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Histoire gratuite : Le baiser de la lionne

Par Eguillot

L'histoire gratuite de ce lundi est issue du recueil Votre Santé, c'est notre avenir (thriller/polar), paru en mai 2014. Elle restera une semaine sur ce blog avant de disparaître. Vous pouvez vous la procurer sous format ebook sur mon site d'auteur, Amazon, Apple, Kobo et la Fnac, ou vous procurer le recueil complet sous format ebook et papier sur Amazon, ou sous format ebook sur Apple, Kobo et la Fnac. Et si vous habitez dans la région parisienne et que vous souhaitez vous procurer un exemplaire dédicacé du recueil, bien sûr, vous pouvez vous rendre à l'une des séances de dédicace indiquées sur la colonne de droite de ce blog.

Histoire gratuite : Le baiser de la lionne

Vick Lempereur essuya de la langue le bord du verre où s’était déposé un résidu de mousse. Après les heures passées à avaler la poussière de la savane, il savourait la moindre goutte de sa bière. Des dunes mauritaniennes aux vallées fertiles de Tanzanie, il en avait traversé, des pays. Le plus souvent à pied, parfois en camion, en 4X4 ou même à moto en une occasion – des Irlandais bien loin de leurs vertes prairies, qui avaient eu l’idée ô combien peu originale de chevaucher leurs bécanes du nord au sud de l’Afrique. Jusque dans les tribus les plus reculées, l’occidentalisation empiétait toujours plus sur les cultures ancestrales. Voir un Burkinabé en tenue traditionnelle consulter son smartphone n’était même plus surprenant, et l’accès à Internet devenait une ressource presque aussi évidente et précieuse que l’eau.

Quant à la bonne vieille insouciance africaine, elle n’était pas toujours de mise. Au Mali et dans le Nigéria, en croisant de rares Français, c’était la peur qu’il avait cru deviner sur les traits de visage. L’ombre d’Al-Qaïda planait, mieux valait pour les Occidentaux ne pas s’exposer à un enlèvement.

Lui, Vick ne craignait guère de se faire enlever malgré sa peau blanche sous le bronzage. Le turban posé à côté de lui sur le comptoir, sa figure ravinée par la vie en extérieur, son gilet en jean et son short miteux n’en faisaient pas une proie naturelle. Lui aurait-on cherché noise, il aurait pu revendiquer son appartenance au groupe d’Ould Akhtar – à présent que le chef de guerre mauritanien était mort, il n’irait pas lui opposer un démenti. Il maîtrisait suffisamment l’arabe pour que l’on accorde du crédit à cette déclaration.

Le temps était malgré tout venu d’accorder une pause à ses vagabondages, et de se chercher du travail, aussi précaire fût-il. Il avait entendu dire que la plupart des Tanzaniens se chauffaient au bois, il y avait sans doute de quoi faire.

Il adressa un regard reconnaissant au patron, jovial Sénégalais égaré loin de son pays natal. L’homme à la silhouette mince et aux membres anguleux lui avait offert la bière en apprenant qu’il venait de Mauritanie – cela tombait bien, il n’avait plus un sou vaillant.

Des scènes de chasse figuraient sur les tableaux du bar. Les lampes à huile qui éclairaient les lieux en diffusant leur odeur rance conféraient un aspect tamisé au décor, jetant un voile miséricordieux sur la propreté douteuse de l’établissement. Adossé au comptoir, Vick croisa avec surprise le regard d’un Occidental qui pouvait bien être un Français. Chemise à carreaux et bermuda, le gaillard, entre deux âges, était entièrement chauve. Il devait l’observer depuis un certain temps car il se leva aussitôt et se dirigea vers lui. Il avait des yeux bleus que l’on devinait perçants, un nez rectiligne et le sourire franc.

« Compatriote ! s’exclama l’inconnu d’une voix grave et chaude. Vous êtes de quelle région ?

– D’aucune et de toutes à la fois. Je voyage.

– L’Afrique est un continent magnifique, approuva l’homme. Et vous n’avez pas envie de poser les valises, parfois ?

– Quelles valises ?

– Façon de parler.

– Cela m’arrive, fit Vick en examinant son interlocuteur.

– Même l’oiseau migrateur a parfois besoin de se trouver un nid. (L’homme hocha la tête.) Je me présente, Albert Granjean. Je suis photographe.

– Vick Lempereur, répondit-il en ignorant la main tendue.

– Ah ! Alors je me suis trompé, vous seriez plutôt de la race des poissons. Je plaisante, ajouta-t-il devant les sourcils froncés de Vick. Je n’aurais pas dû, elle est mauvaise.

– Pour sûr, vous avez la langue bien pendue…

– Essayons de rattraper ça. » Il se tourna vers le barman. « Deux brunes, s’il vous plaît ! C’est que ça dessèche vite la gorge, de parler par ces chaleurs. Est-ce que par le plus grand des hasards... vous savez conduire ?

– Je me débrouille.

– Vous seriez intéressé par, disons, mille cinq cents euros ? Vous auriez juste cela à faire, conduire. »

Albert le regardait sans ciller. Vick ne perçut aucun mensonge dans sa question – l’homme devait vraiment posséder la somme. Comme pour le prouver, il exhiba un portefeuille volumineux et en retira un billet qu’il plaqua sur le comptoir. Le Sénégalais, sourire débonnaire aux lèvres, posa les deux bières. Vick considéra la sienne un moment. Il finit par prendre le verre froid et humide.

« Et je dois écraser qui, pour cela ?

– Personne, gloussa l’autre. Ce serait pour un safari photo dans l’intérieur du pays. Vers le nord et le lac Victoria et vers le Serengeti, à l’est. Il y en a pour au moins trois jours.

– Hmm. J’ai le projet de retourner en France, fit Vick avant d’avaler plusieurs gorgées. Ça pourrait aider. »

Albert ouvrit de grands yeux.

« Qu’est-ce qu’il y a ? grogna Vick.

– Pardonnez-moi, mais je ne m’attendais pas à trouver ce mot dans votre bouche. “Projet”. Je vous aurais cru du genre à vivre au jour le jour. »

Un silence pesant s’établit. Vick regardait le restant de bière au fond de sa chope comme si plus rien d’autre ne l’intéressait.

« D’accord, concéda Albert. Je ne vous paye pas pour répondre à mes questions. Alors, c’est bon ?

– Vous devez me donner la moitié tout de suite.

– C’est une affaire qui roule ! » Un sourire jovial s’étalait sur la face de l’homme. Il eut un mouvement comme pour administrer une tape sur l’épaule de Vick, mais se retint devant sa mine peu avenante.

Après avoir réglé le barman, Albert guida Vick jusqu’à son 4x4 garé au coin de la rue. Une bande d’enfants aux dents blanches, aussi dégingandés que souriants et volubiles entourait le véhicule au long coffre. Au moins quatre d’entre eux étaient perchés sur les marchepieds. Ils ne consentirent à se disperser qu’après avoir obtenu d’Albert de la menue monnaie.

Le quinquagénaire ouvrit la porte arrière sur laquelle était suspendue la roue de secours.

« Si vous voulez bien patienter à l’extérieur », indiqua-t-il avant de grimper. Il se dirigea vers une couverture sous laquelle se trouvait un coffre fixé à une paroi. Il déverrouilla celui-ci à l’aide d’une clé spéciale qu’il gardait dans sa poche. Vick aperçut une enveloppe. L’homme compta les billets avant de replacer l’enveloppe et de refermer soigneusement, puis de revenir sur ses pas.

« Sept cent cinquante, dit-il en les remettant à Vick. Vous pouvez vérifier.

– Vous avez confiance. Je pourrais vous détrousser.

– J’ai appris à juger les gars comme vous. Et puis je sais me défendre. »

L’homme, bien campé sur ses jambes, dégageait une force tranquille. De taille similaire à celle de Vick, il devait être robuste malgré son léger embonpoint. Ses traits burinés indiquaient la détermination.

