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Europe Nous manquons de fous capables de rêver l'impossible

Publié le 24 mai 2014 par Blanchemanche
24 MAI 2014 |  PAR RAMÓN LOBO (TINTALIBRE)Quelle est l'Europe vue d'Espagne, qui en avait tant rêvée au sortir de la dictature franquiste? Une analyse de Ramón Lobo, qui a été grand reporter à El País pendant plus de vingt ans et collabore aujourd'hui avec InfoLibre, partenaire de Mediapart.
A Bruxelles, célébration de l'élargissement de l'UE à dix nouveaux pays en 2004.A Bruxelles, célébration de l'élargissement de l'UE à dix nouveaux pays en 2004. © Rock Cohen (cc by Flickr)Pour ceux qui vivaient sous une dictature, ou ceux qui venaient d'en sortir, l'Union européenne était un objectif, un territoire de liberté, El Dorado. Pour ceux qui en font partie, encore plus s'ils sont du Sud et souffrent des coupes budgétaires imposées par Angela Merkel, l'UE est une marâtre implacable, antipathique. Aujourd'hui, au cœur de la crise, il n'y a pas de différences : tous, Etats membres ou aspirant à le devenir, ont perdu leurs illusions. Dans les Balkans, à part la Croatie qui a reçu le traitement VIP d'allié de Berlin, ils ont cessé de croire au miracle de la multiplication des pains et des poissons. Seule l'Ukraine regrette de ne pas être membre parce qu'elle ne combat pas pour la rigueur budgétaire mais lutte pour sa survie.Le temps n'est plus au rêve des grands visionnaires, les fondateurs de la bonne Europe, les Schuman, Adenauer, Gasperi et Monnet. Le temps n'est pas au beau fixe non plus si l'on évoque les aspirations de leurs successeurs, les Kohl, Mitterrand et Delors. La crise économique et le manque de réponses politiques efficaces ont laissé le casse-tête chinois sur la table.Le rejet d'une caste politique qui s'exprime dans un langage bureaucratique, l'indifférence des institutions ne sont pas seulement un problème pour l'Espagne, mais pour toute l'Europe. Les élections européennes du 25 mai montrent la gravité de la rupture entre les citoyens et leurs dirigeants. La confiance dans l'honorabilité de ceux qui gouvernent est ébranlée. Il n'y a pas de débat sur le modèle de l'UE, personne ne propose d'alternative ni ne dénonce les défauts structurels. Où sont les débats sur les sujets les plus importants : le chômage, l'énergie et le changement climatique ?Les partis politiques profitent des élections européennes pour se mesurer dans l'arène nationale, pour éloigner à Strasbourg ceux qui dérangent ou y placer les amis. L'Europe comme prime ou comme poubelle, jamais comme solution. Le laisser-aller des partis démocratiques fait le lit de l'abstention et de l'extrême droite.L'ancêtre de l'UE, la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA), est née en 1952 comme espace de dialogue, de reconstruction économique et de réconciliation dans un continent dévasté par la Seconde Guerre mondiale. C'étaient des temps d'extrême pauvreté, de haine, de ressentiment et de destruction de l'appareil productif. Puis la CECA a donné naissance à la Communauté économique européenne (CEE). C'était à Rome, seulement douze ans après la fin de la guerre. Un moment historique pour un continent qui pansait encore ses blessures.Ces réussites ont été un exemple de Grande Politique, celle que Winston Churchill définissait comme « l'art de rendre possible l'impossible ». Ce mécanisme parfait et efficace qui a garanti soixante-neuf ans de paix, exceptées les guerres balkaniques des années 1990, montre des signes d'épuisement.« L'Europe ne fonctionne pas ; le rêve européen est en train de se briser », affirme Andreu Missé, directeur de la revue Alternativas Económicas et ancien correspondant à Bruxelles du quotidien El País « L'UE a moins bien résolu la crise que les Etats-Unis, qui en sont pourtant à l'origine. Les Etats-Unis se portent au secours des banques, nationalisent et renflouent. Ici on ne reconnaît pas la crise quand le système financier européen commet les mêmes abus. »« La réponse s'est focalisée sur le secteur public alors que c'est l'énorme dette du secteur privé qui provoque la crise. Au lieu de s'attaquer à la racine du problème, on a agit sur ses conséquences par des mesures d'ajustement qui ont provoqué une deuxième récession en 2011 alors que l'on pensait sortir de la première. Il y a beaucoup de dogmatisme et peu de profondeur », ajoute Missé.

