Magazine Humeur

Le « bad boy » et la conversion contre-revolutionnaire de l’historiographie sportive

Publié le 05 octobre 2014 par Agathe

Un rappel, d’abord : l’émergence du sport moderne en Grande-Bretagne, à la fin du 19°siècle, correspond à une urgence hygiénique à la fois physiologique et sociale. Il s’agit de juguler deux fléaux. L’exercice physique est supposé harasser suffisamment les jeunes pensionnaires bien nés des public schools pour éradiquer chez eux l’habitude ravageuse de la masturbation. La compétition est censée offrir une activité et un spectacle dominicaux qui détournent et canalisent la violence potentielle extrême de la classe ouvrière anglaise. Une élite saine. Des masses hébétées et dépolitisées. La première puissance capitaliste planétaire montre la voie.

Pendant longtemps, les clubs restent étanches. Bourgeois et prolétaires ne s’affrontent pas sur les gazons. Il faudra la nationalisation (puis la mondialisation) des championnats, la démocratisation progressive de certaines pratiques, et, enfin, le professionnalisme, pour introduire et généraliser la mixité. Naissent dès lors, en opposition aux gentlemen (les Kubler, Beckenbauer, Federer…) deux figures complémentaires du « mauvais garçon » qui vont traverser l’histoire du sport.

D’un côté, il y a l’enfant gâté et terrible de la bourgeoisie. Je demande un WASP de la middle class new-yorkaise. J’obtiens John McEnroe. Le gamin mal élevé, boudeur, colérique, capricieux, mauvais perdant. De l’autre, bien plus commun, l’enfant frustré et révolté d’un quartier populaire. Je demande un fils d’ouvrier espagnol immigré à Marseille. J’obtiens Eric Cantona. Le minot violent, buté, hâbleur, bagarreur, incontrôlable. Les deux s’inscrivent de manière indissociable dans la légende sportive. Adulés, détestés, conspués, comédiens et martyrs, maintes fois sanctionnés par les instances de leurs disciplines, coqueluches des médias, ils resteront éternellement le Genius et le King, autant considérés pour leurs talents, leurs palmarès que pour leurs tempéraments d’épouvantables râleurs. On n’en finirait pas d’énumérer la liste des personnalités sportives charismatiques coulées dans ce moule atypique, à travers les époques et les compétitions. Et toujours au régal de publics galvanisés. Quand l’un de ces « mauvais garçons » dérape – par exemple Carlos Monzon, OJ Simpson ou Mike Tyson – son aura s’en trouve à peine affectée, tellement elle est associée à l’ hybris d’un caractère d’exception. Et l’on peut aussi défier l’Empire, tout en demeurant le Greatest : Cassius Clay, alias Mohamed Ali.

Or ces modes de dissidence sont en passe de disparaître. Qu’elle se manifeste sur le terrain ou en dehors, l’esthétique de la provocation théâtrale et du non-conformisme frondeur est de moins en moins tolérée dans le comportement des dieux du stade. Des champions actuels comme Ernests Gulbis ou Wayne Rooney, chacun selon ses déterminants socio-culturels, insolence trilingue, vodka et starlettes pour le premier, grande gueule, pubs et filles de bar pour le second, qui perpétuaient cette tradition de l’irrévérence, cette culture torchée de la troisième mi-temps, ont été conduits à s’assagir. Sommés par leurs coachs, leurs sponsors, la pression de la communauté des joueurs, et, du haut de leur tribune VIP, par les commentateurs journalistes, dorénavant coiffés de la double casquette d’analystes du jeu et de diffuseurs présomptueux du discours moral dominant. Pourquoi, d’ailleurs, une telle et soudaine sévérité de la part des Pascal Praud, Pierre-Louis Basse, Bruno-Roger Petit et consorts? En raison, trépignent-ils, du devoir d’exemplarité de vedettes sportive cousues d’or vis-à-vis de la jeunesse indocile, voire enragée, des quartiers (on pense à ces châtelains s’obligeant à assister à la messe du village, pour donner l’exemple à leurs manants). Cette notion d’irréprochabilité - mis à part la question du dopage (et encore) - laisse songeur. Où, sinon dans les régimes de type fasciste, voués au culte du corps, à l’enrégimentement et à l’obéissance aveugle, demande-t-on aux athlètes d’être des modèles disciplinés ? Et ceci alors que la pipolisation du monde des sportifs rend ces derniers particulièrement vulnérables, au moindre écart de conduite. Le « bon garçon » Olivier Giroud ne s’est-il pas fait prendre par la patrouille en galante escorte…