« Quelle direction ? s’enquit Vick après avoir vérifié les billets.

– Pas de coup de fil à passer ? Ni d’affaires à prendre ?

– Je suis libre comme l’air. »

Albert fit signe d’attendre, replongea dans le compartiment arrière et en revint avec le double étui d’un appareil photo et de son téléobjectif. « Le nord-est », indiqua-t-il en lui confiant la clé de contact.

L’habitacle dégageait un léger effluve d’encens dû à un désodorisant. Les sièges étaient confortables, plus que Vick n’y était habitué. Il fit tourner la clé et s’engagea prudemment sur sa voie, conscient d’avoir besoin d’un peu de temps pour intégrer le gabarit du char qu’il pilotait. La direction assistée permettait à l’engin de répondre au doigt et à l’œil, lui facilitant la tâche. La circulation dans les rues de Kahama était dense, le danger pouvait surgir à chaque instant. La ville était en plein essor, des constructions bourgeonnaient un peu partout. Vick sentait peser sur chacun de ses gestes le regard de son nouvel employeur. Une moto les doubla juste avant un carrefour. Elle se rabattit devant le 4x4 en catastrophe, évitant d’un cheveu la collision avec un pick-up qui arrivait en sens inverse. Le motard inconscient tourna à droite au carrefour sans regarder, provoquant le coup de frein suivi d’un crissement de pneus d’une camionnette. Comme Vick se rapprochait, un coup de klaxon retentit et la camionnette surgit devant lui, le forçant à son tour à faire gémir les pneus de son véhicule.

Le 4x4 s’immobilisa à temps.

L’hésitation n’était pas permise dans la conduite en ville, mais même un conducteur chevronné ne pouvait être assuré de s’en tirer sans dommages, les erreurs d’inattention des autres étant fréquentes. Mieux valait compter avant tout sur ses réflexes.

Albert indiquait les directions sans se formaliser des écarts souvent brutaux. Si la plupart des rues n’étaient pas goudronnées, le béton gagnait quant à lui sur la savane, chancre de la civilisation dite moderne. Bien que n’étant jamais venu à Kahama auparavant, Vick était persuadé que le visage de la ville devait s’être modifié radicalement dans les dernières années – et le changement ne paraissait pas près de s’interrompre.

Peu à peu, les constructions s’espacèrent, puis cédèrent le pas aux champs cultivés et à de rares cases parfois complètement délabrées au bord de la route. Ils s’engagèrent en rase campagne, quittant la route goudronnée pour une piste poussiéreuse. Vick se passa la langue – déjà sèche – sur les lèvres.

« Pourquoi faire appel à moi plutôt qu’à un chauffeur du coin ? Ça vous aurait coûté moins cher.

– Vous avez vu la conduite de ces gugusses ? Et puis, avec un Français, on peut parler.

– Ah, ça c’est sûr, ironisa Vick, pour causer je cause. Un vrai moulin à paroles. »

Le silence retomba, et Albert tordit la bouche. Le bonhomme se lissa ensuite le menton pensivement comme s’il reconsidérait sa décision. Vick se retint de sourire.

Un peu plus tard, Albert se mit à visser le téléobjectif de son appareil. « Pour l’instant, j’aimerais vous tester sur un gnou, dit-il. Ils sont nombreux dans la région. Il faut éviter les troupeaux, mais si vous en voyez un isolé, vous le prenez en chasse. »

Vick faisait louvoyer le véhicule avec assurance sur la piste. Les acacias au feuillage aplati si caractéristique jonchaient la plaine où les tons ocre et fauve l’emportaient sur la verdure. Plus rares étaient les baobabs, impressionnantes éruptions de végétation au tronc si large qu’on les aurait dit surgis directement de l’écorce terrestre.

Ils avaient dû parcourir cinquante kilomètres quand Vick repéra de loin des points qui semblaient correspondre. « Ce sont des gnous, confirma Albert, le téléobjectif braqué dans la direction des animaux. Foncez ! »

Vick fit une embardée pour s’écarter de la piste. Très vite, les anciens gestes lui revinrent. Virages secs, rapides pour éviter les rochers les plus dangereux. Anticipation de la trajectoire du véhicule adverse – que cela soit un gnou en l’occurrence ne changeait pas grand-chose. Le 4x4 sautait sur les bosses, vibrait, secouait ses passagers. Les amortisseurs jouaient leur rôle et Vick et Albert, bien arrimés, ne perdaient pas un mouvement du quadrupède. Celui-ci n’avait pas tardé à les repérer, mais perdait du terrain. Les longs poils sur son poitrail s’agitaient au vent. Et le vent aride et desséchant, justement, pénétra furieusement dans l’habitacle lorsque Albert ouvrit sa vitre. Ce dernier pointa son appareil photo et commença à shooter. Les odeurs âcres de la brousse s’insinuaient. Vick sentait son cœur se gonfler de la vie sauvage de ces lieux primordiaux.

Le soir était tombé. Dans le silence de la nuit fraîche, le ricanement d’une hyène retentit. Ils avaient avancé sans relâche, le plus loin possible de la civilisation. Un couple de girafes avait interrompu son dîner de feuilles d’acacia pour détaler sur leur passage. Ils les avaient prises en chasse un certain temps. Albert ne souhaitait pas épuiser les animaux qu’il photographiait. Il redonnait donc l’ordre de remonter vers le nord-est dès qu’il était satisfait de ses clichés – la boussole noire aux inscriptions blanches sur le tableau de bord était bien utile.

Adossé à une portière du 4x4, Vick regarda son compagnon achever de monter sa tente individuelle. Une lubie de Blanc fortuné, de vouloir dormir ainsi, au plus près de la nature. Il n’était pas étonné. Lui profiterait de la banquette du 4x4 aménagée en couchette. La bouteille d’eau à laquelle il venait de faire un sort serait sa dernière de la journée. Le frigo du compartiment arrière en contenait juste assez pour leur expédition. Ajouté à cela les jerrycans de gazole dans le coffre, ils seraient parfaitement autonomes durant tout le safari.

L’homme posa son marteau et s’amena vers lui. « Vous conduisez remarquablement, fit-il. J’avoue que je suis surpris. Qui vous a appris ?

– Ça remonte à une époque que je préfère oublier.

– Vous cultivez le mystère... Laissez-moi deviner : vous lisiez Kessel et Edgar Rice Burroughs. »

Vick fronça les sourcils. L’autre avait fait une pause, le temps d’extraire une cigarette de son paquet et de l’allumer. Il lui en proposa une, qu’il refusa. Albert poursuivit entre deux bouffées : « La boîte qui vous employait a fait faillite. Ou a été rachetée, et vous ne rentriez plus dans les plans. » Ses yeux se plissèrent sous l’effet de la fumée. « Comme vous n’aviez plus rien à perdre, aucune attache, vous avez décidé de venir découvrir ce vaste pays qui vous fascinait tant dans les livres. Ou dans les documentaires télé. Vous avez débarqué sur le continent, vous êtes enfoncé jusque dans l’Afrique noire... Avant d’avoir pu vous en apercevoir, vous aviez fait vôtre le rythme de vie d’ici. A un moment donné, vous n’avez plus vu l’intérêt de revenir au pays. Et vous avez voyagé. Vu l’état de vos chaussures, vous ne pouvez être qu’un voyageur.

– Joli conte. Vous devriez écrire des romans.

– Mais je le fais. Et de manière autrement plus synthétique qu’avec des enchaînements de mots. Chaque image est une histoire. Certaines sont de véritables tremplins pour l’imagination, des portes dimensionnelles vers l’exotisme. Il suffit de se laisser guider par son instinct, et de saisir le moment. En un seul instant, vous vous appropriez le potentiel d’une histoire entière, et vous la livrez au monde. »

Vick le contempla tirer des bouffées. « Vous êtes un passionné, murmura-t-il.

