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Vigilance…

Publié le 14 mai 2014 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 70 (Nouvelle série)

Nous vivons une époque où la vigilance s’impose. Autour de nous, chez nous, ailleurs encore.  Avec la résurgence de vieux démons, les crispations identitaires, la crise économique, les tensions  sociales, la faillite des politiques même les mieux intentionnés, la montée des extrêmes, les fanatismes religieux et les dérives sectaires… l’actualité nous fournit des tas de raisons d’être vigilants, de ne pas se laisser endormir dans notre confort petit bourgeois télévisuel et virtuel. Etre vigilant, c’est évidemment être en éveil.

C’est d’un tout autre éveil dont nous parle André Breton dans ce poème précisément intitulé Vigilance, puisqu’il est  sur la pointe des pieds dans mon sommeil .  Nous sommes en plein rêve surréaliste, en plein dans le matérialisme magique qu’il théorisait dans Arcane 17 ou l’Art magique.  Pour Breton, le rêve fait partie de la réalité… comme la réalité peut faire partie du rêve. Et donc il faut tout explorer, sonder, voire soumettre à l’épreuve du feu comme ici où l’aboutissement est d’arriver à toucher le cœur des choses … Le tout est placé sous le double signe de la Tour St-Jacques, haut lieu d’expériences alchimiques médiévales menées par  Nicolas Flamel, et du tournesol, dont la teinture est en chimie un puissant réactif et dont la nature solaire inspira d’autres poèmes à Breton. Ici, on croise aussi  de drôles d’animaux qui regardent fraternellement le dormeur éveillé… C’est un poème envoûtant pour dire une certaine forme de passage et même de réalisation où in fine les moyens employés ont fait leur temps, les métiers se fanent une fois leur office accompli, et ils ne sont plus que cendres tandis que le « je » est né de nouveau à lui-même…

Vigilance
À Paris la tour Saint-Jacques chancelante
Pareille à un tournesol
Du front vient quelquefois heurter la Seine et son ombre glisse imperceptiblement parmi les remorqueurs
À ce moment sur la pointe des pieds dans mon sommeil
Je me dirige vers la chambre où je suis étendu
Et j’y mets le feu
Pour que rien ne subsiste de ce consentement qu’on m’a arraché
Les meubles font alors place à des animaux de même taille qui me regardent fraternellement
Lions dans les crinières desquels achèvent de se consumer les chaises
Squales dont le ventre blanc s’incorpore le dernier frisson des draps
À l’heure de l’amour et des paupières bleues
Je me vois brûler à mon tour je vois cette cachette solennelle de riens
Qui fut mon corps
Fouillé par les becs patients des ibis du feu
Lorsque tout est fini j’entre invisible dans l’arche
Sans prendre garde aux passants de la vie qui font sonner très loin leurs pas traînants
Je vois les arêtes du soleil
À travers l’aubépine de la pluie
J’entends se déchirer le linge humain comme une grande feuille
Sous l’ongle de l’absence et de la présence qui sont de connivence
Tous les métiers se fanent il ne reste d’eux qu’une dentelle parfumée
Une coquille de dentelle qui a la forme parfaite d’un sein
Je ne touche plus que le cœur des choses je tiens le fil

André Breton (Tinchebray 1896 – Paris 1966), in Le revolver à cheveux blancs.


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