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Carmen

Publié le 10 septembre 2014 par Porky

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Bon, ben oui… A partir du moment où ce blog présente, entre autres, des opéras, peut-on passer à côté de celui-là, bien qu’il soit connu et archiconnu ?... Vous me direz : j’ai réussi depuis pas mal de temps à éviter Mozart, mais je vais y arriver, fatalement… (Je sens que certains lecteurs vont grincer des dents en lisant ça, mais tant pis, j’assume.)

Tout a été dit et écrit sur Carmen : aussi ce billet n’a-t-il pas la prétention d’être un scoop mais de rappeler simplement quelques éléments concernant cet opéra -que j’aime beaucoup soit dit en passant.

La Carmen de Bizet a été créée le 3 mars 1875 à L’Opéra-Comique. Et il est encore assez rare de l’entendre de nos jours dans sa version originale (bien qu’on y revienne de plus en plus), c’est-à-dire avec dialogues parlés (ce que suppose un opéra-comique) et non avec les récitatifs d’Ernest Guiraud. Ce mélange de parties chantées et parties parlées était déjà passé de mode à l’époque de Bizet mais le compositeur n’a nullement rechigné à se plier à cette règle. Le succès de l’opéra fut mitigé ; déjà, les répétitions s’étaient déroulées dans une atmosphère houleuse ; le directeur de l’Opéra-Comique lui-même avouait de rien comprendre à cette musique si nouvelle qu’il appelait « musique conchinchinoise ». Les applaudissements en cette soirée de première mondiale furent peu nourris et les critiques ne furent guère aimables, bien que Bizet trouvât dans la presse d’ardents défenseurs. Le compositeur vécut cela comme un échec ce qui était exagéré car en trois mois, l’œuvre fut jouée 33 fois. Mais il fallut attendre la création viennoise en octobre de la même année pour que Carmen connût enfin le triomphe, un triomphe qui devint rapidement mondial et le reste encore aujourd’hui puisqu’avec Traviata, c’est l’opéra le plus joué sur les scènes lyriques.

Pourquoi ce demi-échec ? Les raisons ne sont pas bien difficiles à trouver. Carmen était une œuvre à scandale, c’est-à-dire provoquant d’abord la réprobation pour finalement devenir un succès à cause justement de son aspect scandaleux. Il faut dire que pour les librettistes, Meilhac et Halévy, le travail d’adaptation n’était pas facile. Reproduire telle quelle la nouvelle de Mérimée, avec sa violence, sa peinture cruelle des bas-fonds les plus ignobles était impensable. Songeons que le public de l’Opéra-Comique était plus habitué aux chœurs fades et douceâtres de La Dame Blanche et que les familles bourgeoises emmenaient fifille salle Favart pour lui montrer un spectacle édifiant et lui trouver un mari. (On ne dira jamais assez le rôle capital de l’opéra au 19ème  dans les affaires matrimoniales…) Allez donc maintenant plonger ladite fifille dans une tragédie passionnelle telle que la Carmen de Mérimée, « brève et intense où les sentiments sont souvent d’un naturalisme violent ! » (1)

Il faut donc édulcorer l’œuvre originale, enlever tout ce qui pourrait choquer et ne garder que la trame essentielle, l’histoire de Don José et de Carmen, tout en adoucissant au maximum le caractère des deux héros. Ce sera déjà suffisant de montrer une héroïne qui clame à tout vent sa volonté d’être libre à n’importe quel prix.

L’héroïne de Mérimée est exceptionnelle à plus d’un titre. Ce n'est pas seulement une Espagnole Andalouse, c’est surtout une bohémienne. « De là son charme sauvage et félin, son mystère inquiétant comme aussi son comportement primitif, élémentaire, cruel ou cynique au besoin. Elle se prostitue, vole, se fait instigatrice ou complice de meurtre selon les rencontres. C’est un être totalement amoral qui ne connaît que les coutumes de sa race et l’abandon à ses instincts et appétits. Car sa soif de vivre est prodigieuse. […] Et pourtant, elle n’est pas que vice et sensualité. Elle est capable d’actions généreuses ou d’un courage exemplaire devant la mort. Elle est susceptible aussi de faiblesse ou de mouvements de tendresse. Mais de tels moments restent rares. Don José ne sera pour elle qu’un caprice un peu prolongé, jusqu’à ce que sa jalousie le lui rende insupportable. Au total donc, une créature fascinante et dangereuse, vaguement soupçonnée de quelque pacte avec le Malin. » (1) Est-il possible qu’une telle créature déambule sur la scène de l’Opéra-Comique ? Evidemment non.

