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André Gorz, l'exode de la société du travail et de la marchandise

Par Alaindependant

« A la fin de sa vie, pour André Gorz, il s’est agi d’amorcer « l’exode de la société du travail et de la marchandise »... » Serge Uleski conclut ainsi sa présentation de la vie et des idées d'André Gorz, de leurs évolutions.

Certes, poursuit-il, l’œuvre d’André Gorz a vu le jour à une époque où le capitalisme avait su se faire « oublier », et nous faire oublier aussi par la même occasion sa férocité et sa voracité impitoyables telles décrites par Marx, Proudhon, Victor Hugo, Dickens et Zola…

Aujourd’hui, tous crocs dehors, il redevient ce qu’il n’a jamais cessé d’être : un loup pour l’homme, et un capitalisme qui n’accorde de vertu à l’utopie que quand elle est pratiquée par ses adversaires, du moins… quand ils ont la faiblesse de se penser comme tels…

 Peut-on alors encore espérer que cet exode ne nous conduira pas à une traversée du désert, sous un soleil de plomb, privés d’eau et de moyens de locomotion susceptibles de nous en faire sortir au plus vite... »

André Gorz n'est donc pas l'homme d'une pensée unique, éternelle. Au contraire, sa pensée n'a cessé d'évoluer au gré des évolutions de la société et de ses expériences...

Mais n'est-ce pas une évolution normale ? Suivons ce que Serge Uleski met en évidence.

Michel Peyret

mardi 25 février - par Serge ULESKI

Penser aujourd’hui la fin de l’aliénation avec André Gorz

 Marx, Husserl, Sartre, Ivan Illich … la pensée multiforme d’André Gorz, n’a pas cessé d’être en mouvement tel un véritable work in progress

Entièrement tourné vers l’autonomie, la désaliénation, et la libération du travail qui empêche le plus souvent l’épanouissement individuel dans une organisation de l’existence qui fait de l’individu « une simple pièce dans une mégamachine » à produire plus, toujours plus... avec de moins en moins de bras…

Figure européenne de la critique sociale depuis les années 1960, faisant œuvre de philosophie sociale et politique, pour les Britanniques André Gorz est un héritier de Sartre ; pour les Allemands, un descendant de l’École de Francfort (Adorno et Marcuse) ; et pour la France, il passe plutôt pour un disciple d’Ivan Illich (le père de l’écologie politique ».

Si pour Deleuze le philosophe a pour tâche essentielle d’élaborer des concepts, pour André Gorz, pareil à Socrate, la philosophie permet de se penser soi-même : « Je ne comprends donc pas la philosophie à la manière des créateurs de grands systèmes philosophiques, mais comme la tentative de se comprendre, de se découvrir, de se libérer, de se créer  » dira-t-il...

En effet, la question de l’aliénation et la façon de la dépasser sont au cœur des préoccupations d’André Gorz : « L’aliénation a été pour moi la question philosophique qui éclairait le mieux mon expérience personnelle. Dès la prime enfance, j’ai eu le sentiment d’être pour les autres quelqu’un que je ne pouvais être moi-même. »

André Gorz n’a jamais cessé de penser l’émancipation des individus et les termes de cette émancipation : « comment les gens peuvent se masquer indéfiniment le décalage fondamental entre ce qu’ils sont pour eux-mêmes et ce qu’ils sont dans et par leurs interactions avec les autres et prétendent coïncider, s’identifier avec leur être social, leur nom, leur appartenance ? »

Souvent présenté comme un des théoriciens de « la fin du travail », pour André Gorz, le travail reste néanmoins important car il nous permet de produire ce dont nous avons besoin, et la technique de réaliser cette production tout en gardant à l’esprit qu’une vision purement économique de l’existence - travail et production -, ne saurait en aucun cas définir l’être en société et moins encore… le définir d’une façon unidimensionnelle selon le principe réducteur suivant : « Dites-moi quel emploi vous occupez et je vous dirai qui vous êtes... et n’êtes que seulement !

