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Histoire gratuite : Votre santé, c'est notre avenir (1ère partie)

Par Eguillot

L'histoire gratuite de ce lundi est issue du recueil Votre Santé, c'est notre avenir (thriller/polar), paru en mai 2014. Elle restera une semaine sur ce blog avant de disparaître. Vous pouvez vous la procurer sous format ebook sur mon site d'auteur, Amazon, Apple, Kobo et la Fnac, ou vous procurer le recueil complet sous format ebook et papier sur Amazon, ou sous format ebook sur Apple, Kobo et la Fnac. Et si vous habitez dans la région parisienne et que vous souhaitez vous procurer un exemplaire dédicacé du recueil, bien sûr, vous pouvez vous rendre à l'une des séances de dédicace indiquées sur la colonne de droite de ce blog. Ceci est la première partie de cette novella réservée à un public averti, qui en comportera trois étant donnée la taille du texte.

Histoire gratuite : Votre santé, c'est notre avenir (1ère partie)

« Six mois après l’affaire Cyberzyme, de nombreuses victimes des logiciels développés par cette société tristement célèbre n’ont toujours pas été indemnisées. Les familles font circuler une pétition réclamant une accélération de la procédure, pétition qui a déjà recueilli plus de cent mille signatures. » Sur la tablette d’Henri Lempereur, le visage lisse et parfaitement maquillé de la présentatrice d’Info Online grossit. « Les avocats des familles évoquent des dommages irréversibles, ce que démentent les ex-dirigeants de Cyberzyme. Alors, qu’en est-il réellement ? Pour la première fois, l’un de nos reporters a pu pénétrer dans l’annexe de la clinique Notre Dame à Villefranche. Le reportage de Gaëlle Lervois. »

Nouveau visage à l’écran. La femme d’une quarantaine d’années avait une coupe de cheveux toute simple, au bol. Elle parlait lentement, en articulant avec difficulté. « J’ai… j’ai encore du mal à me… détacher. Mais je vais mieux. Je vais mieux, je crois. » La détresse se lisait dans ses yeux d’opaline, contredisant les mots qui sortaient de ses lèvres fines. Henri poussa un juron. Sa main droite ornée d’une chevalière en argent glissa le long de ses cheveux courts, coiffés avec soin en arrière. Aristide ne l’avait pas prévenu en lui envoyant le lien. « Une vidéo qui devrait t’intéresser » disait juste le message, bien dans sa manière laconique. La caméra prit du champ tandis que la jeune femme se replongeait dans l’examen perplexe des chiffres sur son moniteur. Imaginer que ce fantoche peinant à exécuter les opérations les plus basiques avait été Karine Lagoumenie, l’un des cerveaux les plus brillants de sa génération, spécialisée dans la neuroinformatique et la biotechnologie… Son discours dans la grande salle de conférences de DamelinServanNielzen avait été ponctué d’applaudissements, Henri s’en souvenait encore. Même lui qui n’entendait rien au galimatias scientifique avait à l’époque trouvé son exposé clair et prometteur.

Un véritable gâchis. Non seulement l’argent investi par DSN dans Cyberzyme avait été irrémédiablement perdu, mais le laboratoire médical n’avait pas anticipé les effets radicalement addictifs des logiciels Cyberzyme. Si cela avait été le cas, le département recherches aurait pu pondre un traitement. Le marché était juteux, pas autant que celui du diabète ou du cancer, mais tout de même...

Henri éteignit sa tablette, la rangea dans l’étui prévu à cet effet et sortit de sa Mercedes de fonction. Il rajusta son nœud papillon et s’avança dans la cour du château de Crussy. Parmi les invités en tenue de soirée se distinguaient la silhouette rondouillarde et le crâne dégarni du vieux Servan. Légèrement en retrait, impeccable dans son smoking et arborant son habituel sourire carnassier, Aristide avait au bras une grande et svelte blonde qu’il lui voyait pour la première fois. De nombreux autres visages lui étaient inconnus. La plupart des personnes présentes contemplaient l’une des deux ailes du château. De style néoclassique, son centre se trouvait plongé dans l’obscurité quand les deux ailes, par contraste, irradiaient d’un éclat argenté plus brillant que celui de la lune.

Des chants grégoriens accompagnés de musique classique s’élevèrent. Peu à peu, le double halo lumineux se propagea pour se rejoindre et ne faire qu’un au niveau de l’imposante porte d’entrée rehaussée de bas-reliefs. Des pierres précieuses scintillantes apparurent tout le long de la façade entre les fenêtres, suscitant des « Oh ! » émerveillés. Elles se mirent à tourner sur elles-mêmes comme pour mieux faire admirer leur beauté évanescente. Chacune à leur tour, cependant, les gemmes devinrent floues. Comme la musique se transformait, perdait de son harmonie et de sa solennité, elles se dédoublèrent, donnant naissance à des reflets d’elles-mêmes en négatif. De teinte marron, auréolés de rouge, les étranges cristaux se multiplièrent, envahirent toute la devanture, noircissant les murs sur leur passage. Ce qui avait été un palais rutilant ressemblait à présent à un corps irrévocablement corrompu, gangrené. Les accords s’étaient faits oppressants, menaçants.

Henri observa avec amusement les expressions interloquées autour de lui. Ce faisant, il comparait les visages à la liste des invités qu’il avait étudiée la veille au soir. Les grands pontes de l’agroalimentaire, il les avait repérés, de même que certains ténors de l’industrie automobile et aéronautique. Le vieux Servan avait déjà souhaité la bienvenue à Madame le Ministre de la Santé et à son mari.

Les murs semblaient à présent se soulever, ondoyer comme une mer agitée par la tempête. La musique, déchaînée, évoquait celle de Bernard Hermann dans un film d’Hitchcock. Elle atteignait son point culminant lorsqu’un coup de cymbales retentit.