– J’essaye d’être digne du monde dans lequel je vis. Mais vous ?

– Moi ?

– Ce sont des personnages comme vous qui me fascinent. » La cigarette rougeoyait, mêlant sa lueur aux étoiles de la nuit. Il y avait une légère brise, si bien qu’elle s’était vite presque entièrement consumée. S’accroupissant, Albert l’écrasa d’abord du doigt, avant d’achever soigneusement le travail de la semelle. « Voyez-vous, reprit-il, nous autres Occidentaux sommes tous des rouages. Des rouages pensants, des rouages qui ont cinq semaines de congés payés, mais des rouages. La machine qui nous anime semble ne pas avoir de but, peut-être parce que notre intellect est trop étroit pour que nous le concevions, ou bien parce que le but se trouve dans sa recherche. Mais vous... Vous appartenez à un autre ordre. Votre rythme, comme celui de l’Afrique, est différent. Un rythme biologique, plus proche de la nature. Arrêtez-moi si je me trompe, mais vous ne vous posez pas la question de votre utilité en ce bas monde. Vous vous contentez d’être, sans vouloir forcément laisser quelque chose derrière vous, ni être partie prenante de la société.

– Je prends ce qui se trouve sur mon chemin.

– Exactement. Vous avez mis le doigt dessus. Vous ne cherchez pas à être un bon ou un mauvais élève, votre existence se suffit à elle-même.

– Vous supposez beaucoup, monsieur, fit Vick avec un sourire froid. Si j’étais le mec que vous décrivez, rien ne m’empêcherait de m’occuper de vous, ou bien de me barrer pendant votre sommeil avec votre caisse et tout son contenu. »

Albert écarquilla les yeux. Il finit par incliner le chef, la mine déconfite. « Les plus belles théories se fracassent parfois sur la réalité, murmura-t-il.

– Vous l’avez dit. »

Le lendemain, ils poursuivirent sans trêve jusqu’au coup de midi. Ils virent des autruches, puis des impalas, avant de déboucher sur des zones fertiles et cultivées. Ils aperçurent au loin le miroitement du lac Victoria, et se rapprochèrent de secteurs couverts de papyrus et fougères. Ils s’arrêtèrent et continuèrent à pied sur quelques centaines de mètres. La moiteur tropicale de la savane menaçait de les étouffer dès qu’ils quittaient l’habitacle climatisé du véhicule. Il fallait un certain temps pour s’habituer au changement. Albert prit des photos d’oiseaux à bec rouge et à plumes turquoise qu’il décrivit comme des martins-chasseurs, et d’autres qui pouvaient avoir le plumage irisé ou au contraire d’un terne brun ou gris, et qui étaient à l’en croire des souimangas mâles et femelles. Il portait sur l’épaule une serviette dont il se servait fréquemment pour éponger son front luisant.

Après avoir regagné le véhicule, ils avaient parcouru quelques kilomètres sur une piste bordée de verdure. Tandis que le soleil se rapprochait de son zénith, ils virent au loin une jeep de l’armée. Albert enjoignit alors de rebrousser chemin vers le sud.

« Vous n’avez évidemment pas votre permis, expliqua-t-il, ni aucun papier. Je ne tiens pas à avoir d’ennuis ou à devoir distribuer les bakchichs. Le lac Victoria n’est de toute façon pas le but premier de notre petite expédition. Nous trouverons d’autres gibiers plus intéressants au sud et à l’est. »

Vick n’hésita pas, et quitta la piste. Ils s’assurèrent de ne pas avoir été suivis, puis firent une pause pour se rassasier de leurs sandwiches habituels. Albert alla inspecter le moteur, et remit du liquide de refroidissement. Sorti pour se dégourdir les jambes, Vick dut tout à coup les fléchir nettement plus qu’il ne l’avait envisagé. Une paire de vastes ailes venaient de le recouvrir de leur ombre. Dans un sifflement d’air, le rapace passa à quelques centimètres du toit du 4x4.

« Un milan noir ! s’écria Albert. On dirait que votre sandwich l’intéresse. Essayez de l’attirer, je vais chercher mon appareil. » Il s’élança vers la portière.

Vick grommela en observant alternativement l’oiseau puis le photographe. Son cœur battait sourdement dans sa poitrine. Il reporta son regard au sol et y ramassa un gros caillou. L’oiseau, cependant, avait dû juger une proie de cette taille avertie de sa présence beaucoup moins intéressante, car il s’éloigna pour ne plus revenir.

Le soleil de cette mi-septembre se mit à cogner dans l’après-midi. Les animaux se cachaient, se rendant invisibles. La contrariété s’était peinte sur les traits d’Albert. Vick, lui, n’en avait cure. Du moment qu’on le payait, il ne demandait rien d’autre. Le 4x4 tressautait sur les herbes, et roulait plein est.

Le jour avait commencé à décliner quand ils les aperçurent. Les lions. Crinières fauves, muscles saillants, démarche fluide, dangereuse. Le groupe de félins ne leur prêtait guère attention, peut-être habitué aux touristes si nombreux dans cette région de l’Afrique, plus probablement occupé à autre chose. A l’arrière-plan, un grand spécimen à l’allure incertaine s’éloignait.

Les mâles faisaient face aux femelles. Rugissements, feulements et grondements. Passée la première phase d’intimidation, le combat s’engagea. Les femelles, rompues à la chasse, plus lestes, évitaient le contact et délivraient force coups de griffes. Les lions jouaient sur leur poids et leur robustesse. Les coups pleuvaient de part et d'autre, plus vite que l’œil ne pouvait les suivre. Les animaux bondissaient, se tournaient autour, se chevauchaient dans de furieuses mêlées.

« Regardez-moi ça, murmurait Albert sans cesser de shooter. Du grand spectacle ! Il faut se rapprocher.

– N’est-ce pas dangereux ? Nous sommes sur leur territoire. »

Sans l’écouter, Albert sortit du véhicule et s’avança dans la savane. Vick lâcha un juron, mais le suivit. L’intensité des feulements et grognements ne cessait de croître. Ils se mirent à grimper sur un kopje, l’une de ces collines de granit qui parsemaient la plaine. Les poils fauves coincés entre les cailloux, auxquels s’ajoutait l’odeur animale rendaient Vick plus nerveux encore. Un large sourire épanouissait le visage d’Albert – on aurait dit un gamin dans un magasin de friandises. Ce n’était pas pour rassurer Vick, qui mesura du regard la distance les séparant du 4x4.

« C’est un grand jour, aujourd’hui, murmura Albert, extatique. Regardez-moi ça. »

Quoique blessés, les lions se battaient sauvagement. Ils ne combattaient pas pour tuer, cependant. Deux d’entre eux avaient réussi à plaquer des lionnes au sol. Un nuage de poussière s’élevait de l’endroit. Lorsqu’il se dissipa, le combat était terminé. Les femelles, la queue basse, toute fierté ravalée, s’éloignèrent. Vick s’étonna de ce que les mâles n’aient pas décidé de s’accoupler sur leur lancée. Il chercha fébrilement du regard un caillou ou un bâton de bonne taille. Albert le saisit par l’épaule. « Là ! Regardez là. » Il pointa son téléobjectif vers un point où Vick ne repéra rien dans un premier temps. Puis il remarqua des mouvements ici et là. Des lionceaux, qui tentaient de s’enfuir en s’éparpillant. Les lions, inexorablement, gagnaient sur eux, et les mères n’étaient plus en état de les défendre. « C’est fantastique », murmura Albert en prenant une nouvelle série de photos. 

Vick eut une moue de dégoût lorsque le premier lion mit fin à la vie d’un des petits d’un claquement sec de mâchoires sur la carotide. Les comparses de l’animal l’imitaient. Ne restèrent bientôt plus devant eux que des cadavres, une vingtaine au total.