 Dans Le socialisme difficile (1967) André Gorz précise que « La production sociale continuera de reposer principalement sur du travail humain ; le travail social de production restera la principale activité de l’individu ; et c’est par son travail, principalement, que celui-ci sera intégré et appartiendra à la société ».

L’émancipation consiste alors, dans ce cas de figure et dans ce contexte… à s’organiser afin de lutter contre la dévalorisation des savoirs qui a pour objectif principal de permettre à tout un chacun d’effectuer la tâche de tous les autres, tous interchangeable à souhait, à la fois un et pluriel… division du travail oblige !

Il en sera de même de la responsabilité de tous envers tous les autres : prison et enfer d’une responsabilité collective qui a pour dessein d’enchaîner l’être humain dans un processus non pas de décision qui, de toutes les façons, lui échappe entièrement mais de culpabilisation permanente, et ce avant même qu’elle ait trouvé à se nicher dans l’action quotidienne de l’être au travail.

Qu’on se le dise : nous sommes alors tous apriori coupables car tous susceptibles de faire dérailler la machine productive !

 Autre temps, autre réalité, quelques années plus tard, l’ouvrage le plus controversé d’André Gorz verra le jour : Adieux au prolétariat, qui marque une évolution irréversible de sa pensée ; en effet, le travail a cessé de définir socialement les individus : chômage massif, dévitalisation des savoirs, dévalorisation de l’idée de conscience professionnelle pour voie de conséquence, déqualification, démotivation, création d’emplois jetables au sein d’un marché du travail d’une perversité sans précédent ; un marché atomisé et en lambeaux, dans un environnement sur lequel plus personne n’a de prise réelle faute d’actions concertées et d’une compréhension globale des enjeux ; phénomènes qui n’ont fait que s’accentuer depuis la sortie de cette ouvrage dans lequel André Gorz développe l’idée suivante : « Le mouvement ouvrier n’est plus le lieu au sein duquel peut se penser le dépassement du capitalisme. En conséquence, l’émancipation de la classe ouvrière ne peut pas être la condition d’une libération de la société tout entière. »

Dépassant Marx, André Gorz élabore alors les concepts d’hétéronomie et d’autonomie inspirés par Ivan Illich (le père de l’écologie politique) avec lequel il développera une promiscuité intellectuelle à partir des années 1970. Le front de la lutte se déplace maintenant sur le terrain de la réduction du temps de travail grâce aux gains de productivité, car la seule façon de s’émanciper du travail, c’est d’en sortir, ou du moins... d’en subir le moins longtemps possible les contraintes, d’autant plus que...  : « l’économie n’a plus besoin du travail de tous et de toutes. La société de travail est caduque ; le travail ne peut plus servir de fondement à l’intégration sociale  ». D’où la nécessité d’une nouvelle« quête du sens »

Que faire après le travail ? Quelle vie ? Quels choix ? Quelle existence pour soi ? Quel sens donner à son existence et à la vie en société une fois débarrasser de la place centrale que le travail y occupait ?

 Arrive alors la nécessité d’une redéfinition des rapports entre individu et société car pour André Gorz, grâce à l’autonomie, les acteurs sociaux deviennent non plus une masse à l’identité collective uniforme, au destin identique, à jamais enchaînée à un devenir une fois encore collectif et insaisissable mais bien plutôt des sujets irréductibles car l’autonomie « est un acte de souveraineté qui marque les limites de la socialisation. » 

André Gorz appellera au dépassement de la « société du travail » au profit d’une véritable « société de culture » qu’il définit comme suit : le refus de fonctionner comme des rouages du système de production-consommation.