Une fermeture éclair surgit alors au bas du château, et tendit qu’elle s’élevait à la verticale, les pans de murs eux-mêmes paraissaient s’écarter. Un soleil brillait là-derrière, des rayons dorés qui repoussaient la noirceur infectée de rouge, la faisaient refluer vers les ailes, jusqu’à la faire disparaître et la remplacer toute entière. Les notes, d’abord apaisantes, s’accompagnèrent bientôt de nouveaux chants grégoriens, emplis de joie.

Atomes et molécules apparurent à cet instant, puis se profilèrent des seringues, dont les pointes perforèrent certaines des molécules. Des chaînes d’ADN s’enroulèrent autour des atomes, les agrégeant et sinuant de manière à former finalement les lettres et le logo « D », « S », « N » sur le haut de la partie centrale. Toute la paroi scintillait d’or. La musique, qui s’était faite vibrante, diminua avant de s’éteindre peu à peu.

Les applaudissements s’élevèrent, mêlés à des murmures de ravissement.

Henri s’avança, hochant la tête devant les visages approbateurs de ses patrons, Lucien Servan et Aristide Damelin. Le budget qui lui avait été alloué en tant que Directeur commercial adjoint n’avait pas été dépensé en vain – les principaux invités avaient bien répondu présents, et la soirée s’annonçait sous les meilleurs auspices.

A mi-chemin dans la cour il fut rejoint par Stéphanie. Vêtue d’une mini-robe moulante, soyeuse et d’un violet nacré, échancrée sur le devant, sa collaboratrice marchait d’un pas fluide du haut de ses talons aiguilles. Ses boucles blondes s’embrasaient sous les rayons des projecteurs toujours braqués sur la façade. D’autres jeunes femmes à la beauté provocatrice, escortées par leurs collègues mâles de DSN suivaient derrière.

« Vous êtes superbe, ma chère.

– Pour autant que vous puissiez en juger, rétorqua-t-elle.

– Remballez-moi ce sourire narquois, murmura-t-il. L’un n’empêche pas d’apprécier l’autre. »

Elle eut une moue dubitative, qui ne tarda heureusement pas à s’effacer de son impertinente petite face. Il pouvait la virer et la faire remplacer, elle le savait, peut-être pas d’un claquement de doigts mais assez facilement. Ce ne seraient pas les candidates qui manqueraient pour toucher à sa place son salaire. Il n’hésiterait pas à le faire, d’ailleurs, si elle ne se montrait pas à la hauteur de la tâche.

« Monsieur Henwi ! » L’accent écossais de l’homme qui venait ainsi de l’interpeller et le timbre de sa voix ne laissaient pas de doute sur son identité. Brian Mac Erwin, le Directeur commercial du groupe Dactel, arborait un sourire rayonnant. « Ça a été fowmidable, mon ami ! » fit le grand gaillard blond en lui serrant la main d’une poigne de fer, avant de l’étreindre d’une non moins vigoureuse accolade. « Une splendide entwée en matièwe ! Spectacular ! »

Henri fut parcouru d’un frisson. Ce salaud de Brian savait qu’il l’attirait, et il en jouait sans vergogne. Henri avait pour principe de ne jamais mêler plaisir et travail, mais c’était parfois plus difficile de s’en souvenir. Du moins l’autre n’était pas venu en kilt. Il hocha la tête en s’efforçant de masquer son trouble.

« Mes hommages, Madame », fit l’Ecossais en se pliant en deux pour déposer un rapide baisemain.

Elle eut un rire de gorge.

« Alow, quoi de neuf ? dit Brian en leur emboîtant le pas. Tandis qu’ils franchissaient le seuil et que Stéphanie confiait son sac à main à l’un des maîtres d’hôtel, Henri entretint Brian des prochaines campagnes de financement de DSN et de ceux des résultats du groupe dont le caractère n’était pas confidentiel. Ce faisant, ils s’engagèrent dans un couloir, puis franchirent la porte qui donnait sur la grande salle de bal. Des tables rondes nappées de satin et une estrade y avaient été installées, sous un plafond ornementé de dorures où pendaient des lustres chargés de cristaux.

Le plan de table avait été établi par l’assistante de direction d’Aristide, Marlyse Remaclo, en fonction de ce qui était connu des affinités ou des divergences des uns et des autres, en priorisant bien entendu les objectifs du groupe. Henri et Stéphanie prirent place à une table où s’installa également un couple dont l’homme était associé dans une entreprise de recyclage. Les rejoignirent plusieurs jeunes cadres d’une usine de biochimie et l’expert médical qu’Henri attendait, Bertrand Luvergne.

Des serveurs s’approchèrent et remplirent de champagne les flûtes en face de chaque convive. Ils avaient pour instruction de ne pas revenir faire leur office plus de trois fois – il s’agissait de provoquer un état de légère euphorie parmi les riches invités, pas de les griser.

Au bout d’un petit quart d’heure, le temps de laisser les uns et les autres faire connaissance ou se retrouver, Aristide s’avança de son pas élastique en direction de l’estrade, sur laquelle il monta avant de s’emparer d’un micro sur un pupitre. Après l’avoir testé, il commença son discours.

« Mes chers amis, tout d’abord un grand merci d’avoir accepté de vous joindre à nous ce soir pour notre gala de bienfaisance annuel. » Il fit une pause en balayant du regard l’assistance, un sourire aux lèvres. « “Nous vous aidons à vivre heureux plus longtemps”, telle est, vous le savez, la devise de DamelinServanNielzen. »

Comme il prononçait ces mots, le vidéoprojecteur installé dans un emplacement peu visible du plafond fit apparaître derrière lui une image où figurait en toutes lettres le slogan.

