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"L'Etat de siège" d'Albert Camus

Par Leblogdesbouquins @BlogDesBouquins
1) Lorsque j’ai découvert Camus (il n’y a pas si longtemps de cela), j’ai résisté à l’envie de tout dévorer dans la foulée de l’Etranger, pour embrasser l’autre extrême : une distillation lente, à l’échelle d’une vie d’homme, de la production littéraire de l’un de nos plus grands prix Nobel.2) Cela fait bien longtemps que je n’ai pas parlé théâtre dans les colonnes de ce blog (certes, cela fait un certain temps que je n’ai pas parlé tout court)3) Je me suis régalé il y a quelques jours d’une mise en scène dynamique et intelligente de l’une des pièces les moins connues du grand Albert.Trois termes à mettre en équation, pour obtenir le résultat qui suit, à savoir une critique de l’Etat de siège, pièce écrite en 1948 et créée la même année au théâtre Marigny par Jean-Louis Barrault et oubliée dans la foulée tant son insuccès fût grand.
L’avis d’Emmanuel

Camus contre tousDans l’Etat de siège, il est question d’une ville (en l’occurrence Cadix) qui est administrée comme le sont les villes d’aujourd’hui, c’est-à-dire en respectant scrupuleusement la loi de l’immobilité maximale. Les bienfaits du « rien ne se passe » sont toutefois rapidement oubliés lorsqu’un étranger, qui n’est autre que la Peste personnifiée, décide de prendre les choses en main. Il lui impose alors, épaulé par sa secrétaire la Mort, un type de gouvernement des plus totalitaires, auquel les malheureux villageois après avoir fait mine de se rebeller un instant se soumettent bien vite, incités qu'ils sont par la peur que leur inspirent ces nouveaux dirigeants. Parmi ces malheureux administrés, Diego, un jeune étudiant en médecine amoureux, est l’individu dans la multitude, le vivant au milieu des fantômes, qui finira par en sortir pour incarner la figure si chère à Camus de l’homme révolté.Et de révolte, il n’en manque pas dans l’Etat de siège. C’est d’ailleurs probablement ce qui l’a desservi lors des premières représentations. Car tout ce qui faisait la société d’après-guerre en prend pour son grade dans la pièce : franquistes, catholiques, collaborateurs, dictateurs, nihilistes… Si bien qu’à la sortie de la première, il ne devait pas rester plus de trois ou quatre spectateurs qui n’eussent pas été directement visés et donc blessés/vexés par Camus. Et un nombre moins grand encore qui fussent prêts à la défendre.
Mais Camus tout de mêmeIl y a toutefois un thème central, fort et qui demeure d’une actualité brûlante dans cet Etat de siège : la manière dont les pouvoirs utilisent la peur pour annihiler la volonté du peuple. Un fait quotidien dans les nombreuses dictatures à travers le monde, mais aussi un artifice que n’hésitent pas à utiliser les politiques de nos bonnes sociétés occidentales. Et un petit coup de fouet intellectuel bénéfique, en cette période d’appel à jouer notre modeste mais ô combien essentiel rôle dans la vie démocratique de notre pays, d’autant plus efficace que la pièce est pleine d’un humour auquel Camus ne nous a guère habitué.La dénonciation de cette ignominie étant faite dans son esprit et dans sa langue, on tombe à chaque page sur des passages aussi définitifs qu’éblouissants, que l’on lit et relit avec délice. Petit florilège en forme de bande annonce :
« … raillé des hommes parce que j’ai gardé la liberté du mépris. »
« Nous étions un peuple, nous voici une masse. »
« Quand ils ont peur c’est pour eux-mêmes. Mais leur haine est pour les autres. »
« Il y a des siècles que les seigneurs de ta race pourrissent la plaie du monde sous prétexte de la guérir, et continuent cependant de tâter leur recette parce que personne ne leur rit au nez. »
Ou encore
« Il est vrai qu’il leur arrive d’être lâches et cruels. C’est pourquoi ils n’ont pas plus que toi le droit à la puissance. Aucun homme n’a assez de vertu pour qu’on puisse lui consentir le pouvoir absolu. »
A lire ou pas ?Il faut des exceptions aux règles les plus solides. L’Etat de siège me semble en être une àl' attitude que je défends habituellement avec ardeur : celle incitant à voir les pièces mises en scène avant d’en lire le texte. Car les messages qu’elle véhicule sont à mon avis trop nombreux et entremêlés pour qu’une mise en scène qui ne ferait pas un travail d’adaptation profond puisse les rendre facilement intelligibles pour le spectateur « naïf ». C’est de plus une occasion pour les amateurs de Camus de découvrir un texte qu’ils ne connaissaient probablement pas et qui, sans être probablement son « meilleur », contient en germe certaines de ses préoccupations les plus fortes.
P.S. : je recommande la mise en scène de la pièce proposée par Charlotte Rondelez au Théâtre de Poche Montparnasse depuis le 4 mars 2014. Tout en préservant la force de la pièce, elle la recentre sur sa problématique centrale et conserve son étonnant humour (souvent noir) pour un résultat d’une grande efficacité.

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