«Ce que nous devons faire en Europe, créer les Européens»

Manifestation des députés verts devant le siège du Parlement européen.Manifestation des députés verts devant le siège du Parlement européen.© Green Sefa (CC by Flickr)Manuel Florentín, auteur de La unidad europea. Historia de un sueño (L'unité européenne. Histoire d'un rêve, Ed. Anaya), défend la nécessité d'une grande réforme politique et économique. « Il faut rénover, changer et rapprocher cette idée d'unité européenne des gens. Le républicain Mazzini a dit après l'unification de l'Italie : “Nous avons l'unité territoriale, maintenant il faut créer les Italiens”. Voilà ce que nous devons faire en Europe, créer les Européens, les convaincre que c'est leur maison. Il manque le grand saut politique : il faut aller vers un fédéralisme. »« La crise ne vient pas de surgir ; la véritable crise européenne date de la fin des années 1990. Elle est restée cachée sous une bulle de prospérité aux pieds d'argile. Cette nouvelle Europe est différente de la précédente, la keynésienne. Sans ce fondement keynésien, l'UE manque de sens. Nous sommes face à une crise de modèle et il est urgent de redéfinir le projet », assure l'écrivain et diplomate José María Ridao à Paris.Nous n'avons pas de pesetas dans les poches, ni de francs ni de marks, mais des euros. Au-delà des erreurs commises dans l'instauration de la monnaie unique, de la hausse généralisée des prix et de la perte de souveraineté pour faire face à la crise, l'euro est une représentation tangible d'une Europe réelle, quelque chose de commun entre les Français, les Slovaques, les Finlandais, les Estoniens ou les Allemands. Nous sommes européens, c'est dans nos poches.L'Europe unie, visible pour le citoyen, est aussi dans l'espace Schengen, qui supprime les frontières intérieures. En plus de la facilité pour voyager de l'Espagne au nord de la Suède sans montrer son passeport, c'est un puissant symbole de la réalisation du rêve commun : l'élimination de ces frontières pour lesquelles tant de personnes sont mortes et tant de personnes ont tué. La frontière comme symbole du manque de liberté.Xénophobes et eurosceptiquesAlors que l'historien et journaliste britannique Timothy Garton Ash assurait en 2002 à Madrid que l'Europe devait bien choisir ses adversaires, parce que les adversaires définissaient l'identité de chacun, Ridao pense qu'en démocratie, il est seulement nécessaire que les institutions fonctionnent. L'identité est une autre frontière, un autre mur, la base des nationalismes et des religions.Les partis d'extrême droite au discours xénophobe montent dans les sondages dans des pays aussi civilisés que la France, les Pays-Bas et l'Autriche. Le discours basé sur l'exclusion et la différence, partagé par les eurosceptiques, représente une des principales menaces pour le rêve européen. Ils exigent la fermeture des frontières pour lutter contre l'immigration clandestine, leur étendard, et ce type de discours fonctionne bien en période de crise et d'ignorance.« L'histoire de l'Europe est une histoire de guerres. La France et l'Allemagne ont passé le XIXe siècle et le début du XXe à se faire la guerre. Nous, les Espagnols, nous avons passé le même temps à la faire entre nous », relève Manuel Florentín. « Malgré la crise, les Européens n'ont jamais aussi bien vécu depuis 1945. Ne serait-ce que pour la paix et la prospérité obtenues jusqu'à présent, le rêve européen valait la peine et ce message positif devrait être transmis par les institutions nationales et européennes pour combattre le pessimisme ambiant : enseigner ce que nous avons gagné depuis les années 1950. Ce qui ne veut pas dire que l'UE n'a pas besoin de réformes pour pallier les déficiences politiques et économiques bien visibles depuis que la crise a éclaté en 2008 », explique-t-il.« Le droit européen est une référence, c'est la politique qui démotive les citoyens, qui ne voient que les plans d'austérité. Il n'existe aucun organisme européen chargé de créer des emplois et de réduire le chômage. L'inflation et l'emploi sont aussi du ressort de la Réserve fédérale des Etats-Unis, pas de la Banque centrale européenne (BCE). En 2009, les Etats-Unis avaient un taux de chômage de 9%, le même que celui de l'UE. Aujourd'hui, ils l'ont fait descendre à 7,5% alors que l'européen est presque de 12%. Ils sont plus efficaces aux Etats-Unis », souligne Andreu Missé.  « Comment va-t-on arriver à une reprise économique avec des salaires de 600 ou 700 euros par mois et un chômage de 25% », se demande le directeur d'Alternativas Económicas en se référant à la situation de l'Espagne. « C'est insupportable, l'économie ne décollera pas. La Troïka voyage dans le sud de l'Europe en exigeant des coupes budgétaires et la lutte contre le déficit, elle n'exige pas de lutter contre le chômage. Pour eux, ce n'est pas le problème numéro un », ajoute-t-il.