« Quel objectif plus noble pourrions-nous poursuivre, je vous le demande ? La recherche du bonheur est l’une des aspirations fondamentales de l’humanité. Chez DamelinServanNielzen, c’est ce qui nous porte, nous donne envie d’aller plus loin, de nous surpasser. Seulement voilà, je ne vous l’apprends pas, cette recherche du bonheur, elle n’est possible qu’en bonne santé. C’est la base. Depuis trente-sept ans qu’a été fondé notre laboratoire, nos scientifiques recherchent, analysent, explorent les différentes voies possibles. Expérimentent. Et nos spécialistes imaginent et mettent au point de nouveaux produits. Des médicaments qui aident à se porter mieux ou même à vaincre la maladie, qu’elle soit héréditaire ou contractée au cours de la vie. Thérapie génique, cellules souches, neuroscience, nous sommes prêts à aller toujours plus loin pour vous aider à aller mieux. Aucun défi ne nous arrête. Et je n’ai pas peur de dire que DSN contribue chaque jour au bien-être, et donc à la recherche du bonheur de millions d’individus. »

Des applaudissements se firent entendre, trop peu nombreux au goût d’Henri.

Nouveau regard circulaire. Aristide aimait jouer les tribuns et cela se sentait. Il puisait dans cette exposition au public une assurance qu’il renvoyait décuplée. « Mais pour que nous puissions vous aider, il faut nous aider. Les recherches sont toujours plus pointues et demandent toujours plus de fonds. Avec l’arrivée de certains génériques, les lourds investissements qu’exige la mise sur le marché d’un nouveau médicament ne sont parfois pas payés de retour. Et pourtant, je peux vous dire une chose : quel que soit ce que vous choisirez de donner ce soir, vous en aurez pour votre argent. »

Il s’éclaircit la gorge. « Je ne veux pas vous ennuyer avec un long discours, ce soir. Derrière moi, vous verrez défiler les différents résultats accomplis ces dernières années. Ils sont spectaculaires. Le diabète, le cancer, le sida, la mucoviscidose, les maladies rares... nous faisons reculer tous ces fléaux. Sachez-le, une bonne part de nos projets n’auraient pas vu le jour sans votre générosité. Merci de vous en souvenir au moment de passer auprès de ma charmante assistante, Liliane, à la fin du repas. (Il désigna la grande blonde d’un geste désinvolte.) Et surtout, amusez-vous bien ! »

Aristide quitta l’estrade, sous des applaudissements plus nourris cette fois. Le projecteur se mit à faire défiler les statistiques des sujets traités à l’aide de médicaments provenant des différents départements de DSN, distinguant les simples rémissions des cas de guérison totale.

Des serveurs tournaient autour des tables, y déposant avec grâce des plateaux de canapés. Deux des voisins de Stéphanie, des jeunes premiers dont l’un avait le visage parsemé de taches de rousseur et le second une barbe de trois jours, rivalisaient d’attention envers la jeune femme. Celle qui devait être la comptable de la boîte, une quinquagénaire aussi austère que sa robe à col montant, leur décochait par intermittence des regards agacés qu’ils ignoraient royalement.

Stéphanie, cependant, réagissait à peine à leurs plaisanteries, réservant ses sourires les plus enjôleurs pour son voisin le plus proche, Luvergne. Ce dernier avait tout du médecin guindé tout juste soustrait au formol de son laboratoire, avec son crâne dégarni, ses favoris noirs et ses petites lunettes ovales. A sa manière, il ne semblait pas non plus insensible aux charmes de la petite dinde.

« Vous savez, je suis très frustrée, disait-elle. Nous sommes entourés d’hommes de science à DSN, mais je n’ai jamais l’occasion de discuter avec eux – ils sont trop occupés. Mais vous, vous en êtes un, n’est-ce pas ?

– On peut dire ça.

– Alors, je ne vais plus vous lâcher de la soirée ! Vous apportez tant au monde, vous autres ! » D’un geste, elle désigna l’écran où figuraient en gros plan des pilules oblongues rouges et blanches.

Luvergne eut un sourire gêné.

Henri reporta son attention sur les autres tables. Ses employées s’étaient disposées selon le plan convenu. Trois d’entre elles étaient rassemblées autour d’un patron de presse venu seul, le couvrant de leurs sollicitudes. L’imbécile souriait d’un air fat. Elles étaient l’indispensable huile dans les rouages, celles qui faciliteraient les relations avec les partenaires commerciaux, en permettant à ceux des cadres masculins qui n’étaient pas venus en couple de relâcher l’espace d’une soirée, voire d’une nuit, leur tension. Aucune ne craignait de donner de sa personne – elles étaient payées assez cher pour cela.

Des plats fins furent servis. Ils n’avaient pas fait appel à un chef étoilé pour rien, et tout en dégustant ses queues de langoustine flambées au whisky, Henri songea que le budget de leur petite sauterie absorberait à lui seul une partie des dons. Il n’en fallait pas moins, pour mettre dans les meilleures dispositions les grands noms réunis autour des tables.

Après le repas, les différents chefs d’entreprise et dirigeants étaient tour à tour montés sur l’estrade remettre leur chèque à Liliane, l’assistante personnelle d’Aristide. Stéphanie n’avait guère prêté attention aux sommes énoncées au micro, suivies des noms des boîtes. Elle observait à présent d’un œil distrait les gymnastes et acrobates en tenue moulante sur l’estrade dont les numéros rivalisaient de témérité. Les regards en coin de Luvergne sur son décolleté plongeant auraient été prometteurs, si le médecin ne montrait pas autant de retenue malgré ses encouragements. Une approche frontale n’ayant que de faibles chances de réussir, elle décida de tâter le terrain de manière plus circonspecte. « Je suis curieuse de nature, commença-t-elle. Dites-moi, que pensez-vous de notre soirée ?