« C’est cela qui les rend si forts, vous comprenez ? fit Albert. Les nouveaux mâles dominants tuent les petits pour préserver la pureté de la race. Ils sont les plus forts, le droit de se reproduire leur revient, et à eux seuls. Grâce à cela, ils vont pouvoir féconder à leur tour les femelles lorsqu’elles iront mieux. Mon ami, vous ne verrez que très rarement cela dans votre vie. L’image même de la perfection de la nature, qui ne s’embarrasse d’aucune morale et va droit au but. Les trop vieux vont mourir dans leur coin, et les trop jeunes sont zigouillés pour être remplacés par des plus costauds. N’est-ce pas exaltant ?

– A chacun son trip. Le vent peut tourner, et ils peuvent aussi nous voir. On ferait mieux de rentrer. »

Ils firent demi-tour. Lorsque la portière d’Albert eut claqué derrière lui, Vick se tourna vers son employeur. « Dites-moi, vous allez encore en avoir beaucoup d’autres, des brillantes idées comme celle-là ?

– Quelles idées ?

– Eh bien par exemple, de se mettre sur la trajectoire d’un rhinocéros pour voir s’il dévie sa course.

– Ah ! gloussa l’autre. Faites-moi confiance, je connais les lions. J’avais bien noté qu’ils ne s’occuperaient pas de nous. Ils avaient d’autres chats à fouetter ! » Il éclata de rire.

Vick leva les yeux au ciel, puis démarra. Il se promit de laisser son compagnon à son sort la prochaine fois. Après tout, celui-ci avait largement passé l’âge de se faire materner.

Ils croisèrent un petit troupeau de gnous un peu plus loin. Quoique Albert fut visiblement désireux d’assister à la chasse de l’un de ces quadrupèdes par un groupe de fauves ou de hyènes, cela ne se produisit pas.

Au cours du repas du soir, Vick trouva un arrière-goût bizarre à sa bouteille d’eau. « Ce doit être le frigo qui déconne », diagnostiqua Albert. Il lui tendit des cachets conditionnés dans de la cellophane.

« Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Vick.

– Des pilules contre la dysenterie. Si vous voyez que ça vous prend, avalez-en une aussitôt. Rien de pire que de perdre toute son eau par un temps pareil. »

Il alla ensuite fourrager à l’arrière du 4x4. « C’est bien la batterie du frigo. Presque morte. » Le ronronnement d’un moteur s’éleva lorsqu’il fit tourner son groupe électrogène, non sans l’avoir au préalable raccordé au frigo.

Ils s’étaient installés au pied d’une colline peuplée d’acacias, sur des affleurements de rocher. Le murmure d’un cours d’eau se faisait entendre à quelque distance. Plusieurs heures avaient passé, mais aucun des deux ne dormait. La tente d’Albert était dressée sous un acacia à proximité. Le groupe électrogène, ayant achevé son office, venait d’être éteint.

« Nous aurons peut-être la chance de voir des bêtes s’abreuver, cette nuit », dit Albert.

Vick ne répondit pas. Son regard était devenu fixe.

« Ça va ? s’inquiéta Albert. Pas trop fatigué ?

– Au contraire. Je... » Il se tourna brusquement. A quelques centaines de mètres un convoi de camions se rapprochait. Albert regarda aussi, mais seule l’incompréhension marquait ses traits lorsqu’il revint vers lui.

« Des soldats ! » s’écria Vick. Il répéta son exclamation dans une autre langue.

« Qu’est-ce que... fit Albert. Vous parlez le swahili ? Hé, je n’entrave pas un traître mot ! C’est une plaisanterie ? »

Vick se jeta sur lui et l’empoigna par le col. Les mots affluaient dans son esprit, il ne savait plus lesquels choisir. « Ils vont nous prendre ! parvint-il à sortir en français. Nous accuser de désertion ! On doit se cacher, sinon on est fichus ! » Puis une cascade d’autres mots, qu’il ne réussit pas à retenir, et qu’il n’était pas sûr de comprendre. Lâchant subitement l’homme dont le visage éclairé par la lanterne à huile rougissait, il se précipita au pied d’un arbre. Les camions n’allaient pas tarder à aborder le pied de la colline, et il savait qu’ils étaient bourrés de soldats. On ne pardonnait pas aux déserteurs en temps de guerre. Il s’efforça de contrôler sa respiration.

Que pouvait-il faire ? Il lui fallait trouver un plan, une échappatoire. Sa terreur paralysait son esprit, rien ne lui venait.

Un bruit de pas provint de l’arrière. Au moment où il se retournait pour intimer le silence à son compagnon, quelque chose de dur le heurta et il perdit connaissance.

Mille aiguilles de chaleur tentaient de pénétrer la couche épaisse de sa peau tannée par le soleil. L’air aride faisait de sa gorge un conduit de marbre, ses lèvres s’étaient transformées en parchemin cassant. Ses paupières pesaient des tonnes lorsqu’il les souleva. Il contempla les frondaisons des acacias au-dessus de lui, ne pouvant se figurer pourquoi leur ombre ne le protégeait pas. Enfin, il réalisa. Le soleil avait tourné. L’on devait être en matinée, vers le milieu de celle-ci. Sa tempe gauche le lançait furieusement. Il parvint à la parcourir de ses doigts de momie, découvrant une énorme bosse.

Qui l’avait frappé ? Les soldats, ou bien... Il était avec un homme. Bras et jambes avaient la pesanteur de l’airain. Il les remua pourtant, et s’évertua à se mettre à quatre pattes.

Des traces de pneus qui s’enfuyaient vers l’est, d’après la position du soleil, mais nul véhicule. On l’avait abandonné. Il avait été trahi. L’autre travaillait peut-être pour l’ennemi.

Vick rampa jusqu’aux buissons, interminablement. Enfin, il retrouva l’ombre. Il s’étala alors de tout son long, haletant.

Un peu plus, tard, malgré les douleurs dans son crâne et le monde qui tourbillonnait, il réussit à se remettre debout. Il songea qu’il l’avait échappé belle. Les hyènes auraient pu profiter de son inconscience pour le dévorer, si elles avaient flairé son odeur.

Se fiant au murmure de l’eau, il se rapprocha du ruisseau. Celui-ci serpentait parmi roseaux et broussailles. Vick s’aplatit. Lentement, il étancha sa soif. Puis, nettoya sa bosse. Il tenta ensuite de faire le point. Il se trouvait dans un tel état de confusion mentale qu’il n’était pas même sûr de savoir qui il était, ni ce qu’il faisait en cet endroit.

Les animaux... ne conduisait-il pas quelqu’un pour les prendre en photo ?

Un bruit de moteur l’alerta. Il écarta les fourrés, contourna les troncs.

Une jeep de l’armée. Qui se dirigeait droit sur lui.

Ses ennemis l’avaient retrouvé. Ses ennemis allaient lui faire la peau, et lui s’était stupidement débarrassé de son fusil mitrailleur pour s’alléger ! Il rebroussa chemin. Dans sa course, il buta sur une racine. Un instant, sa vue se brouilla. Il y avait du sang devant lui. Une traînée qui menait à un homme en treillis. Son ami, Yusuph. Qui se tournait vers lui et tendait le bras, implorant son aide. Les salauds l’avaient salement amoché, une balle dans le bide, deux autres au niveau des côtes. Ils avaient fait leurs armes ensemble, s’étaient connus depuis qu’ils étaient de jeunes novices. Par Allah, il ne pouvait mourir ! Se relevant, il se précipita vers la barbe noire si familière dont son ami aimait tant prendre soin. Ses mains passèrent à travers le corps.

Il demeura glacé de stupeur.

Le bruit du moteur se rapprochait. Le son avait l’air réel, cet autre qui habitait son corps le lui confirma. Le soldat se hâta parmi les broussailles. Il savait où il avait caché son arme. Un peu plus loin, entre le ruisseau et une série d’arbres qui délimitait la bordure de l’oasis, sous un rocher. Celui-ci !

