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Sans-dents

Publié le 09 octobre 2014 par Rolandlabregere

Cela pourrait être le mot de l’année. Il aurait alors un avenir durable. Cela ne serait pas le seul paradoxe de son irruption médiatique. En rapportant que son ex-compagnon, président de la République au titre de son activité principale, aurait qualifié les pauvres et les démunis de « sans-dents », Valérie T., devenue une figure du Tout-Paris, balzacienne par défaut, a tapé fort. Cette révélation à finalité explosive a contribué à labelliser un mot nouveau sans que le contexte d’énonciation soit identifié, sans que le locuteur supposé à l’origine n’ait laissé une trace de sa création putative. Du (presque) jamais vu dans les annales de la création lexicale.

Dans une société qui valorise l’esthétique de la réussite et la splendeur des apparences, être désigné par un terme dont la charge dépréciative est intense, c’est être poussé dans l’espace de toutes les exclusions. Les « sans-dents » appartiennent à toutes les tribus des malmenés du progrès et des oubliés de l’abondance, celles des sans qui ont peu ou qui ne possèdent rien. Sans visage, ils sont sans voix. Sans parole, ils sont sans choix. Sans présence, ils n’existent que dans l’ombre. Sans aplomb, ils ne rayeront pas le parquet. Sans image, ils sont perdus pour la gagne. Véritables gueules-cassées des sociétés de la marchandise, ils regardent passer les ambitions des autres. Les « sans-dents » se cachent par humilité pour ne pas froisser ceux qui affichent l’insolent portrait au sourire toutes dents dehors. Par crainte de mal parler, ils optent pour le silence. Pas de quoi s’étonner alors que ces démunis de l’extrême soient aussi ceux qui sont repérés pour être sans-le sou, sans-logis, sans-papiers, sans-travail, sans-emplois, sans-grades, sans-toits, sans domicile fixe. Sans espoir et sans projet, les « sans-dents » sont des cumulards de la déveine et des suicidés de la société. Les « sans-dents » affichent leur condition de victime comme le fit Antonin Artaud, supplicié par la psychiatrie technologisée mise en œuvre à l’asile de Rodez. Le 13 janvier 1947, le poète convulsif âgé alors de 50 ans est incapable de prononcer la conférence qu’il avait préparée tant son corps est marqué par les souffrances subies. Le « sans-dents » Antonin Artaud est maudit, ignoré, exclu comme le sont les « sans-dents » qui peupleraient l’imaginaire du président.

 « Sans », préposition qui exprime l’absence, le manque, l’exclusion, la privation, permet de créer sans limite des mots nouveaux. Parmi les cent et les mille possibilités, certaines ont déjà place dans les usages. Le sans-cœur est bien connu. Se moquer des autres est possible si le droit de riposte existe. Si cette capacité n’est pas mobilisable, alors l’arroseur devient l’arrosé. Se gausser de victimes, ajouter de la dérision à la souffrance est une démarche sans humanité. Madame sans-gêne et monsieur sans-façon seraient avisés d’y réfléchir.


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