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Aussi Meilhac et Halévy vont-ils créer un avatar qui n’aura plus grand-chose à voir avec la Carmen originale. Elle s’est extrêmement civilisée, elle ne se prostitue plus, ne commet plus de délits graves (bon, un peu de contrebande mais on ne va pas chipoter), Elle focalise son attention sur ses histoires amoureuses, limitées à Don José et Escamillo. L’effronterie et l’impudeur ont disparu. Cela dit, elle n’est peut-être plus tellement bohémienne non plus, bien qu’elle le prétende (« l’amour est enfant de Bohème ») et qu’elle chante sa « chanson gitane » dans la taverne de Lillas Pastia. Cette Carmen est une coquette aguicheuse, qui parfois minaude, se permet des rêveries bucoliques « là-bas, là-bas, dans la montagne » et exprime son amour à Escamillo dans une sorte d’extase amoureuse bien éloignée du caractère de la vraie Carmen, laquelle se tordrait sûrement de rire en voyant ce qu’elle est devenue. Heureusement, elle a gardé deux caractéristiques de l’héroïne de Mérimée : un fatalisme superstitieux (« l’air des cartes » du troisième acte) et le côté indomptable du personnage qui préfère la mort plutôt que de renoncer à sa liberté, comme on le voit dans la splendide scène finale.

Don José lui aussi a subi un affadissement certain. Chez Mérimée, sa passion amoureuse le fait certes tuer Carmen mais aussi son lieutenant et Garcia le Borgne, le rom de Carmen. Celui de Meilhac et Halévy ne s’écarte pas beaucoup du droit chemin : d’accord, il laisse échapper une prisonnière puis déserte. Mais c’est par amour, enfin ! Et puis, son obsession du pays natal et de sa mère donne de lui l’image d’un être plutôt tendre et naïf, pris corps et âme par la passion amoureuse qu’il voue à Carmen. « Le José de Mérimée a une toute autre dimension parce qu’il assume pleinement sa déchéance et son impuissance à briser le maléfice qui l’aliène. Il nous émeut comme tout héros tragique dont la passion n’aura été qu’un cruel martyre. Martyre moral autant qu’affectif, d’où sa décision d’en finir bientôt avec l’aventure de perdition et de mort où il se sent engagé. Le meurtre de Carmen est le seul acte qui puisse lui rendre sa dignité. Il la tuera donc de sang-froid, dans une gorge solitaire, après d’ultimes prières dont il savait qu’elles seraient repoussées. » (1) Le meurtre commis par le José de l’opéra n’est tout au plus qu’un crime passionnel dont la jalousie est à l’origine. Le conflit moral qui est censé agiter le personnage n’est guère accentué : que ce soit à l’acte I ou à l’acte II, il se laisse facilement convaincre par Carmen.

Caractères affadis, certes, mais à ce couple de personnages principaux, les spectateurs de 1875 ne risquaient quand même pas de décerner la palme de la vertu. Il était donc nécessaire de leur adjoindre deux autres personnages à qui le public pourrait donner sa sympathie selon son cœur et ses habitudes. C’est ainsi que les librettistes ont inventé le personnage de Micaëla, douce et pure jeune fille à l’instar de fifille venue l’écouter, et le toréador toujours vainqueur Escamillo, bellâtre fadasse, plat et archi-conventionnel. C’est le retour au traditionnel opéra-comique avec ses agréables comparses et ses contrebandiers d’opérette. (Au moins, ceux d’Offenbach dans Les Brigands sont vraiment drôles…)

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Cela dit, le livret n’est pas si mauvais que ça (exceptons le « c’est toi » « c’est moi » du dernier acte qui tombe complètement à plat). Meilhac et Halévy ont découpé l’action en quatre temps forts correspondant aux quatre actes : le coup de foudre initial,  les retrouvailles, la rupture, le meurtre. Le climat devient donc de plus en plus sombre jusqu’au quatrième acte qui mêle admirablement la fête (en contrepoint) et la tragédie. Tous les airs et numéros sont d’une manière ou d’une autre reliés à l’action. « L’un des grands mérites de ce livret est finalement sa plasticité. Le musicien a disposé avec lui d’un texte très malléable dont il a exploité à plein les potentialités ou les ambiguïtés. On pourrait ici multiplier les exemples. La Habanera est un autoportrait désinvolte et moqueur de Carmen à sa première apparition, mais on y entend sous sa forme plaisante l’annonce de tout le drame (« et si je t’aime prends garde à toi ! ») » (1)

Et la musique de Bizet ? Eh bien elle aussi a dérangé. Le public de l’Opéra-Comique était plus habitué aux mélodies faciles, qu’on pouvait écouter tout en somnolant ou en digérant béatement son dîner, à un orchestre là uniquement pour servir les chanteurs, qu’à cette musique si violente et si complexe et qui demandait un parfait équilibre entre la fosse et la scène.