Courbé, il se demanda confusément pourquoi il sentait encore tant de vigueur en lui. Il avait abandonné son fusil parce que ses forces l’avaient déserté. Où était le sang sur son flanc ?

Il remit à plus tard ses questions. Frénétiquement, il creusa de ses deux mains. Là-bas, l’on parlait. S’ils le prenaient vivant, ils le tortureraient, certainement. Ils chercheraient à obtenir tous les détails de la progression des forces du président Nyerere.

Là ! L’AK-47 s’y trouvait toujours.

Mais dans quel état ! Sa crosse était toute vermoulue. Et toute cette terre, déjà... Il perdit un temps précieux à nettoyer grossièrement l’arme. Fonctionnerait-elle encore ? Il ne prit pas le risque de l’armer, il avait entendu craquer des branchages. Il étouffa un grognement. Sa tempe le lançait atrocement. Serrant les mâchoires, il entama une course fluide parmi les fourrés. Il croyait connaître la position de ses ennemis, il décrivit donc une courbe tout en s’arrangeant pour maintenir un écran de végétation entre eux. Comme il revenait à son point de départ, il ralentit.

Ils avaient laissé un soldat en faction dans la jeep.

« Ne bouge pas ! » ordonna-t-il en swahili en surgissant de l’ombre. L’autre se raidit. Un jeune comme lui, il ne devait pas avoir goûté au front depuis bien longtemps. « Lève les bras ! »

Le soldat ougandais obéit. Il s’en approcha, et d’un geste leste, le délesta de son fusil.

« Tu travailles pour le cannibale, c’est ça ? » gronda-t-il. Il l’aurait bien exécuté sur place, mais cela aurait alerté les autres. « Idi Amin Dada ? »

Les yeux de son ennemi semblaient devoir jaillir de leurs orbites. « Mais... il est mort et enterré ! s’exclama-t-il. Depuis dix ans ! Je suis un soldat tanzanien. Pour qui me prends-tu ? »

Vick n’arrivait pas à se figurer comment il pouvait comprendre ce dialecte étrange qu’ils avaient utilisé. L’autre, celui qui avait pris les commandes de son propre corps, avait été déstabilisé par la répartie de la sentinelle. Néanmoins, il fit un geste autoritaire du bras.

Le soldat se recula. L’hôte de Vick grimpa dans la jeep. A présent qu’ils évoluaient en dehors des souvenirs de l’homme, Vick s’aperçut qu’il gagnait en liberté de pensée. Il suggéra à son hôte de se diriger vers l’est. Ce fut bien sa main qui actionna la clé de contact puis le levier de vitesse, ses pieds qui appuyèrent sur l’embrayage puis l’accélérateur, mais son corps ne lui appartenait plus entièrement. L’expérience était trop étrange pour qu’il ressentît de la terreur.

La jeep démarra en trombe. Le soldat se ratatinait sur son siège, craignant les tirs ennemis. Plus ils s’éloignaient de l’oasis, cependant, et plus Vick reprenait le contrôle. Soudain, il se mit à écarquiller les yeux. L’instant d’après, il freinait en catastrophe, jusqu’à l’arrêt complet dans un nuage de poussière.

Les autres l’avaient eu. Sa dérisoire tentative pour enterrer son arme, ne plus avoir l’air d’un combattant pour ne pas se faire achever n’était qu’un leurre, une ultime illusion. La vie le quittait. Il avait rampé hors de l’ombre des bois malgré sa faiblesse, comme si le soleil avait pu à lui seul le ramener à la vie. Yussuph était mort. De nombreux autres aussi. La première vague envoyée pour stopper l’envahisseur ougandais s’était heurtée à une trop forte résistance. Il repensa à sa mère et son père, mais les larmes ne parvinrent pas à couler dans ses yeux. A peine eut-il commencé à voir défiler sa vie qu’il sortit de son corps, observa les alentours, puis s’éleva et se dirigea vers un long tunnel au fond duquel brillait une vive lumière.

Vick poussa un râle, enfin revenu à ses sens. Les dernières images de la vision étaient restées imprimées dans sa rétine. L’endroit que le soldat tanzanien avait atteint au moment de mourir était tout proche de la pierre plate où lui-même avait bu de l’eau et s’était entretenu avec l’autre homme.

Que lui arrivait-il ? Tout cela n’était-il qu’un cauchemar ?

La bosse sur son front indiquait le contraire, tout comme cette jeep de l’armée et ces deux AK-47, sur le siège passager, dont l’un semblait dater de Mathusalem...

« Oh ! Bordel ! »

Il ne s’était pas suffisamment éloigné. Les autres soldats pouvaient se repointer.

Il se remit en route. Il avait la vague idée de retrouver l’homme qui lui avait valu d’être là – son prénom, Albert, lui revint – mais ne voyait plus trace de son passage. Sans carte, il ignorait comment rejoindre une localité du coin. Il décida de poursuivre vers l’est jusqu’à rencontrer quelqu’un ou quelque chose, ou bien que son réservoir se vide – hors de question de revenir en arrière, avec ces troufions à sa recherche.

Tandis qu’il maniait le volant, il songea à l’ironie des choses. Lui qui avait enterré sa kalach venait de déterrer celle d’un mort. Etait-ce en raison de la coïncidence que l’autre avait réussi à prendre possession de son corps ? Le fantôme était reparti pour de bon, en tout cas. Il fallait l’espérer.

Quelques dizaines de kilomètres plus loin, Vick, à bout de forces, rangea sa jeep à l’ombre d’un baobab. Dans le compartiment arrière se trouvaient gourdes et rations de combat. Il but et se restaura en dépit du goût infect – seule l’image sur la boîte pouvait évoquer de la viande de bœuf et des flageolets. Chaque fois qu’il broyait la chair molle entre ses dents, la douleur dans sa tempe se rappelait à son bon souvenir.

Quelque chose bougea dans l’herbe. Un gros scorpion, qui s’éloigna en se dandinant. Assis sur le siège passager pour plus de confort, Vick le contempla paresseusement. Puis il se baissa, empoigna la kalach la plus récente, qu’il avait gardée à portée, et s’assura de son état de fonctionnement en tirant sur le scorpion – qu’il manqua. Se désintéressant de l’arachnide, il laissa alors son regard errer sur l’écorce de l’arbre probablement multimillénaire. Desquamé dans sa partie basse, le baobab paraissait vouloir balayer le ciel à l’aide des multiples fines extrémités de ses branches.

Un grand Noir aux muscles noueux surgit soudain de derrière le tronc. Vick réagit aussitôt.

Au lieu de pointer l’arme, cependant, il la lâcha. L’homme ne projetait aucune ombre. Le soleil brillait pourtant de tous ses feux.

Vêtu d’une tenue traditionnelle ocre, paré d’un collier de perles blanches, les oreilles percées distendues par des disques et portant un long bâton, le nouveau venu le considérait avec flegme. « Qu’est-ce que vous... » commença Vick. Il s’interrompit. Sa langue maternelle était si lourde, inappropriée. D’autres mots lui venaient, des mots et des claquements de langue. Il parla, demanda à l’inconnu qui il était.

« Peu importe mon nom, lui répondit l’autre en son dialecte si étrange. Je suis l’esprit d’un grand guerrier wandorobo. J’ai tué un lion dans ma jeunesse, pour prouver ma valeur et devenir homme. A présent, j’ai l’honneur d’être l’un des gardiens des animaux sacrés. »

Vick écoutait, la gorge sèche. Une part de lui-même était persuadée que son propre esprit s’était remis à battre la brousse, tandis qu’une autre s’émerveillait de la précision des détails de sa vision, et de cette incroyable faculté qui était sienne de comprendre une langue tout à fait inconnue – il supposait que son interlocuteur lui parlait en dialecte massaï.

