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La surprise stratégique : anticiper, absorber, répondre.

Publié le 04 avril 2008 par Francois155

Le 23 aout 2007, installant la commission du Livre Blanc de la Défense et de la Sécurité, le Président de la République demandait que lui soit proposée « une stratégie globale de défense et de sécurité nationale actualisée qui garantisse les intérêts de la nation si une surprise stratégique venait à les menacer ». Ce faisant, il met l’accent sur une donnée essentielle de la construction d’une politique de Défense cohérente qui, si elle est prise en défaut, peut avoir les conséquences les plus graves possibles. S’interrogeant sur ce thème, un groupe d’officiers[i], auditeurs au Centre des Hautes Etudes Militaires (CHEM), a produit un article tout à fait remarquable repris par la revue « Défense nationale et sécurité collective »[ii]. Simplement intitulé « La surprise stratégique », leur travail revient sur le concept, identifie les vulnérabilités (réelles) de la France en la matière et propose des pistes intéressantes pour y remédier.

Plutôt que d’analyser le texte en détail, je me contenterai ici de reproduire in extenso leur résumé placé en exergue :

« Entendue comme un événement de caractère intentionnel, peu ou mal anticipé, impliquant la défense et la sécurité d’un Etat, la surprise stratégique n’est jamais si proche que lorsque certaines conditions sont réunies :

- Capacité insuffisante à détecter les signaux faibles.

- Capacité d’analyse bridée par un mode de pensée préorienté peu perméable à d’autres rationalités.

- Impréparation morale des décideurs et des citoyens.

- Rigidité de l’organisation et des capacités nationales.

Confrontée à une surprise, la France ne pourra anticiper, encaisser et reprendre l’initiative que si elle retrouve ou renforce une certaine profondeur stratégique. Trois axes de progrès sont à privilégier dés maintenant :

- Eclairer les autorités et forger la cohésion nationale.

- Favoriser une réelle dynamique d’analyse stratégique prospective.

- Renforcer les capacités de décision et d’action. »

Cette introduction lumineuse révèle effectivement nos faiblesses tout en traçant des voies pour les contrer, dans la mesure du possible (car certaines sont systémiques et nécessitent de vrais changements de perception de la part du corps social). Pour développer, commençons pas définir la surprise stratégique avant d’examiner comment l’anticiper, l’absorber puis y répondre, en nous basant sur le texte précité mais aussi sur d’autres réflexions plus personnelles.

1. La surprise, une notion essentielle mais parfois mal comprise.

Le public a souvent une approche erronée (ou simplifiée) de la surprise car il limite le concept à un « coup » instantané, positif ou négatif, mais qui s’estompe aussitôt après que son dévoilement soit intervenu. Par exemple, le jour de mon anniversaire, un proche m’offre un cadeau : je ne suis pas surpris par le présent (puisque la date le laisser prévoir) mais par la nature de celui-ci. La surprise est très brève, juste le temps de constater, avec plus ou moins de ravissement, ce qui m’a été offert, et ne dure que quelques secondes (ou minutes si je suis très émotif ou que le cadeau est inattendu). C’est généralement dans ce sens qu’est compris le concept.

Mais l’une des caractéristiques essentielles de la surprise stratégique, c’est justement sa rémanence : elle se poursuit dans le temps et continue à produire ses effets même une fois le premier choc passé. Pire : plus je suis surpris (par défaut d’anticipation), plus je tarde à trouver une réponse adéquate à la surprise initiale, plus ses effets négatifs s’accumulent au point que ma riposte devient progressivement inadéquate voire impossible à mettre en œuvre car toujours à contretemps du rythme des effets perturbateurs en cascade que la surprise de départ a produits.

Il faut donc agir sur trois axes pour parer et survivre à la surprise infligée : l’anticiper le plus exactement possible dans la mesure des moyens dont on dispose ; si on la subit malgré tout, savoir encaisser le choc initial (et la préparation psychologique permet cela) en absorbant l’énergie contraire sans que la mécanique de la volonté ne se brise sous le premier coup ; enfin, savoir répondre efficacement, dans l’idéal en reprenant l’initiative c'est-à-dire en imposant au courant volontaire adverse un mouvement auquel lui-même ne s’était pas préparé. La mécanique s’inverse alors et c’est l’Autre qui se trouve dans la position peu enviable d’avoir laissé l’initiative lui échapper et de devoir maintenant gérer les conséquences de son imprévoyance.

