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Au régime bleu-blanc-rouge

Publié le 26 mars 2014 par Oz

Benjamin Carle a 26 ans. Il vit à Paris, et il est journaliste. Jusque-là, rien de très particulier. Quelque chose pourtant le distingue de la plupart d’entre nous : il est le premier être humain à pouvoir se prévaloir du label « Origine France Garantie ». Si, si. Tout ce qu’il y a de plus sérieux. Décerné après audit. Et validé en quelque sorte par le ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg en personne, qui lui a remis la médaille d’or du ministère. Non sans raison : Benjamin a relevé le défi de vivre 100 % made in France durant un an. Une année entière. Autant le dire, un véritable exploit.

Pour l’accomplir, le jeune homme a dû accepter pas mal de renoncements, lui, l’enfant de la mondialisation qui consomme des produits venant de plus de pays qu’il ne pourra en visiter. Il suffit d’observer une de ses journées types avant l’expérience. Pour aller au travail, le vélo : à moitié chinois, à moitié anglais. Pantalon fabriqué en Thaïlande et chemise au Bangladesh. Chaussures du Vietnam. Arrivé au bureau : ordinateur conçu en Californie, caméra japonaise et écran coréen. Le soir, avec ses copains, Benjamin boit de la bière belge, écoute de la musique anglo-saxonne, parle des séries télé américaines et du football anglais. Alors, il a fini par se poser la question : mais que fabrique-t-on encore en France ? L’interrogation avait ressurgi à l’occasion de la dernière campagne présidentielle. Elle est souvent accompagnée d’une kyrielle de chiffres abscons et/ou contradictoires. D’un discours culpabilisant et fataliste. Benjamin voulait comprendre de quoi il en retournait précisément.

Première étape de cette immersion extrême dans le made in France : établir un état des lieux, avec l’auditeur du label. Un petit tour rapide de l’appartement. N’est pas toujours fabriqué en France ce que l’on croit. Des marques étrangères peuvent avoir des usines ou des ateliers dans l’Hexagone. A l’inverse, sont produites ailleurs des marques apparemment bien de chez nous. Autant dire que le made in France demeure une notion plutôt floue.

En fait, selon Origine France Garantie, il faut que 50 % au moins de la valeur soient produits sur le territoire pour obtenir le label. Chez Benjamin on en est loin, très loin : 4,5 % seulement. Même les haricots verts viennent du Kenya, et les cornichons de Turquie. Melting-pot en pot.

L’appartement est d’abord débarrassé de tout ce qui n’est pas de chez nous, soit 95 % des meubles et des objets. Et, pour bien commencer l’expérience, le journaliste se fixe trois règles : consommer pendant un an uniquement des biens produits en France ; éliminer tout contact avec des produits étrangers ; et enfin parvenir à ces fins avec un salaire de 1 800 euros net par mois.

Commencer d’abord par les vêtements, lui a soufflé Arnaud Montebourg. Cela tombe bien, il y a un Salon consacré exclusivement aux produits français. Mais d’emblée, le reporter se trouve confronté à l’une des difficultés majeures de l’exercice qui, d’ailleurs, va l’accompagner tout au long de son expérience : c’est bien beau de vouloir consommer français, encore faut-il que les produits existent. Du Salon, le jeune journaliste ressort avec un tee-shirt, un slip et une paire d’espadrilles. Mais il n’a pas trouvé de pantalon.

Qu’à cela ne tienne, direction la seule boutique à Paris qui vend exclusivement des vêtements fabriqués ici. Benjamin Carle peut y soigner son look. A cela près que la facture grimpe très vite : 900 euros pour quelques fringues. Avec un salaire moyen de 1 650 euros en France, de 186 euros en Chine, et 17 euros en Ethiopie… les dés semblent pipés dès le départ.

Certains industriels n’ont pourtant pas renoncé. Ainsi Gilles Attaf, le président des vêtements Smuggler, confie avoir été marqué par la disparition de la petite entreprise et du savoir-faire de son père, culottier. Smuggler a tout fait pour que ses ateliers restent localisés à Limoges (Haute-Vienne). L’histoire est entrée en résonance avec celle de Benjamin, lui aussi fils d’un petit industriel en mécanique à Valence (Drôme). L’été, le fils travaillait dans l’usine du père, sur une fraiseuse. L’entreprise de M. Carle n’eut jamais à se délocaliser, mais le journaliste est à même de comprendre ce que ce genre de disparition peut vouloir dire.

Traquer le produit made in France dans les rayons et expliquer son prix, sa rareté, sa présence ou sa disparition en allant à la rencontre des acteurs du marché, c’est la démarche très pédagogique à laquelle nous invite Benjamin Carle. Sur son chemin, le jeune journaliste a trouvé une brosse à dents française, mais pas de réfrigérateur. Pas d’ordinateur, ni de téléviseur ni de smartphone. Pour la voiture, pas facile : les modèles haut de gamme restent majoritairement produits en France, mais pour les autres, le prix reste la principale motivation d’achat. Et du coup les petits modèles sont assemblés là où la main-d’oeuvre est moins coûteuse. En dix ans, PSA est passé de 61,5 % de sa production en France à 33,1 %. Au rayon nourriture, difficile de s’y retrouver entre les petits plats « élaborés »« transformés » ou encore « cuisinés » en France. Preuve que le consommateur n’est pas seul responsable.

Depuis que je me suis mis à consommer français, on se ressemble avec mon grand-père

La quête de Benjamin Carle est personnelle. A mi-parcours de ce régime bleu-blanc-rouge, il s’interroge. Sa vie lui semble un peu triste, amputée d’un certain confort et de la musique qu’il aime. Mais de retour aux sources, dans sa Drôme natale, auprès du grand-père Emile qui ne consomme qu’à portée de main, c’est comme si tout cela prenait un sens. « Depuis que je me suis mis à consommer français, on se ressemble avec mon grand-père », découvre le journaliste.

Au bout d’un an, nouvel audit : Benjamin et l’appartement sont devenus 96,9 % français, jusqu’au chat qui consomme national. Dans le même temps, 180 000 emplois ont été supprimés dans l’Hexagone. Combien auraient été sauvés si chacun d’entre nous avait prêté un peu attention à l’origine des produits que nous consommons ? C’est la question que nous renvoie en boomerang Benjamin Carle, et tant pis si les boomerangs ne sont pas fabriqués en France.
(Article publié dans Le Monde du dimanche 16 juin 2014)

Olivier Zilbertin


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