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Libres réflexions sur la condition de l’homme à l’âge de la technique, par Frédéric Gagnon…

Publié le 14 mai 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

 Pour Alain, Lucie et Jacob

À Philippe et Simon-Pierre

Martin Heidegger

Martin Heidegger

Il m’apparaît que notre condition d’homme à l’âge technique est d’autant plus problématique que notre époque est marquée par une véritable technophilie, voire pis, une néophilie infantile. Or, ce qu’il faut voir, c’est que la technique n’est pas neutre, mais que son développement, central pour notre époque, est lié à un mode de pensée qui devient facilement négateur de ce qui devrait être la réalisation de l’homme. En effet, la pensée technique est une pensée calculante qui réduit le monde à l’objectivité et tout étant, jusqu’à l’homme, en pur objet dont les comportements sont mathématiquement contrôlables et prévisibles. On peut dire qu’avec la pensée technique se voient évacués le mystère lié à notre humanité et le mystère infiniment plus grand de Dieu. Et, faut-il ajouter, cet esprit de la technique se marie fort bien à une économie de marché dans laquelle l’être même est envisagé comme valeur économique, donc comme ce qui est essentiellement calculable. C’est ce qu’avait bien vu le philosophe allemand Martin Heidegger lorsqu’il disait : « Non seulement elle [l’objectivité de la domination technique sur la terre] pose tout étant comme susceptible d’être produit dans le processus de la production, mais encore elle délivre les produits de la production par l’intermédiaire du marché (Markt). L’humanité de l’homme et la choséité des choses se diluent, à l’intérieur du propos délibéré d’une production, dans la valeur mercuriale d’un marché qui non seulement embrasse, comme marché mondial, la terre entière, mais qui […] tient marché dans l’essence même de l’être et fait ainsi venir tout étant au tribunal d’un calcul général […] »

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   Ce même Heidegger croyait que l’État totalitaire était une conséquence nécessaire « du déploiement essentiel de la technique ». En effet, le propre de la technique est ce que l’auteur Ernst Jünger appelait la mobilisation totale. Il y a un plan implicite dans l’évolution de la technique qui veut que toute ressource, humaine ou matérielle, serve la domination de la terre, domination absurde, d’un point de vue supérieur, puisqu’elle est à elle-même sa propre fin.

   Évidemment, on objectera à une telle idée le fait de l’essor des techniques dans les pays dits démocratiques. Mais justement, je me demande si nous ne sommes pas entrés dans un âge de totalitarisme démocratique. Nos régimes seraient démocratiques dans le sens où l’on y élit toujours nos gouvernements, mais totalitaires par leur degré d’enrégimentation des personnes.

   Il serait trop long, ici, d’expliquer en détail ce que j’entends par totalitarisme démocratique. Je me contenterai de décrire quelques signes de notre entrée dans un tel régime.

   Le nivellement que recherchait la dictature du prolétariat est de mieux en mieux réalisé par l’État capitaliste, et cela sans goulag et sans grande répression policière. L’État capitaliste a misé sur « l’organisation de l’opinion publique mondiale et des représentations quotidiennes des hommes » (Heidegger). À coup de vidéoclips, de téléréalité, de publicités, on a si bien domestiqué l’être humain que « celui qui sentira les choses autrement ira volontairement à l’asile d’aliénés » (Nietzsche).

   Je vois par ailleurs dans le retour de l’eugénisme un autre signe que nous vivons dans un totalitarisme démocratique. L’eugénisme est un projet que les nazis, avec leur folie meurtrière, ne surent mener à terme. Mais on ne voit pas assez qu’avec l’avortement sélectif s’instaure à l’âge démocratique un eugénisme volontaire. (On appelle avortement sélectif le fait que des sujets décident d’interrompre la grossesse quand l’enfant à naître montre quelque défaut. On pourrait dire que l’on se débarrasse de l’enfant comme d’un objet qui présente un défaut de manufacture.)

   Enfin, il est à noter que le totalitarisme déteste naturellement tout ce qui est grand en l’homme et qu’il cherche toujours à détruire les authentiques intellectuels, c’est-à-dire ceux qui excellent dans la vie de l’esprit. Aujourd’hui, on enterre sous des masses de divertissement débile la parole des auteurs et des penseurs qui mériteraient d’être écoutés. Il règne véritablement un mépris de l’exception. Heidegger, d’ailleurs, décrivait ainsi le monde moderne en parlant de « la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre ».

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Jünger

Jünger

   Mais au fond rien n’est perdu pour celui qui plonge au cœur de l’existence et y rencontre l’Être. On veut nous fragiliser en nous convainquant que loin d’être liés à la transcendance, nous ne sommes que matière. Comme le disait excellemment Ernst Jünger : « Rien de plus facile que d’effrayer celui qui croit tout fini avec l’effacement de son existence transitoire. Les nouveaux trafiquants d’esclaves ne l’ignorent pas : d’où le cas qu’ils font des doctrines matérialistes. »

   Il faut réapprendre sa liberté authentique pour découvrir Dieu et devenir un homme qui ne courbe pas l’échine devant les diktats du moment. Comme le disait Karl Jaspers : « Plus l’homme est vraiment libre, plus il est sûr de Dieu. »

   C’est dans une foi véritable que l’homme trouvera l’assurance de défier le Moloch qui instaure son règne. Or, à long terme, l’homme de foi ne peut que vaincre, car c’est lui, et non le technicien, qui puise dans les ressources véritablement inépuisables du monde et du supra-monde.

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Toutes les citations sont tirées des ouvrages suivants :

Heidegger, Martin. « Pourquoi des poètes ? », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1980.

Heidegger, Martin. Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1980.

Nietzsche, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra, Le livre de poche, 1983.

Jünger, Ernst. Traité du rebelle, Paris, coll. Points, 1986.

 Jaspers, Karl. Introduction à la philosophie, Paris, coll. 10/18, 1998.

Notice biographique

Libres réflexions sur la condition de l’homme à l’âge de la technique, par Frédéric Gagnon…
Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)


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