« Tu es à la recherche du Blanc qui a brûlé son cœur. Tu le trouveras en suivant à la nuit tombée le chemin de la lune. Je serai tes yeux. » Les pupilles noires du guerrier grandirent devant Vick, le transpercèrent jusqu’aux tréfonds. « Tu dois l’empêcher de mener à bien ses sinistres desseins, ou bien je reviendrai te hanter jusqu’à la fin de tes jours. Bonne chance. »

Un rire sépulcral, un rire pourtant empli de joie et d’innocence décrut peu à peu, à mesure que l’image du Wandorobo se faisait plus floue. Le spectre finit par disparaître tout à fait. Il n’y avait plus que la savane si vaste et plate, et quelques nuages qui moutonnaient dans le lointain. Vick se massa la tempe. L’inconnu n’avait laissé aucune trace, nulle empreinte de pas sur les herbes ou la terre. Etait-il possible qu’un simple coup sur la tête l’ait rendu capable de communiquer avec les morts ? C’était le second phénomène inexplicable en moins de vingt-quatre heures.

A moins... Il y avait eu aussi le goût bizarre de l’eau que lui avait fait boire André. A présent qu’il y songeait, c’était la dernière bouteille au frais, comme si son compagnon avait tenu à s’assurer qu’il en boive.

Mais pourquoi ? S’il l’avait vraiment empoisonné, quel pouvait être le mobile de l’homme ? Voulait-il tout simplement économiser la somme qu’il lui devait ? La prise de risque paraissait disproportionnée...

Pour la première fois depuis qu’il avait été assommé, Vick fouilla les poches de son bermuda. Il se rembrunit aussitôt. Les sept cent cinquante euros n’y étaient plus.

Pourquoi, dans ce cas, Albert n’avait-il pas achevé sa besogne ?

Il haussa les épaules. Il avait vu tant de bonshommes tués pour trois fois rien, tellement d’actes illogiques qu’il savait vain de vouloir mettre une raison derrière chaque chose.

Son estomac étant calmé, il décida de repartir. Il n’allait pas ajouter foi aux sornettes qui lui étaient venues sous l’effet de quelque drogue. S’il pouvait remettre la main sur l’enfoiré qui était la cause de tout cela, en revanche, il se chargerait de lui faire regretter le moment où sa mère l’avait extirpé de ses entrailles pour faire voir le jour à sa sale face de rat.

Le soleil tapait fort, et Vick avait perdu son turban. De temps à autre, sa vue se troublait. Il se demandait alors s’il n’allait pas voir surgir d’autres spectres de sous la terre.

Un rocher se présenta devant lui. Le brusque coup de volant qu’il donna lui permit tout juste de l’éviter.

« Merde ! Un peu plus, et je défonçais le radiateur. » Le soleil avait parcouru une bonne part de la distance jusqu’à la ligne d’horizon. La jauge de carburant, quant à elle, baissait dangereusement. Vick décida de faire une nouvelle halte. Ses lèvres desséchées et sa gorge accueillirent avec reconnaissance l’afflux d’eau tiède.

Au loin, quelque chose bougea. Il y avait un étui sanglé sur une paroi de la jeep. Il le défit et s’empara de la paire de jumelles à l’intérieur. Qu’il braqua sur le point mouvant.

C’était une lionne. Gabarit imposant, oreilles rondes, museau épais et empennage de la queue noir, il n’y avait pas à s’y tromper. Etrangement, elle était seule. Elle avait la démarche moins leste que la plupart des fauves qu’il avait observés jusqu’alors.

Dans un premier temps, Vick scruta les alentours. L’isolement de l’animal pouvait n’être qu’une ruse, d’autres lionnes pouvaient déjà avoir entrepris de l’encercler. A cette idée, il alla prendre l’AK-47 et le mit en bandoulière. Un nouvel examen ne lui apprit rien sinon la présence de l’unique félin, qui s’éloignait peu à peu. La lionne pouvait avoir été affligée d’une malformation, ce qui expliquait qu’elle ait été rejetée par son clan. Ce salopard d’Albert devait au moins avoir vu juste pour cela, la quête de perfection de la nature ne s’embarrassait pas d’individus inadaptés.

Vick allait remettre le moteur en marche quand l’univers se mit à tourbillonner. Il s’affala sur le siège passager.

Sa tête était en feu. Si lourde... Pour avoir déjà été victime d’une insolation, Vick comprit aussitôt ce qui lui était arrivé. La nuit, heureusement, était tombée, et sa chance ne l’avait pas lâché. En dehors de son crâne qui menaçait d’éclater, il était indemne. Il tâtonna jusqu’à trouver la gourde, s’aspergea la figure, les cheveux et les avants-bras. Il but le reste jusqu’à la dernière goutte.

Là-haut, la lune brune était un œil cyclopéen observant le monde, détaché et goguenard. La nuit, toutes les formes revêtaient un aspect fantomatique, mais plus encore cette nuit-là. D’étranges volutes parsemaient la savane. Elles auraient dû, peut-être, refléter les tons mordorés de la lune. Or, il n’en était rien, leur teinte était blanche. Spectrale. Ces taches de brume s’alignaient à perte de vue, traçant au-dessus de la steppe un sillon en pointillés.

« Tu le trouveras en suivant à la nuit tombée le chemin de la lune », avait dit l’apparition.

Pris d’un malaise, Vick regarda de droite et de gauche. « Tu es là, le Wandorobo ? »

Seul le vent faisait frémir les herbes. Nul autre son.

Il frissonna et démarra. Il n’en était plus à une connerie près, de toute façon. Il avait dépassé ce stade depuis bien longtemps. Les phares de la jeep trouèrent la nuit. Le 4x4 roula à allure modérée, les volutes blanches en point de mire. Plus le temps passait, plus Vick se sentait comme l’idiot du village courant après les feux follets. Il continuait pourtant, en dépit des cahots et soubresauts de la jeep, malgré le froid qui lui hérissait tous les poils. La lune permettait de distinguer les contours du décor jusqu’à environ deux cents mètres. La ligne de blanches volutes s’interrompit justement à cette distance, à l’endroit où se dressait un bosquet. Vick éteignit aussitôt le moteur. Il laissa la jeep continuer sur sa lancée quelques mètres avant de tirer le frein à main. Si le guerrier wandorobo avait dit vrai, il devait faire du silence son allié. Il poursuivit donc à pied, le fusil à la main. Quelle était la nature de ces volutes blanches, il ne pouvait le déterminer. Ni la température ni l’humidité ne variaient lorsqu’il les traversait, ses mains demeuraient parfaitement visibles une fois plongées dedans. Il y avait là du surnaturel, l’esprit se heurtait aux frontières de la compréhension comme un rat aux parois de sa cage.

Vick avait appris de longue date à contrôler sa peur en toutes circonstances. Il se concentra sur sa progression comme un soldat en terrain ennemi. Il se coulait dans les herbes, tendant l’oreille pour vérifier qu’il limitait les sons à leur strict minimum, s’emplissant les narines à la recherche d’une odeur suspecte, tous ses instincts de combattant en éveil. A une centaine de mètres du premier arbre, il arma l’AK-47. Il traversa le dernier nuage et pénétra dans le petit bois.

Une odeur animale flottait dans l’air. Hostilité et vigilance. Il devait s’immobiliser sous peine de mort.

Ce qu’il fit. Prêt à faire feu, il balaya les alentours du canon de son fusil mitrailleur.

« Je serai tes yeux », avait déclaré le Wandorobo. Vick prit une inspiration, ferma les paupières et s’abandonna au souvenir du spectre. Sa tête oscilla imperceptiblement. Les paupières toujours closes, il accomplit deux pas. Lorsqu’il rouvrit les yeux, ce fut sur une tache blanche dans la végétation. Tel l’éclat d’une torche qui aurait rendu blafard, intangible et irréel tout ce qu’elle éclairait, elle dévoilait une trouée dans un massif d’épineux en apparence infranchissable, à une centaine de pas de sa position.

