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Etudier les enfants surdoués: 1) La construction de 'l'enfant surdoué'

Par Clementinebeauvais @blueclementine
Cela fait presque un an que je travaille sur mon nouveau projet de recherche, qui concerne les représentations et les constructions de l'enfant 'surdoué' aux XXe et XXIe siècles dans les pays anglo-saxons. Je me suis dit que c'était l'occasion de communiquer un peu les bases de ma recherche et d'expliquer pourquoi c'est intéressant (et important, j'espère)...
'J'étudie la manière dont les enfants surdoués sont représentés et construits'. C'est impressionnant: ce sujet de recherche semble immédiatement attirer l'attention des gens qui me demandent ce que je fais. D'habitude, quand on est universitaire, on a plutôt l'habitude des regards totalement incrédules quand on dit ce qu'on étudie. Mais là, non - tout le monde a une opinion sur les enfants 'surdoués', et des anecdotes à raconter, et des questions à poser.  Etudier les enfants surdoués: 1) La construction de 'l'enfant surdoué'des 'enfants surdoués' dans leur environnement naturel
Et justement, ça m'intéresse beaucoup d'écouter ce que les gens ont à dire quand je leur parle de mon sujet de recherche, parce que ça confirme souvent les conclusions des chercheurs quant aux opinions les plus répandues sur les enfants surdoués, leur identification et leur éducation - opinions qui structurent les expériences de ces enfants-là, et la manière dont ils sont perçus en société. Elles reposent en général sur deux idées centrales:
  • D'abord, on a tendance à postuler que le fait d'être surdoué 'existe', que c'est une propriété plus ou moins tangible, et en tout cas mesurable, et que les enfants surdoués sont ceux qui possèdent cette propriété. 
  • Deuxièmement, on a tendance à penser que, dans une large mesure, on est surdoué 'de naissance', que ce soit par hérédité ou non.
Cette double croyance est très courante, et de nombreuses études ont montré qu'elle domine la manière dont on perçoit les enfants dits 'surdoués'. Cependant, bien qu'elle ait eu son heure de gloire, cette théorisation de l'enfant surdoué est fausse; du moins, elle n'est plus considérée comme exacte par la plupart des chercheurs en éducation, en particulier évidemment les sociologistes, mais mêmes les psychologues l'ont depuis longtemps nuancée voire abandonnée.
Tout d'abord, le fait d'être 'surdoué' n'est pas objectif mais socialement construit, sur la base d'un certain nombre de normes historiques, (pseudo-)scientifiques, éducatives et culturelles, et le concept est connecté à d'autres, tout aussi peu objectifs, comme 'l'intelligence', la 'créativité', le 'succès', le 'potentiel', et bien sûr 'l'enfant', qui n'existent pas en-dehors des contextes dans lesquels ils sont créés et définis.
La notion d'enfant 'surdoué' dépend des valeurs d'un temps et d'un lieu, parce que ce qu'une société choisit de valoriser (et appelle, par exemple, 'intelligence') définit ce qu'elle décide d'étiqueter comme 'surdoué', et la manière dont elle choisit de cultiver cette propriété. Dans une société donnée, le 'talent' artistique peut être jugé comme qualité principale, et dans une autre, ce peut être l'aptitude aux sciences. Certaines sociétés préfèrent les gens qui sont 'bons en tout', et d'autres les individus plus spécialisés. On peut qualifier de 'surdoué' celui qui se démarque pour ses performances physiques ou de management, ou alors se restreindre aux disciplines les plus académiques.  

Etudier les enfants surdoués: 1) La construction de 'l'enfant surdoué'

La moustache, signe certain de dons extraordinaires  


Deuxièmement, et conséquemment, l'idée qu'on 'naît' surdoué est extrêmement problématique. Il ne sert pas à grand-chose de débattre du fait que les enfants puissent être 'naturellement' surdoués si le fait d'être surdoué est principalement une construction sociale. On peut bien sûr parler de 'dispositions' ou de 'facilités' à l'origine, mais en fin de compte, un 'enfant surdoué' n'est rien d'autre qu'un enfant qui correspond à la définition de 'l'enfant surdoué' choisie par une certaine société à une époque donnée, selon les instruments de mesure qu'elle a elle-même élaboré dans ce but.
Et là encore, les résultats peuvent être interprétés différemment. Dans un pays A où les 10% des enfants les plus performants sont identifiés comme surdoués, il y aura proportionnellement plus d'enfants surdoués que dans un autre pays B où les mêmes échelles de mesure sont utilisées, mais où seulement 1% des plus performants sont sélectionnés. Les 9% suivants ne sont pas alors 'secrètement surdoués', ils sont juste... pas surdoués du tout. S'ils décident d'émigrer vers le pays A, il se pourrait qu'ils le deviennent.
Donc quand on parle de 'l'identification' des enfants surdoués, le terme 'identification' est problématique voire inexact. Au premier abord, on dirait qu'on essaie d''identifier' un truc qu'on a trouvé par terre, comme une fleur ou un insecte, en faisant référence à une taxonomie préétablie et inchangeable. En réalité, les aspects 'scientifiques' de la procédure (la mesure, l'identification etc.) sont entièrement structurés par la construction sociale et culturelle du concept. Et du coup, on se retrouve face à des problèmes idéologiques profonds.
Parce que bizarrement, ce qui se passe la plupart du temps, c'est que l'on 'découvre' des enfants surdoués qui sont (quelle surprise) déjà très avantagés par leur situation sociale: surtout des enfants de la classe moyenne, et surtout des garçons. Pendant la majeure partie du 20e siècle (et en grande partie à cause des tests de QI), on a pensé que ce phénomène reflétait une vérité objective, qui justifiait donc la présence au sommet de l'échelle sociale des classes dirigeantes en question. 

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L'idéal méritocratique: tout individu 'doué' montera naturellement au sommet


Les perceptions populaires du 'don' comme 'objectif' et 'inné' sont donc un problème car elles masquent le fait que ce concept est une construction, et elles normalisent indirectement l'idée que si les enfants surdoués sont aussi ceux des catégories sociales les plus aisées et les plus puissantes, eh ben, 'c'est comme ça'. Elles justifient le pouvoir en place et défendent le mythe de la 'méritocratie'.

Donc l'un des aspects de mon projet est d'étudier des textes très variés - scientifiques, éducatifs, littéraires, documentaires, journalistiques, etc. - qui renforcent ou au contraire cherchent à déconstruire ces perceptions normalisées de l'enfant surdoué. Je cherche à comprendre, notamment, pourquoi ces idées se répandent aussi facilement parmi les parents, les enseignants, les enfants et parfois les chercheurs eux-mêmes. Je m'intéresse en particulier aux liens entre ces conceptions et les dynamiques de classe et donc de reproduction sociale. 
Je signale quand même que ma perspective est à l'un des extrêmes de la perception du concept de l'enfant 'surdoué' -  je doute profondément qu'il y ait une quelconque réalité dans cette figure en-dehors de sa construction sociale; en d'autres termes, je ne crois pas que certains enfants naissent simplement avec des qualités objectives les prédisposant comme par hasard à telle ou telle tâche socialement valorisée. Cette perspective n'est pas partagée par tous les chercheurs, notamment les psychologues de l'éducation spécialisés dans l'éducation des enfants 'surdoués', mais le champ de recherches est agité de profonds débats autour de cette question depuis une vingtaine d'années.

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