– Charmante, répondit-il sans hésiter. Et la présentation de vos réalisations, et de vos résultats, était très convaincante. » Devant le sourire de l’expert, Stéphanie haussa légèrement les sourcils. « Evidemment, nous savons tous qu’il y a beaucoup de poudre aux yeux là-dedans. La majorité de votre chiffre d’affaires provient de médicaments de confort. Les nouvelles molécules vraiment utiles ne sont découvertes que rarement, et leur mise au point prend du temps. Et à côté de ça, le médicament, en France, c’est quoi ? Plus de trente milliards d’euros de chiffre d’affaires par an ? »

Les traits de Stéphanie se figèrent. Déstabilisée, elle jeta un coup d’œil en direction d’Henri, qui n’avait pu réprimer une grimace. Son supérieur détourna le visage, la laissant régler le problème.

Salaud, songea-t-elle.

Luvergne, quant à lui, savourait l’instant – ses yeux pétillaient. Se remémorant sa formation, Stéphanie reprit son sang-froid. « Bien sûr, c’est vous le spécialiste, concéda-t-elle, et pourtant... Les malades qui ont bénéficié de nos médicaments ne seraient sans doute pas de votre avis. Le diabète, le cancer... Ce sont de grandes causes, non ? Elles valent la peine de se battre pour elles.

– C’est vrai. Et il est vrai que DSN se bat avec beaucoup de générosité, cela va sans dire. » Son regard s’abaissa de nouveau vers sa poitrine.

Elle se contenta de sourire, ne souhaitant pas pousser plus loin la conversation. D’après Henri, ce rat de laboratoire pouvait bel et bien être un allié. Un super allié, en effet. Malgré tout, il ne fallait surtout pas entrer dans la polémique avec lui. Si elle foirait sa mission, elle pouvait dire adieu à son poste, et sans doute à son loft de deux cents mètres carrés aussi bien qu’à ses prochaines vacances aux Seychelles. Elle changea donc de sujet, commentant d’un ton léger les prouesses des acrobates.

Un peu plus tard, Aristide reprit le micro, et convia chacun des invités à terminer la soirée dans la salle de bal à l’étage.

« Cela risque d’être ennuyeux pour moi, s’excusa Luvergne en se levant, je n’ai pas de cavalière.

– Oh ! Mais si ! protesta Stéphanie. Je vous avais bien dit que je ne vous lâcherais pas de la soirée. » Henri inclina imperceptiblement le menton, signifiant son approbation.

« C’est trop d’honneur. » Luvergne souriait avec suffisance. Stéphanie lui prit familièrement le bras et ils suivirent la cohorte en smoking et robe de soirée.

Des globes scintillants trouaient la semi-pénombre de la grande salle de bal de leurs mille éclats de couleur. Stéphanie entraîna Luvergne au centre de la piste, au milieu des autres. Le DJ, blond albinos, était un spectre qui se tortillait dans le fond de la salle, derrière sa table de mixage. La musique était un pot-pourri de pop, de rock et de techno. Avec une maîtrise née d’une longue habitude, Stéphanie se déhancha souplement. Ses seins ne demandaient qu’à jaillir de son soutien-gorge sous-dimensionné. C’était bon de se sentir regardée et convoitée, elle en oubliait jusqu’à la douleur dans ses pieds soumis à la torture – elle ne comptait retirer ses talons aiguilles qu’un peu plus tard dans la soirée. Très vite, elle attira autour d’elle plusieurs mâles aussi rompus qu’elle à ces trémoussements sensuels.

Bertrand Luvergne ne se sentait visiblement pas à la hauteur. Au bout du deuxième morceau seulement, il se dirigea vers le bar installé dans un recoin de la salle. Stéphanie attendit à peine la fin des vibrations ensorcelantes de Daft Punk pour le rejoindre, au grand dépit de sa cour immédiate. Luvergne avait opté pour une coupe de champagne, elle fit de même. Le liquide doré, rafraîchissant, pétillait agréablement sous la langue.

Le rat de laboratoire l’étudiait avec roublardise. Ayant vérifié que nul à proximité ne pourrait l’entendre, elle se pencha vers lui. Cette fois, elle laissa tomber les pincettes. « J’espère que cette soirée vous incitera à faire pencher la balance du bon côté, demain, pour le Limolin. »

Luvergne fit la grimace. « Je me demandais quand vous aborderiez le sujet. Malheureusement, les premières analyses ne sont pas très rassurantes. Le Limolin affaiblirait bel et bien les défenses immunitaires. »

C’était la raison principale pour laquelle le médicament avait été refusé par le premier comité, comme ne l’ignorait pas Stéphanie.

« En plus, il y aurait des effets secondaires assez curieux. »

Elle le scrutait, les lèvres pincées.

« Evidemment, poursuivit-il, rien n’est encore complètement prouvé. Et ma mémoire peut se montrer assez capricieuse.

– Et à combien pourrait nous revenir un... caprice de votre mémoire ?

– Cinq millions d’euros. »

Les yeux de Stéphanie s’arrondirent. Ses sourcils à lui, d’un noir de jais, se froncèrent, ses traits se durcirent.

« Une paille pour vous. Ne me prenez pas pour un idiot, je sais que ce marché peut se monter à au moins un milliard d’euros. Il n’y aura pas d’appel, après la commission, puisque le médicament a déjà été refusé une fois. S’il passe demain, c’est pour de bon, vous êtes tranquilles. Cinq millions, ce n’est rien. Un cadeau du ciel. N’oubliez pas que je joue ma carrière.

– Un cadeau du ciel, vous en avez de bonnes ! gloussa-t-elle. Trois millions.

– Hum. A trois millions, je ne peux rien garantir. Avec cinq, vous pouvez dormir tranquilles. Pas avec trois.

