel, l'ancestral.
Sur le plan politique aussi, tous les "jeunes turcs", si je puis dire, sortis de l'école de Yoshido Shoin, qui vont prendre les postes importants du nouveau régime instauré avec l'ère Meiji, ont cette double influence, de la tradition la plus profonde et du modernisme lié à l'irruption de l'Occident. Ils ont refusé l'idée d'une colonisation, dans les faits, ils y sont parvenus, mais n'ont pu, ou n'ont pas voulu, empêcher un certain métissage...
Je vais être franc, j'ai un peu de mal à comprendre si les partisans du domaine de Choshu voulaient ou pas faire perdurer, initialement, la politique d'isolement de leur pays. C'est une possibilité, mais je ne suis pas un spécialiste assez pointu. Reste, et là, j'en suis certain, que les événements de la période 1857-1867, racontée dans "la Maison de l'Arbre joueur", ont fait entrer le Japon sur la scène internationale, lançant des changements profonds de philosophie nationale qui aboutiront, des décennies plus tard, à un rôle complètement différent de leur pays (impérialisme, bellicisme, puis volonté de devenir une grande puissance économique, industrielle, politique...).
Je viens d'évoquer deux des personnages du roman qui sont de vrais personnages historiques. Lian Hearn, en ouverture de son roman, propose une carte, mais aussi une liste de ses personnages, séparant clairement les personnages fictifs, comme Tsuru et sa famille, des personnages ayant joué un rôle fondamental dans ces bouleversements.
Je ne les ai pas tous cités, évidemment, ce serait fastidieux, mais on les voit non seulement évoluer dans leurs rôles respectifs et aussi dans leurs vies. J'ai parlé plus haut de sacrifices. Sur cette liste de personnages réels, peu participeront à l'instauration de l'ère Meiji. La guerre, la violence, mais aussi l'honneur, la maladie, parfois, vont faire un étonnant écrémage...
Beaucoup des personnages que l'on croise vont mourir au cours de ces 10 années, des disparitions que Lian Hearn raconte, en consacrant à ces derniers instants des chapitres. Comme un ultime hommage à tous ceux qui se sont engagés pour faire changer une société qui ne leur convenait pas. La force et l'émotion de ces chapitres sont énormes.
Bien sûr, on n'a pas là une lecture aisée. Elle demande concentration et attention, beaucoup de personnages, on est dans une vraie saga historique, on a parfois besoin de chercher certains mots japonais qui reviennent régulièrement (ne manquerait-il pas un glossaire ?), comme Bakufu, Shotai ou Kiheitai...
Pourtant, ne soyez pas effrayé, c'est un roman passionnant, fascinant, une plongée dans l'histoire en marche, que l'on suit à travers le regard de Tsuru, émerveillée, horrifiée, concernée, engagée... Une femme dans une société d'hommes. Et on en croise peu, de ces femmes sortant du cadre social qui leur est réservé.
J'en vois deux, deux personnages réels, que croise brièvement Tsuru, et qui vont la marquer, l'influencer, sans doute : Towa, une femme au destin aussi dur qu'extraordinaire, il est raconté dans le livre, et Nomura Bôtôni, nonne et poète, femme engagée aux côtés des hommes de Shoshu, à ses risques et périls... Des femmes fortes, comme Tsuru, courageuse parfois jusqu'à l'inconscience...
Depuis la lecture du livre, une comparaison me taraude. Sans doute n'a-t-elle aucun sens, sans doute suis-je influencé par l'époque à laquelle se déroule "la maison de l'Arbre joueur" ou par la présence d'une héroïne principale, mais je n'ai cessé de penser à "Autant en emporte le vent"... Attention, le roman de Lian Hearn est très différent de celui de Margaret Mitchell, mais guerre, amour, bouleversements politiques, un pays qui se construit dans le chaos... Les points communs, même lointains, existent...
Personnellement, j'ai entièrement découvert cette période. Je connaissais de nom l'ère Meiji, je savais, mais sans plus, qu'elle correspondait à l'entrée dans l'époque moderne et contemporaine du Japon. Je n'avais en revanche aucune idée de la teneur des changements, de la violence qui les sous-tendaient et l'importance de la mutation que cela représentait...
Je me suis passionné pour ces héros nationaux (certains sont encore considérés comme tels), pour leur destin qui s'accomplit et pour lequel ils sont prêts à mourir, sans état d'âme, pour que se produisent les changements souhaités. Pour que le Japon éternel perdure, poursuive son Histoire millénaire, sans penser un instant que ce serait la base d'un incroyable rayonnement futur.

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