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Reste le problème de l’interprétation de Carmen : problème lui aussi complexe : la bohémienne de Bizet n’est pas une poissarde vulgaire, elle n’est pas une matrone nonchalante, une garce allumeuse ou une hystérique nymphomane. C’est une femme qui a énormément de vivacité, de spontanéité et de séduction, avec cependant, comme le notent Térésa Berganza et Régine Crespin, un côté suicidaire à la fin, marque ultime de son désir de liberté. « Au dernier acte, Carmen ne défie pas Don José par courage ou par témérité voire par simple inconscience. […] En fait, Carmen cherche bien alors à se faire tuer : elle va au-devant de la mort, de sa mort, avec fierté, elle se précipite sur le couteau comme poussée par un désir éclatant, avec la force irrémédiable de son absolue liberté. » (2) D’où la difficulté pour les chanteuses qui abordent le rôle de donner une image complète du personnage sans tomber dans les excès. Pour Térésa Berganza, « Carmen est une femme émancipée, libre, souveraine et maîtresse de toutes ses décisions. […] On interprète mal Carmen parce que l’on ignore l’authentique vérité gitane ; on la confond presque toujours avec une image simpliste et stupide : castagnettes et tambourins pour agence de voyages. Ce n’est pas du tout cela, l’Espagne ! » (2)

Quelle voix faut-il pour chanter le rôle de Carmen ? Pour Gérard Mannoni, le problème est simple : « En théorie, il faut un mezzo-soprano. L’on sait par expérience que cette dénomination peut recouvrir bien des timbres, surtout en France. Une certitude : l’essentiel du rôle est écrit dans la partie centrale de la voix, sans aigus ni graves excessifs. Il est donc nécessaire que l’interprète soit à l’aise dans ce registre, que sa voix y sonne sans effort et sans fatigue. La couleur est déjà une autre affaire. […] Les grandes Carmen du disque ont des timbres de couleurs très diverses. Tout se joue plutôt sur la base de certaines possibilités vocales minimum. A partir de là, c’est le tempérament qui intervient, la conception dramatique et musicale du personnage. […] Pour Carmen, avoir les moyens ne sert à rien si l’on n’a pas compris tout le reste. » (4)

Un mot pour terminer sur une légende qui court à propos de la mort de Bizet : On dit qu’un soir, la créatrice du rôle, Célestine Galli-Marié, se trouva mal en plein milieu du « Trio des cartes », et cela au moment même où Bizet rendait son dernier soupir…  Un ultime adieu du compositeur à son personnage ?...

(1) – Jean-Michel Brèque, « Opéra-comique mais aussi tragédie », l’Avant-scène Opéra n°26.

(2) – Propos de Régine Crespin, recueillis par Alain Duault, L’Avant-scène opéra n°26

(3) – Interview de Térésa Berganza par Alain Duault, l’Avant-scène Opéra n°26.

(4) – Gérard Mannoni, l’Avant-scène Opéra n°26

PHOTOS : 1 - Emma Calvé dans l'air des cartes ; 2 - La créatrice de Carmen, Célestine Galli-Marié ; 3 - Tatiana Troyanos ; 4 - Régine Crespin.

ARGUMENT – En Espagne au 19ème siècle

Acte I – La grande place de Séville.  Les soldats de la garde regardent la foule déambuler paresseusement sur la place. Arrive une jeune fille, Micaëla, qui cherche le brigadier Don José qui n’est pas encore là. Les soldats s’empressent  autour d’elle mais elle préfère revenir plutôt qu’attendre la relève de la garde. Mais à peine est-elle partie qu’arrive justement la « garde descendante », commandée par José. Une cloche retentit : c’est l’heure de la pause pour les cigarières de la manufacture de tabac : les portes s’ouvrent, les cigarières sortent ; on cherche en vain Carment parmi elles ; mais un rire annonce son arrivée. Elle parait et chante la célèbre Habanera au terme de laquelle elle jette une rose au visage de José, qui ne faisait pas trop attention à elle. Les cigarières rentrent, le calme revient. Micaëla revient : duo au cours duquel ils évoquent leur village natal et la jeune fille transmet à José un baiser de la part de mère, immédiatement rendu par le jeune homme. Micaëla à peine partie, des cris s’élèvent de l’intérieur de la manufacture : les portes s’ouvrent, les femmes sortent en se battant : tout ce charivari est de la faute de Carmen qui vient de blesser une camarade avec un couteau. Don José va chercher la coupable et la ramène sur la place. Elle nargue les soldats et, arrêtée, on lui lie les mains avant de la conduire en prison. Gardée un instant par José, elle arrive à le séduire en lui promettant de l’aimer ; Don José la délie et elle arrive à s’enfuir au milieu des éclats de rire de la foule.