– Quatre millions, fit-elle, les dents serrées. Je n’ai pas été autorisée à négocier au-delà.

– Quatre, c’est mieux, murmura-t-il. Ce n’est pas encore satisfaisant, mais... »

Ses yeux la déshabillèrent de nouveau.

« Quatre, dit-elle en prenant aussitôt son ton le plus langoureux, et je vous promets une nuit que vous n’oublierez jamais. Je connais une chambre, au troisième étage, où nous serons tranquilles. Après tout, devenir millionnaire, ça se fête...

– Intéressant. »

Elle se pencha vers lui pour chuchoter, s’assurant de mettre sa poitrine en valeur. « Je suis sûre que vous ne l’avez jamais fait dans un lit à baldaquin. » Elle lut dans ses yeux son désir, et sut que le marché était conclu.

Ils contemplèrent les danseurs quelques instants encore. Lorsqu’elle se leva, il la suivit. Comme elle remontait un corridor, puis s’engageait dans le grand escalier tapissé de velours carmin, elle s’imagina être une princesse dans son palais d’argent.

En réalité, pour aussi assurée que fût sa démarche, elle savait qu’elle ne faisait que contrôler sa peur. Elle ne lui faisait guère confiance, avec ses mirettes de renard et ses joues grêlées. Si les autres filles du groupe n’avaient pas été occupées à accomplir leurs propres objectifs, elle lui aurait bien proposé un plan à trois histoire de se rassurer un peu.

La chambre que lui avait indiquée Henri était l’avant-dernière du couloir – les chances qu’un autre couple s’y introduise étaient minimes. Elle ouvrit la porte marquetée et alluma. Les lueurs rouges qui jaillirent des lampes de part et d’autre du grand lit à baldaquin étaient propices à une atmosphère intime. Elle se dirigea vers la table de chevet de droite et en ouvrit le tiroir tandis que Luvergne refermait derrière lui.

« Banane, fraise, framboise ? fit-elle en lui présentant trois préservatifs dans leur étui.

– Pas de capote, fit-il d’une voix rauque. Sinon, ce sera tout sauf inoubliable. »

A contrecœur, elle les remit dans le tiroir. Puis elle se colla contre lui tout en lui palpant l’entrejambe. « Hmm. J’ai l’impression qu’on est à l’étroit », fit-elle.

S’agenouillant, elle baissa sa braguette et lui sortit la queue, qu’elle se mit à sucer. L’odeur et le goût étaient forts, mais surmonter sa révulsion était presque devenu une seconde nature. De la main droite, elle lui massait la bourse, puis remontait le long du pénis. Lorsqu’elle le sentit suffisamment gros et dur dans sa bouche, elle se dégagea, le souffle court, et se remit debout. Il posa ses mains sur ses seins, mais elle le repoussa gentiment.

Elle tenait à défaire elle-même sa robe de grand couturier. Ses gestes étaient gracieux et étudiés. Lui était tellement pressé qu’il fit sauter trois de ses boutons de chemise en arrachant celle-ci.

Après s’être elle-même savamment titillé le clitoris sous ses yeux ébahis, elle commença par se faire prendre en levrette. Luvergne n’était pas très expérimenté ni attentionné, mais pas assez brutal non plus pour lui faire vraiment mal au début. Chacun de ses mouvements à elle était calculé pour lui procurer un maximum de plaisir. Ils n’accomplirent certes pas toutes les positions du Kâmasûtra cette nuit-là, mais elle était suffisamment habile pour l’arrêter à chaque fois qu’il s’engageait avec un peu trop de détermination dans le Chemin de l’Explosion Finale. Elle avait l’habitude d’entretenir son corps au club de fitness de DSN, et quant à lui, il était bien tel qu’elle l’avait pressenti, un rat de laboratoire. C’était donc elle qui le mettait le plus souvent hors d’haleine, même lorsqu’elle donnait toute l’impulsion. Quand elle lui permit enfin de jouir, il avait la figure rouge, et les membres tremblants, au bord de la rupture. Il poussa un très long gémissement extatique.

Oui, il se souviendrait un bout de temps de cette nuit.

***

Henri Lempereur était plongé dans un rapport décrivant les résultats de la dernière campagne promotionnelle au Venezuela quand la sonnerie du téléphone retentit. C’était Aristide.

« C’est bon, mon vieux, dit-il sans préambule. La commission l’a validé.

– Excellent.

– Je nous ai gardé une bouteille de “champ” de côté, hier soir. Si tu veux passer...

– De suite. » Comme il raccrochait, un large sourire s’étala sur son visage. Il rajusta sa cravate marron et se mit en route. Il parcourut un premier couloir recouvert de moquette, lequel communiquait avec les bureaux des employés dont il avait la responsabilité avant de déboucher sur le corridor principal qu’il remonta quelques instants. Pour un non-initié, le laboratoire pouvait faire figure de labyrinthe. Les locaux bénéficiaient d’une double configuration en pentagone. Sur la circonférence se trouvaient les bureaux du personnel administratif et de la direction, et dans la partie centrale étaient installés les laboratoires intérieurs, sécurisés et aseptisés. L’on ne pouvait y pénétrer que muni d’une blouse, d’un masque et d’un badge spécifique.

Publicité, import-export, design et marketing, informatique, comptabilité, ressources humaines... même sans inclure les accès vers les salles de labo, les bureaux s’étendaient en un véritable réseau arachnéen. A condition de ne pas prêter attention aux inscriptions sur les portes ou les panneaux, on pouvait faire le tour du bâtiment et revenir sur ses pas sans s’en apercevoir, les lieux se révélant le plus souvent uniformes.

Les chaussures à deux mille euros d’Henri – une marque italienne – ne faisaient aucun bruit sur la moquette. Il se sentait bien. Il y avait des journées où les obstacles se déblayaient comme par eux-mêmes, et où l’univers formait un couloir d’honneur pour les laisser passer, lui et les différents cadres et associés de DSN. Il chérissait cette sensation.

