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"Irréversible" détruit tout (le monde)

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Irréversible de Gaspar Noé

En 2002, le « scandale de Cannes » se nommait Irréversible. Gaspar Noé, son réalisateur, est alors presque inconnu au bataillon, mais il est accompagné par trois têtes d’affiche françaises importantes. Son film est à l’image de sa filmographie passée (Carne, Seul contre tous) et future (Enter The Void) : il ne ressemble à rien qu’on ait pu voir auparavant.

© Mars Distribution

Irréversible est l’exemple d’une manière. Celle d’un cinéaste qui suscita l’amertume, la colère, la rancoeur, la haine et les hauts-le-coeur. Celle d’une réaction nouvelle par rapport à un cinéma aussi nouveau qu’elle. Celle, certainement, de faire d’un film fauché le plus grand coup marketing de l’année. Celle, surtout, de faire culpabiliser un public sur sa fascination pour la violence, la dureté des images, la mise en exergue de ses vices cachés et refoulés. Oui, le film est connu pour deux scènes qui, au fil des mois et des années, sont devenues des entités en elles-mêmes, héritant de surnoms aussi radicaux qu’intéressants, la « scène du viol » et la « scène de l’extincteur ». Oui, le film donne la gerbe, tout le monde le sait, alors pourquoi y aller quand même si notre estomac ne digère même pas du Lactel ? Oui, le film inquiète et nous donne à voir des parts sombres, partout, c’est d’ailleurs pour cela que nous y allons.

Irréversible nous propose une expérience, mais Irréversible est plus fort que nous, alors Irréversible choque, énerve et rend furieux, parce que nous lui demandons jusqu’où il va bien pouvoir aller, et qu’il répond qu’il va plus loin que nous. Ensuite oui, Irréversible est un grand film, qui mérite son scandale, car ce scandale est son Yin, et son Docteur Jekyll, son cygne blanc, son pendant outré et moralisateur. Enfin, oui, Irréversible et son scandale ne font qu’un et se renvoient constamment la question de l’oeuf ou de la poule.

Lorsque une oeuvre crée un scandale, que veut-elle vraiment dire de la société à laquelle elle appartient ? Irréversible joue sensiblement avec ce point en travaillant principalement une forme proche de l’abstraction : sa caméra, notre ouverture dans le film, est un personnage omniscient, capable d’aller d’une scène à une autre, aussi bien géographiquement que temporellement (ce que Noé reprendra et poussera à l’extrême dans Enter The Void). Et si le film est monté à l’envers, c’est aussi par sa mise en scène que la progression, ou plutôt la régression, se fait.

© Mars Distribution

Dès les premières minutes, nous savons dans quoi nous mettons les pieds : une chambre d’hôtel moisie où deux anciens taulards évoquent la conclusion du film, « le temps détruit tout ». Mais c’est à travers une caméra survoltée, comme prise d’une crise de panique, que l’atmosphère s’installe. Le cadrage n’existe plus, le cinéma est resté trop sage jusqu’à maintenant, il prend son envol et tout seul, comme un grand. Plus de cadrage donc, plus de morale non plus, seulement des corps et des âmes qui errent dans tous les sens. Lorsque l’on rentre dans la boîte gay « Le Rectum », nous perdons pieds, nous ne savons jamais où nous sommes ou quand nous sommes. Mais on ressent la panique, la peur, l’anxiété, la colère, le désespoir, le feu, ce feu qui va porter les personnages durant tout le film. L’extincteur arrive et chaque coup mérite son soubresaut de caméra, car il faut que l’on ressente cette poussée de bestialité comme si c’était la nôtre, parce que c’est la nôtre. Noé nous cherche, il nous provoque et nous pose une question: « que ressens-tu ? ».

Plus tard, la caméra, ce personnage fragile, cherche une explication à toute cette folie humaine, retourne en arrière, et nous conte une histoire de vengeance, une histoire d’amour aussi. Dans cet enchevêtrement à rebours de la triste soirée d’un couple, la chorégraphie de la caméra passe de la panique la plus absolue à une angoisse très palpable lorsque Marcus (Vincent Cassel) aperçoit les ambulanciers embarquant sa compagne Alex (Monica Bellucci) littéralement défigurée. Ce qui surprend est après, donc avant, lorsque le viol est dévoilé. Pas de pudeur pour le cinéaste, il ne s’agit pas là d’évoquer la violence, il faut la vivre, la ressentir comme si c’était nous.

La « scène du viol » n’est pas seulement une scène de viol comme on a pu en voir des dizaines dans d’autres films. Celle-ci est particulière pour deux points. Le premier est qu’elle se déroule en un plan fixe de neuf minutes qui nous prend totalement au piège et nous enferme dans un mal-être voyeur. On nous oblige à voir le visage d’Alex collée à terre, mais aussi celui de son agresseur, le Ténia. La caméra est paralysée par ce qu’elle voit et elle voit tout, même (et c’est très malin de la part de Noé) cette silhouette d’homme qui, au loin, entrevoit la scène et repart discrètement aussitôt. Le passage est rouge, sale, sombre et long, nous souffrons, la barrière de l’écran disparaît peu à peu.

C’est bien l’objet du deuxième point. Cette scène et sa caméra posée à terre interviennent après une demi-heure de voltige et de points de vue flottants rythmés par des battements de coeur, des claquements de portes ou des coups d’extincteurs. Si ces trente premières minutes étaient déjà éprouvantes, elles trouvent leur paroxysme précisément dans ce tunnel piéton. Après tant d’abstractions donc, la caméra immobile de Noé offre une chance à nos yeux de pouvoir s’accrocher quelque part et de rester dans un espace concret. Un travail de manipulation si bien ficelé qu’il a entraîné avec lui des répercussions de l’autre côté de l’écran : l’acteur du Ténia, Jo Prestia, se fait insulter violemment par le public cannois, le passage a été fermé quelques années plus tard, un violeur en série s’est inspiré du film, etc.

© Mars Distribution

Voici donc le réel scandale, et là où Irréversible prend tout son sens. Lorsque la réalité prend peur de la fiction, celle-ci gagne un certain pari. Celui de faire ressortir un véritable malaise et casser une hypocrisie sociétale qui dérange tant. Noé, grâce à ça, est grand et atteint avec son film un grade que certains grand auteurs ont acquis comme Kubrick avec Orange Mécanique (Noé place d’ailleurs 2001 comme référence directe à son sujet avec notamment un poster du foetus de la fin renvoyant à celui du personnage de Monica Bellucci) ou Wes Craven avec Scream, pour ne citer qu’eux.

Ces auteurs permettent aussi de révéler quelque chose d’enfoui dans notre époque. Une violence sous-entendue, jamais évoquée à voix haute qui donne une matière brute et authentique, car contemporaine, aux films qui la dépeignent. Ces films sont des scandales car ils sont la part sombre d’une réalité qui se veut constamment lumineuse et qui s’évertue à refouler des angoisses qu’elle a pourtant créées elle-même.

Irréversible ne peut être résumé à ces seules scènes cependant. C’est une expérience sensorielle qui marque, précisément parce que c’est une oeuvre entière dont le propos et la forme sont si étroitement liés qu’il est pratiquement impossible de les séparer. Contrairement à ce qu’on a pu entendre, la crudité de la violence n’est pas son but mais bien un moyen jusqu’au-boutiste (la première partie du film est agrémentée d’infrasons seulement perceptibles par des organes comme l’estomac) pour atteindre un propos radical et pertinent. En somme, un film qui prend son sujet à coeur.

Larry Gopnik


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