Opérateur

Invité à animer la dernière séance des Assises du roman qui se sont tenues à Lyon, B.H Lévy donne dans un entretien ( Le Monde, 16 mai 2014) sa vision des relations parfois tumultueuses entre la littérature et la philosophie. La littérature est un des matériaux qui « nourrit le travail philosophique ». A l’aide de nombreux exemples, il souligne leur mutuelle dépendance. La littérature facilite l’accès à la connaissance si, « comme aventure », elle rencontre la « métaphysique sauvage ».

Que dit des pouvoirs de la littérature le plus médiatisé des plumitifs photogéniques ? Dans le panthéon qu’il dessine, seule une poignée d’écrivains se situent sur « une ligne de pli de la littérature et de la pensée ». S’il n’est pas incongru de partager la représentation qui fait que les philosophes sont aussi des écrivains, il peut être prudent de s’interroger sur la sentence que BHL livre quant aux pouvoirs de la littérature. « La littérature, la pure littérature, est un opérateur de pensée ou de vérité ». La formule reprise pour titrer l’entretien est la petite phrase qui pourrait figurer sur le bandeau du prochain livre de BHL. La mercatique est un opérateur de la mise en scène de soi.

« Opérateur » est un mot du temps présent. Il ne l’a pas toujours été. La société postindustrielle, société dont l’économie repose sur les services, regorge d’opérateurs. Quand « opérateur » désigne une personne, il reste proche de son sens premier. L’opérateur est celui qui opère, qui accomplit une action. Initialement, l’opérateur (entré dans la langue en 1592, dit Le Robert) réalisait des opérations de chirurgie. L’opérateur est contemporain de l’arracheur de dents. L’opérateur est devenu chirurgien. Les progrès de la médecine ont fait tomber en désuétude les premiers métiers du soin. Aujourd’hui, le sens de ce mot opère dans plusieurs registres. Un « opérateur économique » peut être un investisseur, un entrepreneur, un fournisseur, un intermédiaire ou un prestataire de services. Ces opérateurs peuvent être des personnes physiques ou des personnes morales. L’affaire Kerviel a fait apparaître l’origine de « trader » qui a le sens d’opérateur de marché dont l’activité courante est d’acheter ou de vendre des valeurs mobilières pour le compte de tiers. Au sens d’une directive européenne (2004), l'opérateur économique qui présente une offre est désigné par le mot « soumissionnaire ». Dans de nombreuses activités, le mot « opérateur », issu du latin operator (celui qui travaille), désigne une personne dont l’emploi nécessite le maniement d’outils informatiques. L’opérateur possède de la technicité et sait s’adapter à des contraintes imprévues. Dans l’industrie, l’opérateur est un ouvrier ou un technicien qui utilise des machines pour accomplir des tâches auparavant exécutées manuellement. Les opérateurs se rencontrent derrière une caméra comme second du réalisateur. Dès les débuts de l’informatique, certaines activités de saisie de données étaient réalisées par des techniciens nommés opérateurs. Dans les standards téléphoniques, les opératrices étaient les personnes chargées d’assurer les liaisons.

Quand « opérateur » ne concerne pas une personne, il fait référence à la mécanique, à la physique, à la linguistique, aux mathématiques, à la programmation informatique ou à la biologie. Le mot connaît avec le développement de la téléphonie mobile une grande fortune. Tout le monde doit choisir un opérateur pour faire vivre son téléphone portable. Chacun sait alors à quoi il s’expose si l’idée lui vient de vouloir changer d’opérateur. La magie du Net n’opère plus. Cette aventure donne lieu à une impressionnante littérature de la part des associations de consommateurs. Changer d’opérateur est une compétence qui s’apprend généralement sur le tas. Une opération sans anesthésie aux suites douloureuses ! Que ceux qui ont affronté cette épreuve lèvent la main !

Dans ce foisonnement d’emplois, pourquoi parler de la littérature et de ses vertus comme un « opérateur de pensée ou de vérité » ? « Opérateur » employé par le philosophe à la chemise blanche témoigne de la bousculade qui règne sur la planète des mots. Par hypothèse, il pourrait avoir été choisi en raison de ses multiples connotations. « Opérateur » est résolument moderne. C’est le mot de la finance et de l’instantané. Les opérateurs travaillent vite. Ils recherchent la performance et le profit qui se lisent dans les courbes des ventes, les chiffres d’affaires et les bilans des conseils d’administration. Dans le contexte, hautement technologique des sociétés de l’immédiateté, « opérateur » suggère l’efficacité, l’innovation, la réussite. Un opérateur conquérant des parts de marché aime dérouler le récit de sa success story qui, généralement, s’est écrit au détriment de ses concurrents.

Lisons un livre, de préférence de BHL (?), voici que les lecteurs atteignent « la pensée et la vérité ». Que peut rêver de mieux un écrivain qui confesse une proximité avec Camus, Cocteau, Malraux, Sartre que des « nains ont neutralisés », mentionne-t-il au cours de l’entretien ?  L’identification ne peut être qu’extrême. On ne badine pas à la tiédeur. « Opérateur » montre, selon BHL, la puissance absolue de la littérature. Celle-ci ne révèle pas, ne déclenche pas, n’atteint pas, ne caresse pas « la pensée et la vérité ». Pas plus qu’elle n’en n’ouvre les portes ou qu’elle ne s’en approche. Elle n’en facilite pas non plus l’émergence. Seul un écrivain marginal ou maudit peut s’autoriser d’affirmer que la littérature est une entremetteuse. Pour BHL qui est du tout-Paris le choix d’un mot qui marche s’impose. Ce sera « Opérateur ». Il devient le mot soluble dans toutes les situations. Très usité, il perd en précision ce qu’il a gagné en prétendant à l’universel. Avec lui, accéder à la pensée et à la vérité que peut porter la littérature ne résulte pas d’un processus. « Opérateur » a l’avantage de faire l’économie des préliminaires. Son emploi comme mot fétiche signe la fin du plaisir du texte. « Opérateur » rend instantanées « la pensée et la vérité ». Il s’impose comme le mot du spectacle où les formules pointues tentent de raisonner le lecteur mais en vérité résonnent dans le vide.

Dans cet entretien, au prix d’une lourdingue rhétorique de l’autopromotion, le philosophe rescapé du radeau de la sarkosie qui s’enfonce à proportion que la justice opère des gardes à vue ne parvient pas à cacher qu’il ne parle que de lui-même. La suffisance est l’opérateur de la mauvaise réputation.