Aristide rayonnait, lui aussi. Lorsque Henri entra dans le vaste bureau où le jour s’engouffrait par une baie vitrée dont il était possible de modifier l’opacité à l’aide d’une télécommande, il le trouva en train d’exhaler des volutes de fumée de l’un de ces cigarillos qu’il faisait importer directement de Cuba. Le Limolin était son projet. Sa réussite lui permettrait de racheter d’autres parts de la société pour en devenir l’actionnaire majoritaire. Si Servan et Nielzen n’y prenaient garde, ils allaient se retrouver lentement, mais fermement, poussés vers la porte de sortie.

Issu d’une famille aisée, Aristide Damelin était survenu comme un sauveur dans les années 90, une époque où le laboratoire Servan, criblé de dettes, vacillait sur ses bases. Il avait présenté à Servan le troisième associé, Nielzen, rencontré en Allemagne, dont le centre de recherche était spécialisé dans la génétique. En injectant de l’argent frais et en élargissant les champs d’expérimentation, en adoptant également des méthodes commerciales agressives et en sachant s’entourer politiquement, il avait sauvé le labo, réussissant même à en faire l’un des acteurs incontournables du marché en France. Le maire de Rouen, Gérard Deflos, lui mangeait dans la main, de même que plusieurs députés et sénateurs.

Aristide lui désigna le fauteuil face au bureau derrière lequel il était installé. « Excellent boulot hier, commenta-t-il après avoir formé un dernier rond de fumée. Le son et lumière, le choix de Stéphanie pour “entretenir” notre ami... tout était parfait. » Posant son cigarillo sur le cendrier, il saisit l’une des deux coupes de champagne en face de lui et la leva. Henri se hâta de prendre la sienne pour trinquer avec lui.

« Je savais que j’avais eu raison de te choisir pour ce poste, lui confia Aristide. Avec toi au moins, j’étais sûr qu’il n’y aurait pas d’histoires au moment des entretiens d’embauche avec tes assistantes... ou après.

– C’était le seul motif ?

– Ne te vexe pas. » Aristide avala posément une gorgée. « Tu avais un bon CV, mais je ne vais rien t’apprendre, un CV, ça se trafique. C’est en bossant avec toi que j’ai vraiment pu apprécier tes qualités. »

Henri hocha la tête, acceptant le compliment.

« Tu auras la prime que tu m’avais demandée. Et Stéphanie aura la sienne, bien sûr.

– Merci. Les médias... il y en avait quand la décision a été rendue ?

– Aucun. Là encore, les fonds investis ont fait merveille. » Son sourire dévoila ses canines. « Il est aussi utile d’acheter le silence que de se payer une couverture médiatique, dans nos métiers.

– C’est clair.

– Ce n’est pas ce cher Archimède qui me contredira, n’est-ce pas, il suffit d’utiliser les bons leviers pour faire basculer le monde. »

Ils finirent leur champagne, après quoi Aristide évoqua ses idées quant aux prochaines campagnes promotionnelles pour le Limolin. Comme à leur habitude, Stéphanie et les autres assistantes démarcheraient les médecins, soit directement soit à l’occasion de congrès et conventions. Leur talent de persuasion allié aux montants virés sur les comptes occultes de nombreux experts, et à une campagne ciblée dans la presse spécialisée, devraient une fois encore générer des commandes en masse parmi les professionnels. Ce qui se traduirait, bien sûr, par des profits exponentiels et une hausse de la valeur de l’action en Bourse.

La séance de brainstorming dura deux bonnes heures, que Henri vit à peine passer. Il ne fut pas fâché, néanmoins, de regagner son bureau. Le temps de retranscrire sur ordinateur les différentes idées développées et de les sauvegarder, il était déjà 18h30.

Il aurait pu se faire commander un repas auprès des cuisines, dont une partie du personnel était tenue de rester jusqu’à 20h00 chaque jour. Ce n’aurait pas été la première fois qu’il aurait sacrifié sa soirée pour le travail. Il n’en fit rien – ce n’était pas le jour. Une petite descente au Gentlemen’s Lounge, la boîte gay de Rouen, voilà qui lui siérait beaucoup mieux. Il y retrouverait Jason – son ami lui avait laissé un message sur son smartphone – pour une soirée romantique.

La plupart des employés avaient vidé les lieux. Henri fit mine de ne pas voir le technicien de surface sur sa nettoyeuse autoportée, débadgea et franchit la double porte d’entrée. Pas un souffle de vent au-dehors. Il prit le chemin du parking réservé à la direction, de taille plus modeste que celui accessible au reste du personnel.

Une curieuse impression le titilla en se dirigeant vers sa Mercedes. Il fit volte-face mais ne vit rien. Les étendues de pelouse vert vif coupé ras environnant le laboratoire étaient aussi désertes que l’on pouvait s’y attendre à cette heure. Haussant les épaules, il déverrouilla son véhicule et s’assit à la place du conducteur – les chauffeurs étaient réservés aux grandes occasions.

Avec une synchronisation parfaite, un homme se glissa en même temps que lui côté passager. Henri sursauta si violemment que son crâne heurta la vitre de la portière qu’il venait de refermer. L’inconnu était une sorte de SDF au vu de sa barbe de trois jours, de son gilet et de son bermuda en jean carrément miteux.

Des muscles saillaient dans l’entrebâillement de son gilet et sur ses bras.