 Reste à établir les modalités de l’établissement d’un rapport de force qui puisse contraindre le capitalisme à accepter un tel refus à l’heure où, bien des années plus tard et alors qu’André Groz nous a quittés en 2007, une écologie politique à l'agonie depuis que tous s'en sont retirés pour embrasser la profession de gestionnaires de carrière, il semblerait que ce capitalisme protéiforme, qui jamais ne renonce, toujours aussi vorace, ait décidé de nous rappeler tous vers le travail… de nous y ramener, de nous y tirer, de force, selon son bon vouloir… par intermittence et sans compensation aucune… puisque comme un fait un exprès… l'Etat est en passe d’être mis sur la paille et les systèmes de protections sociales avec lui : salaires, chômage, santé, retraite.

Car personne n'est dupe : le désendettement n’est que la sape de l’Etat providence, sa destruction ou bien sa réduction a minima, pour le plus grand profit des multinationales et de leurs actionnaires.

 Avec la parution de l’ouvrage Les chemins du paradis en 1983, André Gorz persiste et signe : il défendra l’idée d’un « revenu à vie » sous la forme d’un « revenu social ». Lucide, il précisera néanmoins ceci : « la garantie d’un revenu hors emploi ne peut devenir émancipatrice qu’à la condition qu’il ouvre de nouveaux espaces d’activité individuelle et sociale »

Vingt ans plus tard, RSA oblige, c’est bien de cela qu’il est question ; et là encore… on ne fera pas l’économie de donner des pistes quant au rapport de force à opposer à une économie qui n’a que faire des désidératas d’une force de travail qu’elle considère comme sa propriété.

 Et à propos de ce rapport de force, jamais les moyens à notre disposition n’ont été aussi difficiles à réunir autour de millions d’individus isolés, chacun selon ce qu’il espère pouvoir « arracher » au système, dans l’entreprise ethors entreprise, secteurs privés et publics confondus, chacun selon ce qu’il croit être ses propres forces comme autant d’atouts qui pourraient faire de lui un gagnant… du moins… pour le temps qu’il lui sera donner de « se vendre » auprès d’employeurs nomades sans visage… car s’il est relativement aisé sur le papier de sortir des catégories économiques, négliger de penser au rapport de force qu’il faut instaurer, c’est livrer l’individu à l’arbitraire des prédateurs et autres marchands de rêves sociétaux sans scrupules ni compétences...

De plus, les liens de la socialisation ont été décimés car on ne casse pas le travail ou bien plutôt "la valeur travail" en toute impunité... sans casser la rencontre, la communion et une dynamique de pensée autour de la liberté, de l’émancipation et la désaliénation face une transformation sociale qui n’a qu’un seul but : épuiser les êtres à force de les contraindre (et de les faire tourner en bourrique).

 A la fin de sa vie, pour André Gorz, il s’est agi d’amorcer « l’exode de la société du travail et de la marchandise »...

Certes, l’œuvre d’André Gorz a vu le jour à une époque où le capitalisme avait su se faire « oublier », et nous faire oublier aussi par la même occasion sa férocité et sa voracité impitoyables telles décrites par Marx, Proudhon, Victor Hugo, Dickens et Zola…

Aujourd’hui, tous crocs dehors, il redevient ce qu’il n’a jamais cessé d’être : un loup pour l’homme, et un capitalisme qui n’accorde de vertu à l’utopie que quand elle est pratiquée par ses adversaires, du moins… quand ils ont la faiblesse de se penser comme tels…

 Peut-on alors encore espérer que cet exode ne nous conduira pas à une traversée du désert, sous un soleil de plomb, privés d’eau et de moyens de locomotion susceptibles de nous en faire sortir au plus vite car si une hirondelle ne fait pas le printemps, une oasis pour quelques uns... mirage d'une volonté de croire encore à un projet alternatif et de ne pas baisser les bras, n’annonce pas davantage un nouveau modèle d’organisation de l’existence vers plus d’autonomie pour chacun d’entre nous mais bien plutôt vers plus de dépendance... et la pire de toute : celle qui brise toutes les solidarités et toutes les fraternités dans un chacun pour soi funeste.


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