Voyons maintenant chacun de ces points plus en détail en réfléchissant au niveau d’un Etat, de la France en particulier, en utilisant quelques unes des suggestions faites par les auteurs de l’article et en gardant bien en tête que ces étapes, loin d’être cloisonnées, s’interpénètrent au point que l’efficacité de l’une conditionne la réussite des autres.

2. Anticiper la surprise.

Ceci signifie deux choses : savoir ce qui nous menace à l’avance pour si possible contrer l’attaque avant qu’elle ne survienne mais aussi, car on peut se douter des intentions malveillantes adverses sans pouvoir toujours le frapper préemptivement, préparer psychologiquement la population et les décideurs à recevoir le coup qu’on suppose imminent. Autrement dit, tenter de savoir à quoi s’attendre et, dans l’impossibilité d’empêcher l’attaque de subvenir, savoir que l’ensemble de la communauté nationale, avisée et instruite, aura elle-même su anticiper le danger en discernant les menaces crédibles parmi le bruit de fond ambiant. Dans ce second cas, l’anticipation empiète sur et prépare l’absorption par la volonté collective des dommages infligés.

Ce qui permet de « prévoir », c’est bien sur le renseignement mais celui-ci doit sans doute aujourd’hui s’adapter aux nouvelles menaces, diffuses et vaporeuses, qui tranchent de celles qui occupaient les esprits pendant la Guerre Froide : perception et interprétation des « signaux faibles », renseignement d’ambiance, détection des intentions, telles sont les voies qui doivent être explorées avec une attention accrue. Pour ce faire, les auteurs du CHEM préconisent, avec une grande sagesse, l’utilisation pragmatique des réseaux informels, « think tanks » privées et autres observateurs des sources ouvertes et spécialistes non gouvernementaux pour fournir à la puissance publique des interprétations nouvelles. Il est clair qu’une telle orientation serait, en France, particulièrement profitable à condition de l’encadrer avec discernement.

3. Absorber le choc.

Pour une nation, la surprise stratégique aura un impact d’autant plus dévastateur qu’on ne l’aura pas vu venir et que la société dans son ensemble, et à tous les niveaux de décision, ne sera pas préparée à la recevoir. En ébranlant durablement la structure politique, économique et sociale de son adversaire, la surprise infligée à un pays non préparé prend alors une dimension critique alors qu’une gestion en amont en aurait réduit l’ampleur à un niveau plus bas. Eviter l’assaut de l’ennemi n’est pas toujours possible, soit qu’on ne dispose pas des moyens de renseignement suffisants pour le détecter à temps, soit qu’on ne puisse matériellement l’empêcher d’agir quoique de forts soupçons planent déjà. En revanche, il est toujours utile pour le corps social d’apprendre à gérer la blessure initiale pour en minimiser la rémanence et entamer d’emblée une riposte adéquate.

Une telle préparation, essentiellement d’ordre psychologique et morale, est l’une des responsabilités fondamentales des décideurs actuels : les auteurs du CHEM insistent sur la nécessité de créer une « profondeur stratégique » suffisante en renforçant la cohésion nationale, la gestion efficace de l’information et les capacités de décision et d’action. Sans cette profondeur stratégique, l’action terroriste, par exemple, atteint pleinement son objectif : un événement dont les conséquences psychologiques seront infiniment supérieures à l’impact physique du « coup » initial.

Prenons un exemple concret, au niveau individuel : le boxeur, sur le ring, fait face à son adversaire, en position de garde, les muscles bandés. Il sait qu’il va être frappé, il s’est entrainé à être frappé, il sait par qui il le sera et il peut même supposer à quel endroit le coup le touchera, en fonction de l’attitude de son vis-à-vis : sa capacité à encaisser est démultiplié et, à moins d’avoir commis une erreur dans son positionnement, il sera généralement à même de riposter à un impact qui aurait mis KO n’importe qui d’autre. A l’inverse, le paisible citoyen qui sifflote dans la rue, attaqué subitement par derrière puis roué de coups, en conservera d’importantes séquelles, tant physiques que psychologiques (ces dernières étant l’illustration cruelle de la rémanence, de la prolongation temporelle des conséquences dévastatrices de la surprise subie car non anticipée).

Nos sociétés d’aujourd’hui peuvent adopter la posture du boxeur qui est en garde : attentif, entrainé, ferme sur ses assises, prêt à esquiver ou à amortir le premier assaut avant de répliquer de manière efficace. Cela suppose une prise de conscience car il ne s’agit pas là forcément d’une attitude « naturelle » pour beaucoup d’entre nous. A défaut, nous pouvons aussi être ce badaud qui chemine le nez au vent et reçoit de plein fouet l’assaut furieux d’un adversaire qui aura prémédité son attaque et l’exécutera de manière à ce qu’elle soit la plus marquante possible.

