Revue de livre par Marcel Boyer
(NDLR : En réponse aux critiques formulées par Louis
Cornellier du Devoir, L’économie en l’absence de l’humain, Marcel Boyer résume le
contenu de son livre, écrit conjointement avec Nathalie Elgrably-Lévy.)
Le
modèle québécois s'est éloigné de la véritable social-démocratie
Vous avez récemment recensé notre livre Réinventer le Québec.
Douze chantiers à entreprendre (Stanké 2014). Dans votre texte, en entrée en
matière, vous affirmez que « Marcel Boyer et Nathalie Elgrably-Lévy sont
deux économistes de droite qui se réclament de l’école néoclassique. En termes
simples, on dira qu’ils sont néolibéraux ». Condamnés dès le départ avant même
le début du procès, nous ne pouvions nous attendre qu’à une recension
superficielle, caricaturale, hors contexte et biaisée de notre livre. Attente
confirmée.
Vous auriez pu écrire de manière plus juste et plus conforme au contenu de
notre livre, que vous auriez eu intérêt à lire, que « Marcel Boyer et
Nathalie Elgrably-Lévy sont deux économistes qui refusent de croire que le
modèle sociale-démocrate est nécessairement synonyme d’inefficacité et de gaspillage.
Leurs propositions visent à faire du Québec une société social-démocrate
efficace, responsable, prospère, éprise de liberté, de conquête et
d’excellence, et véritablement respectueuse des citoyens ».
Mais cela aurait exigé de votre part une analyse intellectuellement plus
rigoureuse et plus fine qui se marie mal à votre conception de la société, dans
laquelle s’affrontent deux camps : les bons citoyens et les méchants
néolibéraux, les innocents et les coupables, la gauche et la droite, l’« avec
nous » et les terroristes. Il est vrai que cette conception d’un monde
dichotomique vous simplifie la vie !
Social-démocratie
Vous nous accusez du crime de lèse-majesté irréparable, celui d’offrir une
critique radicale du modèle québécois. C’est nous présenter avec un manque
sérieux d’objectivité et de discernement. Nous critiquons le modèle québécois
parce qu’il s’est éloigné de la véritable social-démocratie pour se transformer
en un modèle basé sur la préservation des droits acquis, la protection des rentes
et intérêts corporatistes et la sauvegarde des vaches sacrées, bref, un modèle
devenu peu motivant, peu innovant, tolérant de la médiocrité, figé et enfermé
dans son passé, et endormi dans une langue de bois où la forme et le contenant
dominent le réel et le contenu.
Notre analyse critique est basée sur des faits, entre autres les suivants : au
cours des 30 dernières années, seulement 17 % des emplois à plein temps créés
au Canada l’ont été au Québec ; l’écart de PIB réel par habitant entre le
Québec et le reste du Canada (ROC) a augmenté de 73 %, passant de 3225 $ à 5575
$ ; le nombre de jeunes de moins de 15 ans a diminué de 12 % au Québec, alors
qu’il augmentait de 7 % dans le ROC, 16 % en Ontario et 22 % aux É.-U. ; le
nombre de jeunes travailleurs ou de jeunes familles, les 15-44 ans, a diminué
de plus de 5 % au Québec, alors qu’il augmentait de 23 % dans le ROC, de 29 %
en Ontario et de 15 % aux É.-U. Vous ne dites pas mot de ces faits. C’est vrai
que les faits sont dérangeants.
Nos douze chantiers visent à redonner au modèle québécois le véritable sens et
la véritable finalité de la social-démocratie. Parmi ces chantiers, mentionnons
la redéfinition des rôles des secteurs public et concurrentiel ; la
non-manipulation des prix comme signaux de rareté relative des ressources,
biens et services ; le recours systématique aux mécanismes concurrentiels pour
contrer le développement d’un capitalisme de copinage (collusion) et permettre
l’affirmation concrète d’un droit des citoyens et des organisations de
contester l’ordre établi et de remplacer le cas échéant les fournisseurs
actuels de biens et services publics et sociaux ; une plus grande
responsabilisation des écoles, collèges et universités dans le développement et
le maintien de notre capital humain ; la participation concurrentielle du
secteur privé au sein de notre régime public de santé comme c’est le cas en
France et en Suède entre autres ; la protection et la valorisation de nos
ressources environnementales, dont l’eau, par la création de marchés appropriés
; le développement d’une taxation plus incitative, cohérente, inclusive et
simplifiée, favorable à une redistribution directe et incitative des revenus et
des richesses ; etc.
On peut être en désaccord avec l’analyse et les propositions que nous
présentons dans Réinventer le Québec, mais votre recension de notre livre est
malheureusement intellectuellement désolante, indigne d’un journal comme Le
Devoir !
L'auteur est professeur émérite de sciences économiques, Université de
Montréal, et Fellow du CIRANO