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Reconstitution de la réalité des Khmers rouges : "La Déchirure"

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Reconstitution d’une réalité par l’image, le récit et l’acteur :

les Khmers rouges déchirés dans la fiction

La Déchirure, de Roland Joffé (1984)

Contexte historique et cinématographique

Les Khmers rouges sont le surnom d’un mouvement politique et militaire communiste qui a dirigé le Cambodge de 1975 à 1979. Le régime s’est rendu coupable de nombreux crimes de masse par la mise en place d’un régime appelé Kampuchéa démocratique. Ces crimes sont aussi connus sous le nom de génocide cambodgien, qui soumit la population à une dictature d’une rare violence exercée par leur chef principal Pol Pot ; on parle de l’assassinat de plusieurs centaines de milliers de Cambodgiens (environ 1,7 millions de victimes, s’approchant des 20% de la population). Déshumanisation totale de la population, négation des valeurs de la vie humaine, endoctrinement politique, destruction de toute forme de lien social, camps de prisonniers, meurtre des intellectuels et de tout créateur d’art,  extrême interdiction de la liberté d’expression et suppression de toute forme d’individualité : toute une période qui pourrait susciter tant d’inspiration à notre cher cinéma (si fanatique de reconstitution historique) tant ses répercussions sont encore d’actualité aujourd’hui. Et pourtant… on les compte sur une main : cinq films.

Cinq. 

Le plus connu est le film documentaire du franco-cambodgien Rithy Panh S21, la machine de mort khmère rouge, présenté à Cannes hors-compétition en 2002, où il utilise avec beaucoup de justesse le travail de mémoire des survivants et des bourreaux du régime de Pol Pot pour en faire le point clé de son oeuvre. Ici, la reconstitution d’images se fait uniquement par le présent : on ne fait appel au passé que par le discours, la reproduction des gestes des victimes et des bourreaux. Rithy Panh conserve l’invisibilité des images, de l’horreur du régime et de ses conséquences et tente de les susciter par le souvenir, sans jamais (excepté au début du film) utiliser l’archive. Pour être au plus proche de la réalité, on ne crée pas les images : on les suscite. Mais qu’en est-il alors d’un essai fictif qui partage la volonté de la reconstitution, de la reproduction des images ? 

Si l’on connaît principalement l’aspect américain de la guerre du Viêt Nam au cinéma, et la folie qui en résulte (on pense bien sûr à l’incroyable Apocalypse Now), il faut également mettre en perspective celui de la survie dans un monde de guerre hostile, à l’intérieur, cette fois, des frontières cambodgiennes. Zoom sur la première oeuvre réussie et engagée du cinéaste anglais Roland Joffé : La Déchirure.

Un contexte et une préparation du film ancrés dans le réel 

Avant de rentrer dans le vif du sujet, celui de la reconstitution historique, il est important de faire un point sur la préparation du film, qui tend à montrer le travail d’approche du réel. Le film est adapté du livre The Death and Life of Dith Pran, une histoire vraie mise en texte et vécue par le journaliste américain Sydney Schanberg (The New York Times) reconnu pour ses travaux et sa couverture lors de la prise du pouvoir au Cambodge par les Khmers. Dans ce livre, Sydney Schanberg conte le combat de son ancien assistant, Dith Pran, qui s’est fait capturer lors de leur voyage à Phnom Penh, et qui a du subir quatre années d’emprisonnement dans un camp de travail avant de réussir à s’enfuir vers la Thaïlande.

Le film retrace cette histoire en deux parties : d’une part l’avancée du reportage de Sydney et son assistant Dith (les noms réels sont donc conservés) sur la prise du pouvoir des Khmers rouges à Phnom Penh, puis sur la capture de Dith Pran, son incarcération dans un camp de travail et son évasion. Roland Joffé utilise donc la mise en abîme pour appuyer le sujet de son film : témoigner du parcours de ces deux journalistes qui avaient eux-mêmes pour but de dépeindre la situation critique d’un pays au bord de la crise.

Mais cette volonté de s’appuyer sur le réel dans la fiction ne s’arrête pas là : pour jouer le rôle de Dith, l’assistant cambodgien capturé, Roland Joffé fait le choix de prendre comme acteur Haing S. Ngor (son premier rôle au cinéma : il gagnera l’oscar du meilleur second rôle), un Cambodgien qui a lui-même été fait prisonnier par les Khmers durant la guerre où il verra sa femme mourir et connaîtra le poids de la torture. Voilà donc le point commun entre S21, la machine à mort Khmère rouge et La Déchirure : la lourde utilisation du réel dans le documentaire – et dans la fiction au service du travail de mémoire. Jusqu’au point où le titre anglais du film, The Killing Fields, était celui d’un camp d’exécution de Pnohm Penh…