Du fond de l’embrasure, les prunelles, puis le museau d’une lionne apparurent. Vick sentit s’accroître dans l’air la tension. Une impression qu’il avait déjà ressentie en une occasion, lorsque, ayant débusqué le soldat blessé que lui et le groupe d’Akhtar traquaient, son instinct l’avait averti qu’on leur tendait un piège.

Il fit volte-face vers un point en surplomb. Sur un arbre à plus de deux cents pas, une autre lueur blanche. Comment l’homme qui pointait à présent son fusil vers la lionne n’avait-il pas remarqué qu’il était sous le feu d’un projecteur ? Vick épaula et lâcha une rafale. Bruit sourd d’une chute. Vick se retourna vers l’endroit où se trouvait la lionne, prêt à l’abattre à son tour.

Elle avait disparu. Tandis qu’il se demandait quelle attitude adopter, la brume se dissipa. Il écarquilla les yeux. Tout était redevenu sombre. De chasseur, il venait de se transformer en proie.

Une proie qui ne se rendrait pas sans combattre, cependant. Il tendit l’oreille. Si le fauve se déplaçait, il ne l’entendait pas. Lentement, avec d’infinies précautions, il étendit la jambe. Il n’en revenait pas de marcher sans être inquiété. D’un moment à l’autre, il pouvait écraser une brindille ou une branche morte qui révélerait sa position. Il s’efforça de repérer le point de chute de l’autre homme. Un faible râle le guida. Lorsqu’il se fit nettement plus distinct, Vick s’agenouilla et tâtonnant, il palpa une jambe, puis un dos. Il aurait pu passer à dix centimètres de l’individu sans le dénicher, avec ces frondaisons qui masquaient la lune. Ses tâtonnements s’achevèrent sur la tête, qu’il tourna vers lui. Le gus portait un curieux appareil sur le front. Il le lui retira. Ce crâne chauve était bien celui d’Albert.

Quant à ce qu’il venait de détacher... Des lunettes de vision nocturne. Cela faisait parfaitement son affaire.

Le monde devint d’un vert aux multiples nuances, teinté de rouge dès qu’il regardait l’homme ou ses propres mains. Rien ne bougeait vers la tanière de la lionne.

« La voiture… de l’autre côté… » fit Albert. Vick suivit du regard la direction où pointait le doigt du blessé. Il ne vit rien de particulier vers là-bas. Tirant un bras sur son épaule, la main plaquée sur l’autre aisselle poisseuse de sang, il hissa vigoureusement la carcasse sur une épaule, comme un sac de pommes de terre.

Albert poussa un long râle rauque.

Comment la lionne n’avait pas eu l’idée de venir achever le blessé, c’était inconcevable. Vick se mit à progresser pas à pas – l’enfoiré pesait son poids. Parvenu à l’orée du bosquet, il chercha d’interminables minutes avant d’apercevoir enfin la forme sombre rectangulaire, trois cents mètres plus loin. Trébuchant, il fut pris de vertiges au point de devoir s’appuyer contre un arbre à deux reprises, le souffle court. Il continua néanmoins. L’éclat de la lune se reflétait sur la carrosserie, la faisant briller d’un vert plus vif. Vick dut encore fouiller Albert pour remettre la main sur sa clé et déverrouiller. Il le hissa par la porte arrière afin de l’installer en position allongée. Une cavité qu’il sentit au niveau du plancher l’emplit de curiosité. Il passa à l’avant et récupéra la lampe torche rangée comme d’habitude dans la portière. D’un geste fébrile, il retira les lunettes de vision. Le faisceau jaune lui révéla effectivement une alvéole dans le plancher, suffisamment longue pour y caser un fusil. Il replaça le couvercle qui se trouvait à proximité. Celui-ci s’intégrait si parfaitement qu’à moins d’un examen approfondi, l’on ne pouvait deviner les jointures.

« La... la trousse de soins, râla Albert. Sous le siège avant. »

Vick serra la mâchoire. Il se mit en devoir de fouiller sous le siège, et y retira en effet la trousse. Il la brandit devant le visage d’Albert en l’éclairant de sa torche.

« Je te soigne si tu parles, gronda-t-il. Qui es-tu exactement ? Un chasseur ? Un braconnier ? »

Albert eut un sourire cruel. « Juste... à mes heures. Elle allait mettre bas. C’était l’occasion rêvée. Un péché... le sacrilège parfait. »

Vick lui aurait bien effacé son sourire d’un coup de boule. Il se contenta de le secouer, lui arrachant un cri.

« Tu faisais ça juste pour l’amusement, alors. Mais tu n’es pas photographe, pas vrai ? Qui tu es, dans la vraie vie ?

– Je travaille... pour un laboratoire pharmaceutique.

– Qu’est-ce que tu m’as fait boire ?

– Un nouveau produit... Le XT-07. Une molécule pour... ne plus avoir besoin de dormir... pour l’armée. »

Le visage d’Albert était pâle. Il devait avoir perdu pas mal de sang.

« Tu expérimentes tes produits sur les gens que tu trouves, c’est ça ? murmura Vick. Sur des personnes isolées, des vagabonds... » Il réfléchissait tout haut plus qu’il ne dialoguait. Cela faisait sens, et Albert ne tarda pas à le lui confirmer.

« Le produit... pas encore au point, exhala-t-il.

– C’est pour ça que tu m’as assommé dès que tu as vu que j’avais des visions. Je ne te servais plus à rien. Je pouvais même devenir dangereux. »

Le silence de l’autre valut confirmation.

« Soigne... moi.

– L’antidote, rétorqua Vick. Où est le remède ? »

Il eut beau secouer Albert, sa tête roula de droite et de gauche. L’homme s’était évanoui.

Alors seulement, Vick balaya le corps étendu du faisceau de sa torche. Il se livra à des palpations et retourna même à demi la carcasse. A ce qu’il put en juger, l’une des balles était ressortie en fracassant au passage l’une des côtes. Deux autres étaient restées dans le buffet. Il ne se faisait guère d’illusions, néanmoins il entreprit de le désinfecter. Il ne pourrait pas extraire les balles. Il se contenta donc d’enrouler autour de lui des bandages, utilisant tous ceux qu’il trouva dans la trousse.

« Saloperie de boucherie », murmura-t-il.

Il croyait en avoir fini avec tout cela. Il s’était juré en avoir fini avec tout cela, bordel !

Pendant quelques instants, s’essuyant les doigts maculés sur du papier absorbant après en avoir terminé, il remâcha son amertume. Puis, il se mit à dodeliner du chef.

Tumb, tumb-tumb, tumb, tumb-tumb, tumb... Le bruit des tambours résonne au loin dans la brousse. Sous le ciel gris cendre, les hautes herbes mauves s’agitent de leur propre volonté. Nul vent pour les remuer. Le décor est illuminé de rayons verts. En remontant vers leur origine, l’œil incrédule fixe un astre sombre. Palpitant, le globe semble vouloir dévorer le monde.

Il s’avance, terrorisé. Où se trouve-t-il ?

Un peu plus loin, un dénivelé herbu. Sans qu’il ne s’explique leur présence, il observe sur le flanc de la colline des espaces obscurs, que ne parviennent à éclairer les rayons émeraude. Soudain, des yeux rouges sang apparaissent au centre de l’un d’eux.

Il se couche aussitôt à plat ventre. Il ne doit pas se faire repérer. Si c’était le cas, quelque chose de terrible lui arriverait. Il le pressent. Désormais, ce n’est qu’en rampant qu’il progresse. D’étranges choses, sortes de limaces géantes en nettement plus rapides répandent sur lui leur bave en le frôlant. Il fait effort pour ne pas jurer, mais continue. Là-bas croissent des plantes colossales aux fruits noirs, aux feuilles piquantes. Peut-être certaines sont-elles carnivores et ne demandent-elles qu’à l’enlacer en une étreinte mortelle. Il continue malgré tout dans cette direction. Quelque chose lui dit qu’il ne sera pas à l’abri tant qu’il restera dans cette savane.

