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Ce que la Littérature doit à Régine Deforges

Publié le 05 avril 2014 par Savatier

Régine_DeforgesLes créateurs sont parfois victimes de leur succès ; de nombreux textes fondamentaux de Baudelaire, notamment sur l’art, restent peu connus, tenus à l’ombre des Fleurs du Mal, les sculptures de Clésinger s’effacent au profit de la Femme piquée par un serpent et L’Origine du monde occulte toutes les autres toiles érotiques de Gustave Courbet. Dans le même esprit, l’immense succès de librairie remporté par la saga La Bicyclette bleue (dix volumes !) fait oublier au public le rôle capital que joua Régine Deforges, disparue jeudi dernier, dans le monde des Lettres.

Car, plus encore que l’auteure populaire, c’est l’éditrice que la postérité pourrait retenir. L’éditrice courageuse, intrépide, amoureuse des Belles Lettres qui, à l’enseigne de « L’Or du temps » (par référence à « Je cherche l’or du temps », épitaphe figurant sur la tombe d’André Breton), publia avec un goût très sûr les grands textes érotiques de la littérature, souvent préfacés, voire annotés, par des spécialistes, Jean-Jacques Pauvert, Pascal Pia, André Pieyre de Mandiargues.

Que l’on en juge : Les Mémoires de Fanny Hill de John Cleland, Les Poésies érotiques de Georges Pillement, Les Onze mille verges et Les Exploits d’un jeune don Juan d’Apollinaire, le Dictionnaire érotique moderne d’Alfred Delvau, L’Anti-Justine de Rétif de la Bretonne, Les Kama Sutra de Vatsyayana, le Nouveau Dictionnaire de sexologie, L’Ecole des biches, Les Mémoires d’une chanteuse allemande, Histoire de Dom Bougre portier des Chartreux, Gamiani, attribué à Alfred de Musset et George Sand, sans oublier Les Lettres à la Présidente de Théophile Gautier accompagnées d’un appareil critique de Pascal Pia qui fut une source précieuse pour l’édition de l'œuvre érotique du poète que je devais publier en 1999 chez Honoré Champion. Une partie de ces livres, généralement tirés à quelques centaines d’exemplaires sur beau papier et vendus dans une sobre reliure d’éditeur, avait été, quelques années auparavant, publiée sous une forme approchante par Paul Tchou, au « Cercle du livre précieux ».

La plupart, sinon tous, valurent à Régine Defoges procès et condamnations devant la 17e chambre correctionnelle pour « atteinte aux bonnes mœurs ». La machine à censurer fonctionnait alors à plein régime, comme aux heures les plus sombres du XIXe siècle, et les tenants incultes de l’ordre moral n’hésitaient pas à qualifier de « pornographiques » des textes dont la valeur littéraire ne faisait pourtant aucun doute. Rebelle, indépendante, libre, l’éditrice ne se laissait pas intimider pour autant. Le critique et fort érudit Pascal Pia, qui, dans son essai de référence, Les Livres de l’Enfer, recense les ouvrages érotiques de la BnF, cite à ce sujet une anecdote significative : lorsqu’elle publia en 1968 le roman d’Aragon Le Con d’Irène (sous le titre « Irène », un acte d’autocensure qu’elle dut sans doute regretter) l’édition fut saisie « sous prétexte qu’elle ne mentionnait aucun nom d’auteur ». Le poète refusait alors d’en reconnaître la paternité. Or, loin de renoncer à son projet, l’éditrice mit en vente une réimpression, assortie cette fois d’un nom fictif, Albert de Routisie (dont Georges Perec s’amusa plus tard à brosser une courte biographie dans La Vie mode d’emploi). Et Pia d’ajouter, goguenard : « Mme Deforges, tenant compte des exigences du Parquet, a ajouté, au petit bonheur, un nom d’auteur. Les pouvoirs publics n’ont rien demandé de plus. »

Ces audaces, valurent à Régine Deforges une réputation sulfureuse, tant auprès des bien-pensants que des tristes féministes puritaines qui ne lui pardonnaient pas de publier des ouvrages « pornographiques » ; son féminisme, réel et libertin, les agaçait. Pourtant, c’est à elle, et à quelques comparses courageux (Tchou, Losfeld, Pauvert) que nous devons - et que la Littérature doit - d’avoir fait reculer les limites de la censure.

Une note, qu’elle avait écrite en tête d’un catalogue ancien de livres, gravures et photographies publié en 1970 sous le titre L’Art érotique, résume fidèlement sa démarche : « Non, ce n’est pas possible, lecteur, on ne peut pas continuer à vous mentir comme on le fait : c’est pourquoi j’ai trouvé "d’utilité publique" d’éditer ce petit livre. / On vous dit dans la presse, à la radio, partout : / - que nous assistons à l’escalade du sexe, que la débauche est reine, la perversion son esclave ; / que les films, les livres, les revues érotiques pullulent, que notre monde s’enfonce allègrement dans l’obscénité ; on vous dit tout cela et bien d’autres choses. / On vous ment : / - Notre époque n’a pas le privilège d’être plus érotisée que les autres ; bien au contraire. Ce n’est qu’apparent, autrefois c’était profond. Nos grands-parents et arrière-grands-parents avaient à leur disposition beaucoup plus de livres, d’objets, d’ouvrages pornographiques que nous.  Si on en parlait moins, on en usait davantage ; témoin ce catalogue publié au début du siècle et proposant à ses acheteurs un échantillonnage ô combien savoureux de sa production. Des prospectus de ce genre, par dizaines, ont été mis en circulation à Paris tous les ans jusqu’à la dernière guerre, et les petites annonces de certains journaux spécialisés n’avaient rien à envier aux revues danoises d’aujourd’hui. / Lecteur, que ce petit livre vous apporte ainsi qu’à moi le trouble, le désir, l’envie et le rire, oh ! oui le rire, le rire énorme que tout homme libéré a devant la bouffonnerie et la contradiction des choses. »

Un texte qui, face au néopuritanisme ambiant qui tente de sévir aujourd’hui en usant d'arguments semblables à ceux que l'auteure condamnait, destinés à créer une panique morale, n’a pas pris une ride.

Illustration : Régine Deforges, photo D.R.


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