« Eh bien, cousin ? T’as pas l’air spécialement content de me revoir, on dirait. »

Henri écarquilla les yeux. Cette mèche blanche dans ces cheveux châtains ébouriffés, il était difficile d’en faire abstraction. Les traits de visage étaient devenus autrement burinés et bronzés, mais... oui, l’homme pouvait être une caricature du Vick qu’il avait croisé au cours de réunions de famille, dans son enfance. « Croisé » était un bien grand mot, d’ailleurs. S’il y avait une branche pourrie parmi les Lempereur, c’était bien celle-là. A une époque, le père d’Henri avait essayé d’encourager son frère, l’oncle Bertrand, à démarrer une cure de désintoxication – le vieux de Vick avait de tout temps été un alcolo. Peine perdue. Les lunettes de soleil de la tante d’Henri n’avaient jamais quitté son visage, dérisoire tentative pour dissimuler les traces de coups. Comment avait-elle fait pour rester mariée si longtemps, d’ailleurs ? Quant à Vick, c’était un cancre notoire, un bas de plafond qui lui avait cassé la figure par deux fois – à la suite de quoi les contacts s’étaient espacés entre les deux familles, avant de s’interrompre pour de bon.

« Que... qu’est-ce que tu deviens ? bégaya-t-il.

– Ah ! s’exclama Vick avec un grand sourire, en écartant les bras et regardant en l’air, comme si la question avait été du plus haut comique. Beaucoup de choses, cousin. Un peu trop, même.

– Ah bon ?

– Y faut qu’on cause, tous les deux. Entre gentlemen, pour ainsi dire. Mais pas ici. Chez toi. »

Henri émit un gémissement de protestation. L’autre y fut insensible, et il n’osa aller au-delà. Son cousin, avec ses jambes repliées, ressemblait à une bête fauve aux aguets. Il le savait capable de lui sauter à la gorge, et ce n’était pas avec ses soixante-cinq kilos tout mouillés et sa séance de fitness mensuelle qu’il ferait le poids.

Encore sous le coup de l’émotion, tâchant de maîtriser son tremblement, il s’efforça d’insérer la clé dans le contact. La main de Vick se posa sur la sienne et la guida, attouchement révulsant. Aussitôt après avoir démarré, Henri repoussa la main. Le raté de la famille arborait un sourire de dérision qui lui fit l’effet d’un coup de fouet. Pourquoi fallait-il qu’il se retrouve à chaque fois en situation d’infériorité en sa présence ? C’était son cousin, la sous-merde. Lui, Henri, avait réussi, il s’était élevé bien plus haut que l’autre ne pourrait le faire dans ses rêves les plus fous.

Mais bien sûr, il avait aussi beaucoup plus à perdre dans une confrontation physique.

Pris d’une colère froide, il démarra rageusement. Il sortit du parking, s’engagea sur la nationale et accéléra. Vick, lui, n’avait pas daigné s’attacher. L’air plus stupide encore qu’à son habitude, il paraissait se demander la cause du signal d’alerte qui retentissait dans l’habitacle.

« Ta ceinture, fit Henri d’un ton excédé.

– T’as pas beaucoup changé, lâcha Vick en ajustant la lanière avec une lenteur insupportable.

– Toi, c’est ton apparence qui a changé, rétorqua-t-il entre ses dents. Pour le reste, je n’ai pas l’impression qu’il y a beaucoup de changement non plus. »

Vick partit dans un ricanement. « Je comprends mieux, maintenant que je te revois, dit-il, pourquoi tu m’as autant manqué. »

Henri jugea préférable de laisser courir.

Après avoir dépassé Darnetal, la circulation se densifia comme d’habitude. Même à cette heure-là – on s’approchait des 19h00 – le boulevard de la Paix et la Rocade nord-est de Rouen étaient encore encombrés.

Le silence se faisait pesant. Henri adressa un regard de biais à son cousin. Celui-ci paraissait à l’inverse parfaitement détendu, allant jusqu’à incliner le dossier de son siège comme s’il s’apprêtait à faire un somme. Henri se mit à dénombrer les années qui les séparaient de leur dernière rencontre. Cela devait bien faire vingt ans. Déjà à l’époque, son sens de la répartie était affûté, et il ne pouvait s’empêcher de mettre en boîte son attardé de cousin. C’était tellement facile... Les conséquences, hélas, se faisaient rarement attendre, le contraignant à rechercher l’autorité parentale en guise de refuge.

Il réprima une grimace. Il avait mûri, depuis, et ne prendrait plus ce genre de risques.

Au bout d’un temps qui lui parut bien trop long, ils s’engagèrent dans la rue d’Amiens, se dirigeant vers le centre-ville. Quelques centaines de mètres et plusieurs embranchements plus loin, ils s’arrêtèrent devant un parking souterrain, dont Henri ouvrit la barrière d’accès à l’aide de sa télécommande.

Il se gara dans son box, puis conduisit l’autre à contrecœur en direction de l’ascenseur. L’idée de s’y retrouver confiné en compagnie de cette brute épaisse ne le tentait pas plus que cela. Il ne pouvait plus reculer, hélas. Du moins son cousin n’empestait-il ni la vinasse ni la sueur. Cela ne laissait d’ailleurs pas de le surprendre, étant donnée sa tenue.

« Ce que tu as à me confier doit être sacrément important, avança-t-il tandis qu’ils s’élevaient vers le cinquième étage, pour que tu te sois donné la peine de me retrouver ?