«Cette Europe est une cause indéfendable»

« On veut faire croire que le projet européen est à l'abri de tout, mais le risque d'implosion est réel. Nous avons des exemples terribles de systèmes plurinationaux (les empires) qui ont disparu. Nous devons commencer à accepter que l'UE n'est pas un projet irréversible, et nous devons agir, convaincus qu'il peut se casser », dit Ridao.Missé fait aussi partie des pessimistes : « La paix n'est pas garantie. A l'ouest, nous pensons que si, mais à l'est on n'a pas le même sentiment. Pour eux, il n'est pas si évident qu'il n'y aura plus de guerres sur le sol européen. Il y a des problèmes avec les minorités et le nationalisme monte. Au lieu de trouver des solutions, les forces anti-européennes séduisent de plus en plus en France, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas. Nous pouvons très bien nous trouver dans un paysage très différent dans cinq ans. Le projet européen recule. Les leaders nationaux ne peuvent pas se montrer très européens parce que ça leur fait perdre des voix, comme François Hollande. Cette Europe est une cause indéfendable. »Pendant que l'UE lançait un euro mal conçu à Maastricht et sans donner à la BCE les pouvoirs de la Réserve fédérale américaine, la Yougoslavie était en guerre. Personne n'a rien fait à part des réunions, des conférences, le spectacle politique et l'envoi de Casques bleus sous un mandat impossible : des soldats de la paix où la guerre était déjà déclenchée et des troupes militaires quand la paix a été signée à Dayton (Etats-Unis) en décembre 1995. Le monde à l'envers. Les erreurs se répètent aujourd'hui en Ukraine. De nouveau le labyrinthe sans savoir que faire.L'absence de voix communeL'UE manque de voix dans les domaines de la défense et des affaires étrangères, ainsi que pour l'immigration. En fait, elle manque d'une voix commune dans presque tous les domaines. Au cours des guerres dans les Balkans, l'Europe a remonté le tunnel du temps, dans les zones d'influence. L'Allemagne a misé sur la Croatie, la France sur la Serbie. Eneko Landaburu, l'un des plus hauts fonctionnaires espagnols dans l'UE, m'a expliqué en 2003 à Bruxelles que, malgré les échecs, l'UE avait fonctionné comme mécanisme de dialogue interne, en dépassant les tensions. Que deux guerres mondiales avaient surgi des Balkans sans l'UE, mais ce conflit-là, quand l'UE existait, s'est limité au périmètre régional.« L'Ukraine a surpris Bruxelles sur un autre point. En marge des tensions politiques intérieures de la dernière décennie, la crise actuelle a éclaté quand l'Ukraine a été invitée au sommet de Vilnius de novembre 2013 à signer un accord avec l'UE dans le cadre du partenariat oriental. A Bruxelles, on n'a pas pensé que cela allait provoquer une déstabilisation en Ukraine et tendre les relations avec Moscou. Mais nous avons vu ce qui est arrivé », affirme Florentín. De son côté, Missé considère que l'échec de l'UE en Ukraine a des précédents. « Nous n'avons pas relevé le défi de faire vivre ensemble plusieurs nations, plusieurs langues et ethnies. La Bosnie et le Kosovo sont des solutions provisoires », déclare-t-il.Ridao est également préoccupé par la situation en Ukraine, conflit qui évoque la Yougoslavie, et par les réponses données par l'UE et les Etats-Unis. « La question est dans la symétrie entre le problème et la réponse. Nous sommes face à un défi de pouvoir dans sa version la plus désincarnée, le pouvoir militaire. La réponse des Etats-Unis et de l'UE n'est que symbolique et la question est de savoir où est la limite. Quand la politique menée par les Russes en Ukraine sera-t-elle devenue intolérable ? Quelle sera la réponse au défi russe ? Les conflits généralisés se déclenchent dans le même genre de situation où se trouve l'Ukraine. »Ridao affirme que la crise ukrainienne remonte au 31 décembre 1999, quand Boris Eltsine est contraint de démissionner. Il estime que l'occident a laissé passer trop de choses, parmi lesquelles les massacres en Tchétchénie, l'assassinat d'Anna Politkovskaïa, la fraude constitutionnelle qui permet à Poutine de se maintenir au pouvoir, la mort de Litvinenko à Londres, empoisonné au polonium, et le chantage au gaz naturel. Pour l'essayiste, la guerre de Géorgie a préfiguré ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine.Une boîte videCes élections européennes, malgré leurs défauts, représentent un pas en avant. Le traité de Lisbonne permet un changement formel : dorénavant, ce sont les eurodéputés qui éliront le président de la Commission, non plus les gouvernements. En vérité, cela ne change rien de fondamental mais cela aide à asseoir l'idée, ou l'illusion, de la représentativité. C'est la première fois que le choix du président ne sera pas arbitraire.L'Europe est une boîte vide. C'est toujours une jolie boîte mais elle ne résout pas les problèmes. Le principal est l'absence de leaders capables de rendre l'illusion aux citoyens, de parler leur langage, de s'occuper de leurs problèmes. Nous manquons de fous capables de rêver l'impossible. Il ne suffit pas d'éviter la guerre pendant soixante-neuf ans, c'est l'heure de construire la paix, de faire un pas vers une Europe des citoyens. Du courage et des urnes sont nécessaires, deux valeurs qui construisent les démocraties.Ramón Lobo, journaliste à infoLibre, journal numérique partenaire de Mediapart.Cet article a été publié dans le numéro de mai 2014 de tintaLibre, la revue mensuelle d'infoLibre. Version française : Laurence Rizet, rédaction de Mediapart

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