On touche en réalité ici aux effets périphériques de la nouvelle écriture réactionnaire du roman national. L’historiographie du sport constitue le reflet, l’extension domaniale, d’une conception officielle de l’histoire manipulée depuis des années, qui s’appuie corrélativement sur la liquidation du marxisme et sur un processus idéologique d’ethnicisation des inégalités et des conflictualités sociales. D’où l’apparition à point nommé de la catégorie repoussoir du « bad boy », qui opère en douceur la mise au rancart de la classe ouvrière traditionnelle (tandis qu’est depuis longtemps endigué l’autre fléau - il n’y a pas de petits profits civilisationnels – avec la banalisation normative de la masturbation dans l’éducation des élites bourgeoises).

De frimeurs et pseudo-rebelles enfants du Ranelagh en chemises Lacoste, des fils de mineurs teigneux, durs au mal et revanchards, plus quelques braves maghrébins transcendés par le drapeau, qui, sur les pistes ou sur le ring, rapportaient des médailles à la mère-patrie (Mimoun, Halimi)  : tel était l’univers du sport français, conté par un Antoine Blondin, moins désopilant que conventionnel, au fil de ses chroniques. Un univers de joueurs et de supporters où s’exprimaient symboliquement et de façon ludique des rapports de classe désamorcés de leurs enjeux concrets. Les « mauvais garçons » d’alors, métropolitains caucasiens pour l’essentiel, ne chantaient pas forcément la Marseillaise, ne se privaient pas d’injurier les journalistes, de conchier leurs entraîneurs, d’exceller dans le coup de boule, de tabasser leurs femmes et ils allaient aux putes plus souvent qu’à leur tour - tout pour plaire. Mais on a déconstruit l’image, devenue politiquement trop ringarde : elle fleurait rance le stade de Colombes, les gradins populaires et la banlieue rouge. On lui a substitué une imagerie bien plus porteuse et compassionnelle : celle du pauvre petit Blanc de souche déterritorialisé par la lumpen-émigration de masse. Dans cette France fantasmée, compartimentés et fracturée par Alain Finkielkraut, Pascal Blanchard ou Christophe Guilluy, les « bad boys » sont désormais presque exclusivement des Arabes et des Noirs. Assignés à un vague statut ontologique et/ou postcolonial. Stigmatisés ou victimisés. Enfermés dans un registre culturaliste immuable ( zy-va il est, zy-va il reste). Objets d’injures racistes. La presse, les ministres en charge, les traitent de petits caïds immatures, de caillera ignare. Non seulement ils ne bénéficient d’aucune indulgence, mais ils ne sont même plus crédités d’alimenter le show, par leurs frasques, leurs frusques, leurs bravades. Ils insupportent, voilà tout, hormis parmi les leurs. Et on les enjoint benoitement de se soumettre sans conditions à l’éthique bourgeoise du respect de la dignité humaine, aux valeurs aristocratiques du fair- play. Jamais l’un d’entre eux – Anelka, Nasri, Evra, pour citer le tiercé gagnant de l’opprobre publique – ne donnera son nom à un aéroport (comme l’ivrogne George Best), à un stade (comme le cocaïnomane Diego Maradona), nul surtout ne se verra collé ce beau surnom : « la joie du peuple » (comme l’alcoolique Garrincha). C’est le contraire : ils sont aujourd’hui condamnés à l’impopularité. Sauf à se métamorphoser en « good boys », en dociles indigènes, à la manière du comestible, du quasi-exemplaire Lilian Thuram.

François de Negroni


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