– T’imagines bien, répondit Vick. Mais le hasard a aussi joué son rôle. Je ne savais pas du tout ce que tu étais devenu, et du coup, au départ, j’ai cru à une homonymie. Ce n’est qu’en surfant sur le net que j’ai reconnu ta bobine sur le site de DSN. »

Vick dut repérer son haussement de sourcils, car il précisa d’un ton mordant : « Eh ouais, j’me connecte de temps en temps. Les cybercafés, c’est pas fait pour les clébards. »

Pour cinglante qu’elle fût, Henri laissa passer la remarque sans ciller. Une seule raison avait pu pousser son dégénéré de cousin à sortir du bois après aussi longtemps. L’argent. Etonnamment, Vick n’y avait encore fait aucune allusion. Il pouvait être plus subtil qu’Henri ne l’avait cru, à moins que sa « subtilité » ne soit en réalité qu’un instinct de prédateur. En se faisant conduire chez lui, il lui faisait la démonstration que plus aucune retraite n’était possible. Vick connaissait à présent son adresse, et pourrait revenir. Henri était bien placé pour le savoir, lorsqu’il s’agissait de négocier, les menaces implicites étaient tout aussi valables pour faire prévaloir son point de vue que les tentatives de séduction. Parfois même, bien plus efficaces.

Il sortit son trousseau de clés avec une assurance qu’il était loin de ressentir. Tant qu’il ne montrerait pas sa peur, l’autre n’aurait pas prise sur lui – c’était la théorie, en tout cas.

Vick émit un sifflement en s’avançant dans le grand appartement recouvert d’une moquette immaculée. Henri lui-même considéra sa baie vitrée, son sofa en cuir blanc, la table du séjour, ses chaises et meubles en chêne massif, sa chaîne et son écran plat de deux mètres d’un œil nouveau. « Y a pas à dire, la maladie, ça rapporte, commenta Vick. J’ose à peine te demander si t’es propriétaire ou locataire...

– Propriétaire, et alors ? »

Cela se précisait. Son cousin n’allait pas tarder à évoquer ses problèmes de fin de mois, voire de mois tout court.

« Bravo. Pas si courant, pour un trentenaire.

– Viens-en au fait, s’il te plaît.

– Pressé, hein ? D’accord. Albert Grandjean, ça te dit quelque chose ? »

Henri fut un instant désarçonné. Son cousin était moins prévisible qu’il ne l’avait cru. « Nous avons quelqu’un de ce nom, oui. Un chimiste. Un original qui travaille le plus souvent sur le terrain, si je me souviens bien. »

Le visage de Vick revêtit une expression étrange. Henri n’aurait su dire s’il souriait ou bien montrait les dents.

« Pour être original, c’est un original, ton gars. Et c’est aussi un repenti. Il m’a chargé de te dire qu’il regrettait toutes les saloperies qu’il a pu faire à des innocents, en Afrique. Je crois que dans votre jargon, vous appelez ça des expériences in vivo.

– Je ne vois pas de quoi tu parles.

– Ah ouais ? Eh bien, par exemple, il m’a fait avaler un truc qu’il appelait le XT-07. D’après lui, c’était censé pouvoir aider les militaires à rester éveillé la nuit, ou quelque chose comme ça. Il a tout simplement testé cette merde sur moi, sans m’en avertir bien sûr.

– C’est... très surprenant. Cela va à l’encontre de toutes nos procédures. Et ça t’a fait quelque chose ? »

Henri scrutait son cousin, s’attendant à le voir lui sauter à la gorge. Il brûlait de se mettre à l’abri derrière la table du séjour et d’empoigner une chaise pour faire bonne mesure.

La peur. Hideuse et abjecte. Il devait absolument la contrôler, ou elle se retournerait contre lui. Vick ne montrait aucun signe d’agitation, pour l’instant.

« Et comment, lâcha-t-il entre ses dents. Je ne sais pas si ça marche, mais en tout cas, il y a de sacrés effets secondaires...

– Lesquels ? » Henri n’était pas sûr de vouloir entendre la réponse. Il ignorait tout des méthodes d’expérimentation de Grandjean. C’était l’un des chimistes d’Aristide, l’un des personnages dont le cofondateur de DSN lui avait révélé qu’il valait mieux ne pas se montrer trop curieux quant à la nature exacte des activités, étant donné ses résultats spectaculaires. Certaines questions ne devaient pas être posées, certains problèmes devaient éviter d’être soulevés si l’on désirait monter en grade et faire carrière. Un axiome d’une telle évidence que garder le silence sur ces sujets était devenu une seconde nature pour Henri.

« Disons que je vois parfois des choses. Des choses que je préférerais pas voir. Que personne n’aimerait voir, tu peux me croire.

– Et qu’est-ce que tu attends de moi ?

– Pas besoin d’avoir fait tes études pour percuter, cousin. Ce XT machin a été fabriqué dans ton labo, par des collègues à toi. Il me faut l’antidote. Capice ? »

Il l’empoigna par la cravate et le rapprocha irrésistiblement, faisant grossir les poils châtains de sa barbe de trois jours. Ses yeux marron le fixaient avec une intensité effrayante. A demi étouffé, Henri hocha la tête. La pression sur sa glotte était insupportable.

Enfin, Vick le lâcha et Henri, la respiration sifflante s’empressa de dénouer sa cravate. Il se massa le cou. Cette fois, il battit sans autre forme de procès en retraite derrière la table, ne cherchant pas même à se donner une contenance. L’enfoiré était beaucoup plus fort encore que dans son souvenir.

« Je... je vais voir ce que je peux faire, articula-t-il en faisant effort pour regarder la brute épaisse. Je ne peux rien promettre, mais... Tu as un numéro de portable où je puisse te joindre ? »

L’autre fit un signe négatif. « Je reviendrai te voir, cousin. Un autre jour. Mais fais gaffe. Tout ça tu vois, fit-il en balayant d’un geste le salon, c’est bien beau, mais ça pourrait s’arrêter. D’un seul coup. Eh ouais. Grandjean est prêt à tout balancer dans la presse, en échange de son immunité. Si tu ne veux pas que toutes les petites magouilles de ton labo soient étalées au grand jour, un conseil, fais vite. » Son fumier de cousin hocha la tête, fit demi-tour et vida enfin les lieux. Henri resta une bonne minute à fixer la porte refermée, transformé en statue de pierre.


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