La reproduction rouge sang des images  

La première particularité du film est donc de ne pas montrer les champs de bataille, mais la tragédie militaire et sociale par l’investigation de journalistes ; particularité du film qui se retrouve aussi efficace que de montrer la vie à l’intérieur du front pour faire le portrait d’une guerre. Dans la première partie du film, nous assistons à l’avancée du reportage de Sydney et de ses compères dans cette fameuse ville de Pnohm Penh. Roland Joffé ne lésine pas sur le paysage et le mouvement : on y retrouve un flux constant des habitants – une ultra-utilisation de la masse et du mouvement – un bain de sang infini, des corps sans vie de tout âge, des pleurs d’enfants continus et des cris qui ne s’arrêtent jamais. L’idée est celle de se situer à la place d’un reporter en quête d’images et d’utiliser un aspect documentaire, mêlé à l’histoire des différentes péripéties des journalistes américains (on y verra même un John Malkovitch).

Le son est toujours exploité de façon à rappeler constamment le contexte infernal : bruit d’hélicoptère (peut-être le seul point commun avec Apocalypse Now), le bruit de la foule, des klaxons, des rafales de mitraillette, des pas de militaires, des hurlements, des pleurs, de la violence orale des khmers, de la radio, du cliquetis d’un appareil photo : un véritable barouf qui ne laisse aucun répit aux spectateurs, toujours placés sous la tension d’une guerre chronique, excepté lorsque les journalistes se coupent du monde en se repliant dans des hôtels. L’histoire progresse donc derrière un paysage cerné et une tension qui ne cesse d’augmenter dans un climat d’oppression. 

Voilà enfin la fameuse arrivée des khmers rouges, leur invasion. La fin radicale d’une sérénité. La fuite de la population locale et de nos personnages. Les plans de courses se multiplient, les khmers sont montrés comme brutaux et impitoyables, abordant toujours un bandana rouge et une arme à la main, sans jamais ressentir une forme d’empathie. Les coups, la violence, et la frontière d’une mort certaine sont omniprésents ; l’arrivée des sauvages est poussée à son comble, le ton est donné.

Joffé ne nous offre aucune traduction du cambodgien, prenant le choix de nous laisser aussi perdu que nos protagonistes. Les couleurs sont de plus en plus chaudes afin de nous rappeler les hostilités de la guerre. Les exécutions et les plans-portraits de cadavres sont mis en avant, derrière le rire noir des bourreaux. Enfin, et surtout, l’utilisation de l’enfant comme à la fois principal exécuteur, car il est la meilleure cible à endoctriner, mais aussi comme victime (Joffé tend le poing vers les ravages de la guerre au sein des familles cambodgiennes), tend à montrer, encore une fois, la sauvagerie de ce régime. On court donc vers le seul refuge d’un destin tragique : l’ambassade française pour être rapatrié. Problème : l’assistant cambodgien Dith n’a plus ses papiers sur lui, n’ayant aucun moyen de prouver son appartenance. Après une scène sublime où la tension est placée sur la réussite ou non du développement d’une photo de passeport, celle-ci n’aboutit pas et entraîne directement Dith dans les entrailles de l’enfer, le lieu de toute déshumanisation : le camp de travail.

Comme dans la trame de Midnight Express, Joffré place le spectateur dans un cadre fermé d’injustices et d’horreurs où les hommes sont réduits à l’esclavage, à une main d’oeuvre privée de toute liberté si ce n’est celle du bon déroulement de sa tâche : les récoltes agricoles. Encore une fois, les enfants sont montrés comme les pires monstres, toujours dans le rôle du porteur de fouet, pour qui la vie humaine n’aurait plus aucune importance. Les prisonniers, eux, sont toujours montrés sous la forme d’une masse, se voient écrasés derrière le paysage, sa faune imposante, ses ruisseaux, ses immenses palmiers, son soleil brûlant, et surtout la famine qui y est présente, poussant Dith à boire le sang d’une vache pour ne pas être victime de la faim. La suite du récit contera celle de la fuite kafkaïenne de notre personnage, toujours parsemée d’embûches et de tensions. 

Joffré fait donc dans son film l’effort de rendre visible l’invisible horreur du régime de la Kampuchéa démocratique, en sur-exploitant le réel pour y nourrir ses images à travers une vraie exploration esthétique et ainsi s’inscrire dans une volonté d’être au plus proche d’une réalité certaine : celle du génocide opéré par les Khmers rouges, mais surtout d’un climat de guerre hostile et semblable à celui d’un véritable enfer. Le film permet donc le témoignage d’une partie de la guerre du Viêt Nam malheureusement trop peu exploitée par le cinéma, et montre bien évidemment le poids historique atroce des Khmers rouges, dans un cadre toujours tendu, diabolique, où la mort, qui trône à côté d’une déshumanisation totale, n’est jamais loin.

Comment Roland Joffé a-t-il pu, après un tel chef d’oeuvre et une telle prise de position sur le sujet, réaliser l’abominable Super Mario Bros neuf ans plus tard ?!

Thomas Olland


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