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Série noire

Publié le 25 avril 2014 par Paulo Lobo
Il se dit qu'il faudra bien qu'il mange la soupe, comme tout le monde. Même si le breuvage préparé par la machine a un goût amer et abject. L'important, c'est de ne pas se faire remarquer. Tout à l'heure, à la pause de midi, il se rendra dans la resto-zone et prendra sagement sa place dans la file. Il fera de la causette sur des sujets anodins, y mettra un peu de sentiment, il fera comme tous les autres. Il parlera du mauvais temps, de ses prochaines vacances, et de l'émission d'hier soir, dans laquelle une candidate enceinte a partagé avec les spectateurs son dilemme au sujet de sa difficile décision existentielle, avorter ou non.Il se contentera de dire les banalités les plus générales et les moins inspirées, combien il compatit au sort de la candidate, combien il a aimé ce moment intense et criant de vérité, combien il attend impatiemment de voir la suite. Oui, il enverra un SMS pour participer au vote et à la décision. Dans ce monde qui est le sien, les autorités traquent le moindre soupçon d'individualisme et de subversion. Depuis que Célestine, son amie d'enfance, voisine de palier et confidente, a été emmenée par les agents de la vigilance citoyenne - les redoutables "avécés" -, il vit dans une peur de chaque instant. "Bientôt, ce sera mon tour", il estime qu'il est certainement fiché dans les rapports secrets, malgré son extrême précaution, il a fait un faux pas il y a six semaines, depuis il n'en dort plus la nuit, il est sûr que c'est à cause de ça qu'ils ont arrêté Célestine, il doit être placé sous surveillance lui aussi.Il se rappelle l'incident. Qui aurait dû passer inaperçu, mais qui probablement a été intercepté par l'une de ces caméras embarquées qui peuvent alimenter à la fois les réseaux et les avécés. Une banale soirée d'amis qui devait se terminer en orgie collective, comme le prévoyait le règlement. Ils étaient une bonne quinzaine à s'être réunis dans un bar-linge au coeur du quartier historique. Aucune célébration en particulier, juste le plaisir d'amorcer le week-end de la façon la plus détendue. Mais voilà, au moment où les esprits et les corps commençaient à se délier, Célestine quitta subitement la salle. Il la vit partir, il vit sa détermination, se demanda pourquoi et où, depuis quelque temps Célestine était devenue sombre et mélancolique, il n'arrivait que difficilement à lui insuffler un sourire. Il resta dans la salle, se joignit aux exercices de groupe pendant cinq minutes, puis, réussissant à se libérer de plusieurs entrelacs complexes, se leva, se rhabilla et alla retrouver Célestine. Elle était assise à une table près de la fenêtre, dans la salle principale. Elle leva les yeux vers lui lorsqu'il s'approcha. Qu'est-ce qu'il y a? Tu n'as pas envie de t'amuser? J'ai eu un petit coup de blues...Tu veux qu'on se promène un peu dehors? D'accord, répondit-elle, allons cueillir le silence de la nuit. Il aimait ces fulgurances du langage qu'elle avait parfois. Elle ressemblait à un poème. Ils quittèrent le bar et rejoignirent le quai de la rivière, qu'ils contemplèrent longuement. Il y avait aussi les éclats des réverbères. Ils croisèrent quelques passants, personne ne sembla faire attention à deux... Ils parlèrent peu, laissant leur voix s'exprimer de façon invisible. Quand plus tard il se remémora cette petite demi-heure qu'ils avaient traversé ensemble, il pensa qu'ils avaient vécu là l'équivalent d'un siècle, peut-être même d'un siècle et une semaine, il se rappela comment, dans leur tête à tous les deux, ils avaient entendu, sans avoir eu besoin d'écouteurs en partage, la sonate no 50 de Franz Schubert. Oui, ils auraient pu se laisser aller à un rapprochement purement rationnel, comme le prévoyait le code amoral édicté par le gouvernement, ils savaient qu'à chaque bout de bitume ils pouvaient être filmés ou photoscannés. Il était hautement risqué de ne pas se conformer aux usages imposés par la masse.
Série noire

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