Acte II – La Taverne de Lilas Pastia. Carmen et ses compagnes, Frasquita et Mercédès, chantent la « chanson gitane ». Arrive le toréador Escamillo qui entonne l’air le plus célèbre de la partition et sans doute le plus commun également. Il fait des avances à Carmen qui reste indifférente puis s’en va au milieu des vivats. Lilas Pastia met tout le monde dehors au moment où arrivent les contrebandiers, le Dancaïre et le Remendado. Ils demandent leur aide aux trois filles mais Carmen refuse : elle a autre chose à faire cette nuit-là. En fait, elle attend Don José qui, libéré et redevenu simple soldat, doit venir la retrouver cette nuit-même à la taverne. Justement, il arrive et Carmen chante pour lui. Mais la sonnerie de l’appel retentit et José veut partir. Colère de Carmen qui se moque de lui. Il l’assure de son amour dans l’air « la fleur que tu m’avais jetée… » Mais elle insiste pour qu’il la suive dans la montagne. Alors que, refusant de céder, il va regagner sa caserne, arrive l’officier Zuniga : lui et José se battent mais les bohémiens surgissent et désarment Zuniga. Don José n’a dès lors plus d’autre choix que celui de les suivre dans la montagne et de devenir contrebandier. L’acte se termine par un hymne à la liberté.

Acte III – Dans la montagne, la nuit. Les contrebandiers descendent parmi les rochers. Une dispute éclate entre Carmen et Don José : elle en a assez de sa jalousie et lui est rongé par le remords de n’être plus un honnête homme. Frasquita et Mecédès se tire les cartes et Carmen les imite (« Trio des cartes ») : elle lit dans son jeu son inéluctable destin : la mort, « moi d’abord, ensuite lui, pour tous les deux, la mort ». Le Dancaïre vient demander aux femmes de détourner l’attention des douaniers pendant que les contrebandiers vont opérer et Don José veillera sur le campement. Arrive Micaëla qui cherche Don José (« je dis que rien ne m’épouvante… »). Elle se cache et un inconnu apparaît. Don José tire sur lui et le manque. Il s’agit d’Escamillo qui se fait reconnaître. La conversation, amicale au début, tourne vite à l’affrontement car Escamillo annonce être venu pour retrouver celle qu’il aime, Carmen. Le duel au couteau opposant les deux hommes risque de mal finir mais les contrebandiers surgissent, alertés par le coup de feu. On désarme Don José et Micaëla est découverte dans sa cachette. Elle est venue chercher José car sa mère est mourante. Ce dernier accepte de la suivre après avoir violemment menacé puis malmené Carmen.

Acte IV – Devant les arènes de Séville.  Une foule bigarrée se promène devant les arènes en attendant la corrida. La procession défile, très colorée, l’alguazil, les chulos, les banderilleros et les picadors ; enfin arrive la cuadrilla précédent le torero Escamillo qui réitère à Carmen sa déclaration d’amour. La foule pénètre dans les arènes. Frasquita et Mercédès mettent Carmen en arde car José rôde dans la foule. Carmen ne veut pas fuir, elle reste face à José qui la supplie de recommencer une autre vie avec lui. Mais Carmen ne l’aime plus et le lui assène durement. De l’intérieur des arènes montent les acclamations du public. Don José supplie encore Carmen qui refuse. Elle veut entrer mais il lui barre le passage. Elle le défie et lui jette au visage une bague qu’il lui avait donnée ; Don José la poignarde et s’affaisse sur son corps tandis que la foule sort des arènes.

VIDEOS :

- Acte II – Quintette : Thérésa Berganza

- Acte III – Trio des cartes + ensemble « quant aux douaniers… » Maria Ewing

- Acte IV – Scène finale : Thérésa Berganza, Placido Domingo

 


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