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Chacun a vu un jour… ce que devient la feuille de papier près de la flamme…

Publié le 09 mai 2014 par Philippe Thomas

Poésie du Samedi, 69 (nouvelle série) :

Il a fallu que Philippe Jaccottet soit honoré par son entrée dans la bibliothèque de la Pléiade, une  rareté du vivant de l’auteur, pour que je me replonge un peu dans son œuvre que je ne fréquentais plus guère, à la notable exception de sa traduction de l’Odyssée, l’une des meilleures qui soit. Et je tombe sur cette Lumière d’hiver… et ce Parler, qui me parle aussi. Il s’agit moins ici d’évoquer l’œuvre de Jaccottet que d’en capter quelques fragments qui nourrissent notre propre quête ; et c’est pourquoi j’ai pris quelques libertés dans la citation de ce poème en mettant son 2ème mouvement en premier, et en n’en gardant que ce qui me paraissait le plus essentiel, d’où quelques coupes (…). Mais en bon traducteur, Jaccottet sait bien la part de trahison qui est dans toute traduction et je n’espère ici que traduire une sorte d’émotion esthétique…

Bien sûr, il s’agit ici d’un moment décisif, le passage du papier à la cendre, alors même que le papier est porteur de mots suprêmement importants au seuil du passage. C’est une véritable épreuve du feu, où s’éprouve le consentement de chacun, acceptation ou repli sur soi en un dérisoire réflexe de survie devant l’inéluctable. Reste qu’il faut parler, même si cela semble dérisoire comme le répète le perroquet de Queneau, dans Zazie dans le métro : «  tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire ». Parler, c’est atteindre aussi le verbe ou le discours capable de conjurer la mort, de transmettre « des choses qui habitent les mots », et même comme Jaccottet le sent et le dit excellemment « une lumière qui franchit les mots comme en les effaçant ». Mais laissons enfin parler Jaccottet le poète :

Chacun a vu un jour (encore qu'aujourd'hui

on cherche à nous cacher jusqu'à la vue du feu)

ce que devient la feuille de papier près de la flamme,

comme elle se rétracte, hâtivement, se racornit,

s'effrange... Il peut arriver cela aussi,

ce mouvement de retrait convulsif, toujours trop tard,

et néanmoins recommencé pendant des jours,

toujours plus faible, effrayé, saccadé,

devant bien pire que du feu.

Car le feu a encore une splendeur, même s'il ruine,

il est rouge, il se laisse comparer au tigre

ou à la rose, à la rigueur on peut prétendre,

on peut s'imaginer qu'on le désire

comme une langue ou comme un corps ;

autrement dit, c'est matière à poème

depuis toujours, cela peut embraser la page

et d'une flamme soudain plus haute et plus vive

illuminer la chambre jusqu'au lit ou au jardin

sans vous brûler  - comme si, au contraire,

on était dans son voisinage plus ardent, comme s'il

vous rendait le souffle, comme si

l'on était de nouveau un homme jeune devant qui

l'avenir n'a pas de fin...

C'est autre chose, et pire, ce qui fait un être

se recroqueviller sur lui-même, reculer

tout au fond de la chambre, appeler à l'aide

n'importe qui, n'importe comment :

c'est ce qui n'a ni forme, ni visage, ni aucun nom,

ce qu'on ne peut apprivoiser dans les images

heureuses, ni soumettre aux lois des mots,

ce qui déchire la page

comme cela déchire la peau,

ce qui empêche de parler en autre langue que de bête.

(…)

Parler est facile, et tracer des mots sur la page,

en règle générale, est risquer peu de chose :

un ouvrage de dentellière, calfeutré,

paisible (on a pu même demander

à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse),

tous les mots sont écrits de la même encre,

"fleur" et "peur" par exemple sont presque pareils,

et j'aurais beau répéter "sang" du haut en bas

de la page, elle n'en sera pas tachée,

ni moi blessé.

Aussi arrive-t-il qu'on prenne ce jeu en horreur,

qu'on ne comprenne plus ce qu'on a voulu faire

en y jouant au lieu de se risquer dehors

et de faire meilleur usage de ses mains.

(…)

Parler pourtant est autre chose, quelquefois,

que se couvrir d’un bouclier d’air ou de paille…

Quelquefois, c’est comme en avril, aux premières tiédeurs,

Quand chaque arbre se change en source, quand la nuit

semble ruisseler de voix comme une grotte

(à croire qu’il y a mieux à faire dans l’obscurité

des frais feuillages que dormir),

cela monte de vous comme une sorte de bonheur,

comme s’il le fallait, qu’il fallût dépenser

un excès de  vigueur, et rendre largement à l’air

l’ivresse d’avoir bu au verre fragile de l’aube.

Parler ainsi, ce qui eut nom chanter jadis

et que l’on n’ose à peine maintenant,

est-ce mensonge, illusion ? Pourtant, c’est par les yeux ouverts

que se nourrit cette parole, comme l’arbre

par ses feuilles.

Tout ce qu’on voit,

Tout ce qu’on aura vu depuis l’enfance,

précipité au fond de nous, brassé, peut-être déformé

ou bientôt oublié (…)

tout cela qui remonte en paroles, tellement

allégé, affiné qu’on imagine

à sa suite guéer même la mort… (…)

Y aurait-il des choses qui habitent les mots

plus volontiers, et qui s'accordent avec eux

- ces moments de bonheur qu'on retrouve dans les poèmes

avec bonheur une lumière qui franchit les mots

comme en les effaçant - et d'autres choses

qui se cabrent contre eux, les altèrent, qui les détruisent :

comme si la parole rejetait la mort,

ou plutôt, que la mort fît pourrir

même les mots ?

Philippe Jaccottet (né le 30 juin 1925 à Moudon en Suisse). Chants d’en bas in A la lumière d’hiver, 1977. Tous ces textes sont repris dans la Pléiade.


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