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"Terre noire d'usine" de Janine Massard

Publié le 06 mai 2014 par Francisrichard @francisrichard

Paru il y a 24 ans, réédité cette année en poche dans une version "revue et légèrement enrichie", ce livre raconte la vie de Jacques, paysan ouvrier, depuis sa naissance en 1910 dans le Nord vaudois jusqu'à la fin des années septante, et le contexte dans lequel il a vécu.

Janine Massard a, préalablement, pendant deux ans, recueilli, sur cette traversée du XXe siècle, plusieurs témoignages, à commencer par celui de Jacques, et consulté des archives de presse, dont l'abécédaire figurant en fin d'ouvrage donne un aperçu.

Ce travail de recherche lui a permis "d'avoir un coup d'oeil sur le siècle, sur l'évolution et la transformation des classes populaires, sur la grande pauvreté en Suisse" (qui n'a pas pris fin en 1918), sur l'absence d'esprit de revendication des ouvriers de ce coin-là, considéré à tort depuis la plaine comme un pays de cocagne:

"Recrutés en campagne, ils avaient appris à endurer en se taisant."

Pendant l'enfance de Jacques, la vie est "organisée en fonction des saisons et des travaux de la terre". Comme les autres enfants de petits paysans, il ne va à l'école qu'avant ou après. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que le niveau général de l'instruction et de la formation soit rudimentaire.

Au village l'aristocratie ce sont l'instituteur, le président de la commission scolaire, le pasteur, les gros paysans. Tout en bas de l'échelle de la société ce sont les domestiques qui restent en marge de la société, "paysans sans terre, fils de petits paysans, ou encore, de l'Enfance abandonnée":

"Entre les nantis et les plus défavorisés, on trouvait les petits paysans, les petits propriétaires."

La grande majorité de ces petits paysans est pauvre et se soigne avec les moyens du bord. Elle n'a pas les moyens de s'assurer contre la maladie (ou l'accident) et n'appelle le médecin qu'à la dernière minute:

"Quand le médecin arrivait, on savait que c'était mauvais signe."

L'alcoolisme est l'un des fléaux qui déciment les campagnes (il diminuera après la Deuxième Guerre, avec l'amélioration du niveau de vie). Il conduit la plupart du temps à la violence, et, parfois même, au suicide. 

Le cautionnement ("la garantie financière fournie par un particulier à un autre") est un autre fléau: c'est le billet qu'on signe au bistrot. Il conduit bien souvent à se retrouver sans terrain et à devoir marauder la nuit pour s'en sortir...

Tout jeune, Jacques est placé comme petit domestique chez un paysan sobre, c'est-à-dire une exception, dans un autre village que le sien, Vuiteboeuf. Son enfance est derrière lui. Il doit gagner sa vie et ne pas se faire renvoyer.

A dix-sept ans, Jacques commence son apprentissage dans le bâtiment, à Yverdon, à sept kilomètres de son domicile, trajet qu'il accomplit en vélo. Après avoir travaillé sur un chantier des CFF, il est embauché de 1933 à 1939 dans une entreprise qui est proche de son village et qui construit des maisons dans le Jura, et des bâtiments locatifs à Yverdon:

"La présence du patron nous consolait: il faisait le même boulot, il connaissait la même fatigue."

Jacques se marie en 1937 avec Suzanne, dont il a fait la connaissance sur le quai de la gare d'Yverdon. Elle a été bonne à tout faire à Lausanne, Genève et Paris, et elle est, en tout dernier lieu, femme de chambre chez une baronne, sa dernière place avant leur mariage.

Le 3 septembre 1939, Jacques est mobilisé à Sainte-Croix, dans la grande fabrique Thorens. Pendant la Mob', les femmes des soldats travaillent dans les champs, pour un salaire deux fois moins élevé que celui des hommes... Ce qui est de toute façon la proportion habituelle entre les salaires des femmes et des hommes à l'époque...

Quand Jacques est démobilisé il trouve du travail chez le même Thorens à Sainte-Croix. Il n'est pas darbyste (chrétien fondamentaliste, disciple de Darby), comme ses patrons. Aussi n'a-t-il pas de possibilité réelle de monter dans la hiérarchie. Son salaire, bien que plus élevé qu'en plaine, est encore insuffisant pour en vivre, d'autant qu'il est père d'un petit garçon. Alors il faut bien s'organiser pour manger tous les jours...

Après la guerre, c'est le boom. Pourtant son salaire reste insuffisant. Pour s'en sortir un peu mieux, il travaille pendant son temps libre et cultive son jardin. Plutôt que de travailler en usine, ce qui est trop éprouvant pour elle, sa femme tient une petite pension pour ses collègues qui n'ont pas les moyens d'aller au restaurant à midi.

Au début des années 1950, la roue tourne. Après avoir construit sa maison, il achète un tandem et pour la première fois, en 1952, il part en vacances sur ce vélo avec Suzanne dans le midi de la France après avoir confié leur fils à une famille amie. Il achètera une voiture en 1955, par obligation professionnelle.

Jacques raconte le travail en usine, les sanctions quand on arrive en retard, les chronométreurs, qui ont le plus souvent un chronomètre à la place du coeur, les femmes qui, pour tenir, consomment des produits de pharmacie (en rentrant de l'usine, un autre travail les attend, à la maison), les conditions de travail qui mettent la santé en danger:

"Les augmentations de salaire sont venues avec la conjoncture favorable. Mais les améliorations des conditions de travail ont été le résultat des démarches des syndicats, et ce côté-là n'est pas à négliger."

Après 8 ans passés chez Thorens, il est embauché chez Lador, mais le patron avec lequel il s'entendait meurt peu de temps après. Il est congédié. Il retrouve du travail dans la maison concurrente, deux cents mètres plus loin, comme contremaître. Mais, cette fois, les deux patrons ne s'entendent pas. Il les quitte pour travailler avec un artisan, à L'Auberson, d'où l'achat de sa voiture.

Après avoir perdu un de ses deux clients, cet artisan lui trouve un emploi à La Sagne chez un collègue, pour l'hiver. Au printemps 1960, il est engagé chez Paillard. Où il va rester 15 ans. Il part à la retraite, juste avant la récession de 1977-1978:

"Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise? Que ma retraite n'est pas dorée sur tranche mais que je vis bien tout en continuant à compter. J'ai pu garder ma maison, mon auto, j'ai fait quelques voyages.

"Est-ce cela l'amélioration du niveau de vie de l'humanité?"

A lire ce récit, jalonné d'anecdotes qui parlent davantage à l'esprit que de longs discours, force est de constater que les conditions de vie ont tout de même bien changé pour Jacques comme pour bien d'autres en cinquante, septante ans.

Il y a un siècle encore, le plus souvent, dans les habitations, il n'y avait pas d'eau courante, pas de salle de bains donc, pas d'électricité, pas de gaz, pas de téléphone, pas de chauffage. Les premières automobiles faisaient seulement leur apparition... Mais, surtout, la plus grande partie de la population locale vivait dans une véritable misère.

Francis Richard

Terre noire d'usine, Janine Massard, 292 pages, camPoche (1990)

Le dernier livre de Janine Massard:

Gens du lac, 192 pages, Bernard Campiche Editeur (2013)


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