4. Répondre efficacement.

Le coup a été porté, l’adversaire s’est emparé de l’initiative, idéalement avec notre consentement sournois, et nous a asséné ce qu’il espère être une frappe décisive. Si nous n’avons rien anticipé, rien vu venir et que l’attaquant a engagé des forces suffisantes et décidées à mener l’action jusqu’au bout, notre nation risque l’effondrement total (cf. la France de 1940) ou, au minimum, un sérieux ébranlement. Quoi qu’il en soit, et à moins d’être à terre, le moment est venu de la réponse.

Comme suggéré dans la première partie, la réplique doit intervenir le plus rapidement possible pour éviter la cascade des effets négatifs produits par la surprise (confusion, doute, chaos, vulnérabilité face à une nouvelle frappe). Mais la vitesse, non seulement n’est pas tout, mais elle peut même entrainer encore plus de conséquences néfastes si elle ne satisfait pas à cette autre condition nécessaire à son juste emploi : la précision.

Car, et c’est particulièrement vrai dans le cas des actions terroristes, les groupes qui les perpètrent attendent justement que nous réagissions vite et mal : anticipant notre riposte (puisqu’ils savent ne pas nous avoir mis KO d’une seule frappe), ils escomptent que celle-ci sera désordonnée et brutalement excessive.

Là encore seule une préparation antérieure à l’agression peut éviter cet écueil : en ayant pris soin d’identifier clairement nos adversaires potentiels, nous limiterons nos frappes aux seuls responsables sans étendre notre courroux à des innocents, comme l’espèrent les agresseurs.

On peut dire qu’une anticipation correcte des menaces probables accompagnée d’un travail sur notre profondeur stratégique nous permettra d’exercer une riposte à la fois rapide et précise, décapitante, sur l’ennemi. S’attendant à nous voir choir ou frapper dans le vide, il subira alors la surprise de devoir supporter un assaut auquel il ne s’attendait pas sur ses points les plus vulnérables et ses centres de gravité. Dans ce cas, la réponse a été idéale puisqu’elle a permis d’arracher une initiative momentanément consentie à l’ennemi.

CONCLUSION : La France est-elle préparée à la surprise stratégique ?

Revenons-en à l’article qui a servi de point de départ à ces réflexions : les auteurs y présentent un scénario parfaitement crédible d’une conjonction simultanée de facteurs déstabilisants auxquelles nous devrions répondre.

Ceux-ci comprendraient une dimension intérieure (émeutes dans les zones périurbaines des grandes villes, désorganisation du système administratif par des attaques informatiques) ; extérieure (une brusque montée de tension avec la Russie, courroucée par l’élargissement de l’OTAN et l’indépendance du Kosovo, qui déploierait des missiles balistiques à ses frontières tout en stoppant unilatéralement ses approvisionnements énergétiques vers l’Europe occidentale) ; le tout sur fond d’enlisement dans des déploiements extérieurs et de diminution drastique du budget militaire pour cause de crise budgétaire.

La France, à ce moment présidente de l’UE et qui a la responsabilité de la composante terrestre de la Nato Response Force (NRF), est-elle en mesure d’anticiper correctement ces phénomènes pour absorber efficacement ces chocs avant d’amorcer une réponse crédible et efficace ? Ses dirigeants, sa population, son outil militaire et sécuritaire peuvent-ils gérer toutes ces difficultés sans que le chaos n’apparaisse et que les surprises en cascades n’entrainent les conséquences les plus graves ?

La question mérite d’être posée et, dans le cas d’une réponse prudente voire négative, la lecture de l’article du groupe de travail réuni par le CHEM fournit quelques pistes utiles pour entamer et/ou poursuivre la réflexion…

NB : l’image illustrant ce texte est un travail de Duomaxw publié sous licence Creative Commons.


[i] Composition du groupe de travail : colonels (A) Bernard SCHULER, (T) Richard ANDRE, (T) Luc BEAUSSANT, (G) Didier BOLOT, (T) Xavier de WOILLEMONT, (A) Jean-Daniel TESTE, capitaine de vaisseau (M) Thierry SOUDET. A noter qu’un précédent article du colonel de Woillemont (« Libéralisme et obligation militaire ») avait déjà été commenté dans ces pages.

[ii] Numéro de mars 2008.


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