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Un monsieur redoutable : André Gide

Par Blogegide

En 1977, Marie Cardinal publie Autrement dit(Grasset), réponse aux milliers de lettres reçues à la suite de la parution deux ans plus tôt des Mots pour le dire (Grasset). Dans cette longue interviou conduite par Annie Leclerc, Marie Cardinal revient entre autres sur son enfance à Alger... et sa rencontre avec André Gide.
« En allant chez Annie j'éprouvais une sensation comparable à celle que je ressentais, étant enfant, sur le chemin de mon école. Dans les deux cas j'étais toujours en retard... C'était la course.
J'habitais tout près du terminus des tramways, à Mustapha Supérieur, sur les hauteurs d'Alger. J'aurais donc pu prendre un de ces insectes ferraillants dont les antennes, à chaque carrefour, faisaient jaillir des étincelles bleues et dorées. Mais, d'une part, ils étaient moins rapides que mes jambes et, d'autre part, ils contenaient souvent un monsieur redoutable : André Gide.
Ma famille habitait une grande maison à deux étages, entourée de jardins, L'étage supérieur était occupé par Jacques Heurgon. professeur à l'université, et par sa femme, Anne Desjardins, la fille du dernier grand mécène français. Pendant l'occupation de la France par les nazis certains écrivains ont traversé la Méditerranée et ceux qui avaient été accueillis par Desjardins à l'abbaye de Pontigny ont naturellement abouti chez sa fille, à Alger. Elle avait trois enfants et très vite sa maison est devenue trop petite. C'est alors que ma mère enchantée de l'aubaine a mis notre maison à la disposition des « maîtres ». Ainsi, Gide venait chaque jour se reposer dans notre bibliothèque, une petite pièce lambrissée couverte de livres du sol au plafond. Il y avait trouvé des éditions originales ou des éditions de luxe de ses ouvrages qu'il corrigeait avec acharnement. En face de chaque correction typographique il apposait son paraphe et il notait dans son journal l'inadmissible et lamentable état de la typographie des belles éditions. Quand il rencontrait ma mère c'était son unique sujet de conversation. Il était maniaque et je le détestais.
Une fois par semaine les Heurgon s'absentaient. Je ne sais plus où ils allaient. Comme Gide ne voulait pas les suivre on m'avait demandé de lui préparer des œufs sur le plat pour son déjeuner. Cela ne s'est peut-être produit que deux ou trois fois mais il me semble que c'est arrivé souvent tant j'en ai gardé un mauvais souvenir. D'abord j'étais paralysée par l'admiration, le respect, dont tout le monde l'entourait, ensuite j'avais douze ou treize ans et je n'avais pas de compétences culinaires particulières. A l'heure dite je montais dans la cuisine des Heurgon où Gide m'attendait, assis sur une chaise, près du fourneau. Tout était préparé. Je me demande bien pourquoi on m'avait demandé de faire ça. La corvée commençait. Tous mes gestes étaient épiés et commentés par Gide : comment je cassais les œufs, comment je les laissais tomber dans la poêle, comment je mettais le sel, et le poivre, comment le feu était trop fort ou pas assez fort... Il n'avait qu'à les faire lui-même !
N'empêche que ce vieux bonhomme m'intriguait car ma mère m'avait interdit d'ouvrir ses livres : « Ils ne sont pas pour les petites filles. » Inutile de dire qu'à la première occasion je les avais ouverts et que je n'y avais rien compris. Ma curiosité en avait été avivée et comme il lui arrivait souvent de recevoir des amis chez nous, dans le grand salon, j'avais décidé d'assister clandestinement à une de ces réunions, pensant y entendre des propos salaces. Un coin de la pièce était occupé par un piano à queue drapé d'un châle sévillan qui tombait jusqu'à terre, ce serait ma cachette. Alors, un jour, en rentrant de classe, j'ai commencé par me faire un bon goûter puis, une fois nantie de ces provisions, je me suis enfournée sous le piano, sachant que j'en aurais jusqu'au soir. A travers les franges du châle j'ai vu arriver des messieurs très sérieux et parmi eux Saint-Exupéry que j'avais vu d'autres fois et que j'aimais bien parce qu'il avait une petite tête ronde en haut d'un corps immense, toujours en uniforme.
Je me suis ennuyée ce jour-là autant que je m'ennuie aujourd'hui dans les réunions d'intellectuels parisiens ! C'était interminable et cela ne m'a pas servi à comprendre l'interdiction de ma mère...
A part ça. Gide avait plusieurs fois regardé mes livres et mes cahiers de grec et de latin et vérifié par des questions perverses que je ne savais rien. Justement, ces investigations s'étaient le plus souvent passées dans le tram. Comme c'était le terminus il n'y avait la plupart du temps que nous deux au départ. Impossible de l'éviter. Moi j'étais là, avec mon uniforme de petite-fille-de-bonne-famille-qui-va-dans-une-bonne-école et mon cartable, à faire mes devoirs au dernier moment sur mes genoux. Lui, il arrivait avec sa cape, son béret, sa tête de Chinois et ses sandales en pneu de camion. J'en avais une peur bleue.
Raison majeure pour ne pas prendre le tram. D'autant plus que je connaissais un chemin très rapide, un raccourci pentu et périlleux, qui avait l'avantage de me faire traverser le parc de Galland, mon paradis. Paradis d'abord parce qu'il portait le nom de ma tante Lilia, une grande et large femme que j'aimais, et ensuite parce qu'il contenait, dans ses escarpements, les arbres, les plantes, les couleurs, les parfums, que j'aimais. Je courais à toute vitesse, je traversais comme un avion des zones de verts, de rouges, de jaunes, des senteurs de frésia, de glycine, d'œillets, de roses, de jasmin. J'étais sensible à tout cela que je n'avais pourtant pas le temps de regarder puisque mon attention se portait surtout sur la pente raide que je dévalais et dans laquelle le moindre faux pas m'aurait fait faire une chute dangereuse. Je bondissais pour éviter une roche mais ça ne m'empêchait pas de sentir que les roses-thé étaient en fleur, que l'ombre du cyprès était plus épaisse, qu'il avait plu la nuit précédente... Cette course me procurait une exaltation formidable, mon être entier y était occupé et j'en jouissais d'autant plus que j'imaginais le tramway se traînant dans ses lacets et secouant le Père Gide dans un tintamarre de ferraille. Tant pis pour les étincelles ! »

(Marie Cardinal, Autrement dit, Grasset, 1977)

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