UNE SOIRÉE (1883) (d'après Maupassant)
Maître Saval, notaire à Étretat,
Jeune encore, chauve déjà,
Actif, galant,
Joyeux, un peu gros,
Aimait la musique passionnément.
Il chantait l’opéra et jouait du piano.
Il conviait la haute société d’Étretat
Par des billets tournés par exemple ainsi :
Vous êtes priés d’assister à Saïs,
Lundi soir en première audition à Étretat.
De temps en temps,
Quelques amis faisaient les chœurs.
Deux ou trois dames chantaient également.
On ne traitait pas Saval d’amateur.
On l’appréciait en véritable artiste.
Un jour, il décida à l’improviste
D’aller assister à Paris
À la première d’Henri VIII.
Quand il descendit du train,
Il avait deux heures devant lui.
Il erra rue de la Chaussée d’Antin
Et se dit :
‘’Que je serais heureux ici,
Au milieu des artistes parisiens ! ‘’
Lorsqu’il venait à Paris,
Il aurait voulu en connaître quelques-uns
Et passer des soirées en leur compagnie
Pour, ensuite, en parler à Étretat.
Tout à coup, il s’est rappelé
Qu’il avait entendu parler d’un café
Où se réunissaient des écrivains,
Des peintres et des musiciens.
Il y alla, entra et s’assit.
Vint bientôt se placer à côté de lui
Un homme grand, fort et brun
Que la patronne appelait M. Romantin.
À la prononciation du nom
De ce peintre de renom
Le notaire tressaillit. Était-ce lui
Qui venait d’obtenir un prix
Au dernier Salon ?
Romantin fit venir le garçon :
-« Tu vas me donner à diner
Puis, comme nous pendons la crémaillère,
Tu porteras à mon nouvel atelier
10 rue des Saints Pères
Les bières et le jambon que j’ai commandés. »
Saval regardait le peintre en biais,
Quand, vêtus de vestes de velours noir,
Deux de ses camarades s’approchèrent
Et l’interrogèrent :
-« C’est pour ce soir ? »
-« Je vous crois. Ce sera du tonnerre !
Il y aura Guillemet, Gerveix, Bonnat,
Clarin, Béraud, Jean-Paul Laurens, Hébert… »
Saval osa demander d’une petite voix :
-« J’ai entendu prononcer votre nom.
Êtes-vous M. Romantin, médaillé au Salon ? »
-« Lui-même, monsieur. C’est moi. »
Le notaire le complimenta
Et ajouta :
-« Je serais enchanté
De rencontrer tant de célébrités
Réunies chez un artiste de votre talent… »
-« Eh bien, venez ! Vous serez bien accueilli ! »
Saval, enthousiaste, se dit :
‘‘Ce soir, tant pis
Pour l’opéra Henri VIII,
J’aurais toujours le temps
D’y aller. ’’
Et pour remercier,
Il paya l’addition
Des deux repas
Et des consommations.
Ils sortirent ensuite d’un allègre pas.
Quand ils arrivèrent à l’atelier,
Romantin rentra le premier :
-« Puisque je vous ai invité,
Vous allez m’aider. »
-« Usez de moi comme vous voudrez. »
-« Nous allons d’abord nettoyer.
Tenez, balayez
Pendant que je m’occupe des lumières. »
Saval prit le balai,
Souleva un ouragan de poussière,
Puis mit de l’ordre autour de lui
Tandis que Romantin allumait les bougies.
On mit les bières et le jambon sur la table.
On attendit un quart d’heure,
Une demi-heure.
Soudain ce fut dans l’escalier
Un vacarme effroyable.
Les secousses de cent pieds
Ébranlaient la maison tout entière.
Des hommes et des femmes hurlèrent :
« Entrez dans mon établissement,
Soldats et bonnes d’enfants. »
Saval devenait tout éperdu.
La procession l’aperçut :
-« Un larbin, un larbin ! »
En le liant par les mains,
On se mit à tourner autour de lui
Et à danser avec grand bruit.
Saval, perdant la tête, s’écria :
-« Je suis le notaire d’Étretat ! »
-« Pas d’histoire ! »
Et on le fit boire…
Et on le déshabilla…
……………………………………
Depuis, quand on loue devant lui
Les beautés d’un opéra,
Saval ne manque pas
D’ajouter, en bon connaisseur,
Qu’à son avis :
-« La peinture est un art très inférieur. »