Cela prend une éternité, mais il se rapproche. Il se pique la peau en écartant l’une des feuilles, ce qui ne l’empêche pas de poursuivre.

Il bat des paupières. Ces choses mouvantes au sol, des lianes ou des serpents ? Au bout de quelques instants, il prend le risque d’avancer.

Les tambours se sont presque éteints. Derrière une alvéole jaune et luisante de deux mètres de haut, entrouverte, qui aurait pu contenir quelque inimaginable insecte, une silhouette apparaît. L’homme est un Blanc, comme lui.

Mais son torse ! Son torse est labouré de griffures. Si profondes... Comment peut-il encore vivre ?

Le malheureux titube, son visage figé dans une expression de douleur atroce.

Il n’ose l’aborder. Plus loin, peut-être plus loin trouvera-t-il de l’eau.

Ses pieds s’enfoncent dans l’humus. Les odeurs qui l’assaillent sont toutes de pourriture et de décomposition. Fétides, écœurantes. Là-bas, dans cette clairière, il y a une mare.

Nouvelle déconvenue. L’eau est sanguinolente. Des tourbillons s’y forment et disparaissent sans rime ni raison.

Un rugissement ébranle la forêt. Terriblement proche. Une plante inconnue défendue par des lames végétales tranchantes comme des rasoirs se trouve subitement projetée à terre. La créature qui l’a renversée fait bien ses trois mètres de haut. On dirait un centaure, avec ses quatre larges pattes terminées de sabots et son buste presque humain.

Si ce n’était pour ses impressionnantes pattes griffues en guise de bras et son museau de lion.

Il crie. Il crie et se met à courir. Eperdument. Le monstre le poursuit. Il halète. Son abdomen n’est plus qu’une boule de nerfs et de muscles. Des larmes coulent le long de ses yeux. La panique est sur le point de prendre possession de lui.

Mais Vick résiste. La voix qui a crié n’était pas la sienne. Les larmes celles d’un autre. Il doit se... détacher. Calme et sérénité seront son armure.

Il se met à flotter. A peine a-t-il le temps d’entrapercevoir le visage convulsé par la terreur de l’homme.

Albert.

Le monstre continue à le poursuivre, mais Vick ne peut plus les suivre, désormais. Il remonte, invinciblement.

Un rayon de soleil le réveilla. Hébété, il plissa les paupières et se redressa. Il était en nage. A travers la vitre, troncs et herbes présentaient un aspect normal.

« Bordel... »

Le 4x4 devait se trouver en hauteur, car Vick pouvait observer un point derrière des fourrés à environ quatre cents mètres. Un endroit, précisément, où se mouvait une hyène. Suivie d’une autre. Leur attitude précautionneuse ne laissait aucun doute, elles chassaient. Leur proie n’était ni lui ni Albert.

« Et merde ! » Il regarda son compagnon. Se penchant vers lui, il lui tâta le pouls. La peau était froide, il ne sentait plus rien. Il avait suffisamment contemplé de cadavres pour savoir que le faux jeton ne se relèverait plus. L’étendue du désastre lui donnait envie de cogner sur quelqu’un ou quelque chose.

Il se contenta de crisper la mâchoire et de serrer les poings. S’il se lâchait ainsi et permettait aux hyènes de terminer ce qu’elles avaient en tête, il aurait tiré sur Albert pour rien. Pour sa seule vengeance. Il ne vaudrait pas mieux que cet enfoiré.

« Et merde... » Il prit sa kalach, ouvrit la portière et se glissa à l’extérieur. Il referma et se mit à progresser furtivement. La fraîcheur matinale n’était guère plus retenue que par l’ombre des arbres. Il avait laissé quelques empreintes profondes dans le sol la veille, celles d’un homme lourdement chargé.

Bien vite, il n’eut plus besoin d’empreintes ni de se montrer circonspect. Ses tripes se nouèrent. Le petit bois retentissait de feulements et grondements. Faisant de son mieux pour ignorer le fait qu’il fonçait vers l’épicentre du danger, il accéléra. Tellement absurde de s’opposer au cycle de la nature... Sans ce foutu Wandorobo qui hantait son souvenir, il aurait tourné les talons depuis belle lurette et au diable, la lionne !

Derrière un dernier rideau de fougères, il les découvrit. La lionne faisait face à trois hyènes en un étrange jeu pervers. Elle se ruait sur l’une, qui reculait, tandis que les deux autres attaquaient. Alors, elle se reculait à son tour, se retournait sur l’une de ses adversaires, qui esquivait. Vick épaula et visa.

Le doigt sur la détente ne tressaillit pas. Il risquait trop de la toucher.

Soudain, une forme pataude surgit d’un trou dans un buisson d’épineux. Celui qui désertait ainsi à pas maladroits la tanière où il était né se trouvait être un lionceau si menu qu’il ne devait pas même y voir clair. Inconscient du danger, il était probablement en quête du lait maternel.

Un très léger frémissement attira l’attention de Vick.

Le cou épais, des taches brunes sur le flanc, le museau sombre sous lequel dégouttait par plaisir anticipé de la bave, surmonté d’yeux noirs comme le puits le plus profond, la quatrième hyène avait parfaitement réussi son opération de contournement. D’un bond, elle serait sur le lionceau.

Vick pivota vers elle et lâcha une rafale. Les balles transpercèrent le flanc. Le corps de la hyène en fut déporté de sa trajectoire tandis que sa face arborait une expression de surprise tragicomique. Elle roula et demeura les quatre fers en l’air.

Les autres hyènes avaient fait volte-face et s’enfuyaient. La lionne avait bondi derrière le massif d’épineux. Elle n’avait pas poursuivi sur sa lancée, pourtant, et paraissait hésiter. Il pouvait la deviner à son pelage fauve à demi-masqué.

Vick en profita pour faire demi-tour et s’enfoncer sous le couvert des arbres. Une dizaine de pas plus loin, il se retourna.

La lionne venait de contourner les buissons. Elle se rua vers son petit et le prit dans sa gueule. Une vilaine morsure déparait son flanc. Elle ne tarda pas à disparaître dans sa tanière avec le lionceau. Sur un ultime signe de la main, Vick s’éloigna. Il pouvait presque sentir l’âme apaisée du Wandorobo tout en cheminant. Lui-même se trouvait habité d’une sérénité nouvelle, si profonde qu’elle lui faisait voir le monde sous un jour différent.

Le feuillage derrière lui remua. Sa volte-face, arme braquée, fut si prompte qu’il faillit choir.

Trop tard. L’animal était déjà sur lui. Se frotta contre lui. Surpris, Vick bascula sur les fesses, le canon en l’air.

Il eut à peine le temps d’avoir peur.

Le félin aux yeux noisette se pencha vers lui et lui délivra un grand coup de langue sur le visage. Il n’y avait pas à s’y méprendre, les prunelles du fauve exprimaient de la reconnaissance.

La jeune mère se détourna alors, et la végétation se referma sur elle.

Vick avait lâché son arme. Les mains au sol, il se gargarisait de la vie qui coulait dans ses veines. Une vague de joie intense le submergea.

Lentement, s’aidant de sa kalach, il se remit sur pied. Il tremblait encore.

« Et ton lion, alors, il ne veille pas sur toi ? lança-t-il avec un sourire bravache en direction de l’endroit où elle avait disparu. Il t’avait mise en cloque, et il est allé voir ailleurs en te laissant te démerder seule ? Ah ! On est tous pareils, nous les mecs ! »

Il se mit à rire en cascade.


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