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Gide, de Mallarmé à Artaud

Par Blogegide
Le 22 novembre 1969, le supplément littéraire du Monde consacrait sa double page centrale au centenaire de la naissance de Gide. Parmi les auteurs des articles donnés à cette occasion, on trouvait Claude Martin, Pierre de Boisdeffre ou encore Henri Thomas. Ce dernier livrait alors un beau témoignage de l'attention de Gide, mêlant alors Gide, Mallarmé et Artaud.
« De Mallarmé et Artaud, 
plus proche qu’il ne semble
On associe de préférence Mallarmé et Valéry. Cependant, Gide fut, lui aussi, l'un des habitués de la rue de Rome. Je ne sais s'il a écrit, en tout cas il m'a raconté, vers 1941, qu'il avait remis à Mallarmé le manuscrit de son premier récit, Le Voyage d'Urien. Entre autres curieux épisodes, on trouve dans ce livre une chasse aux eiders le long des falaises du Spitzberg. Mallarmé, en lui rendant le manuscrit, lui demanda s'il avait fait un voyage dans les régions polaires. Non, l'auteur avait peu voyagé. « J'avais peur », dit Mallarmé.
Ecoutant cela, par un hiver des temps modernes, il m'a semblé tout à coup que Mallarmé n'était pas si lointain. Je crois qu'il était très présent à la pensée de Gide, d'une manière secrète, comme une idée qu'il ne lui parût pas souhaitable ni possible de communiquer. D'ailleurs, Paul Valéry ne s'était-il pas chargé de parler de Mallarmé, au grand émerveillement de Gide ? Au demeurant, Un coup de dés était une œuvre devant laquelle Gide se sentait tenu au silence.
Je n'en suis pas moins persuadé que Gide est demeuré jusqu'à la fin étonné par l'exemple mallarméen, dont la valeur, je dirais plutôt l'éthique, lui apparaissait d'autant plus précieuse qu'elle se trouvait contredite, niée par un nouvel état de la littérature auquel il était d'autre part très attentif. Si j'en parle avec cette assurance, c'est à cause d'un souvenir, encore. Je venais alors de traduire, sous le titre du Grand Escroc, le dernier roman de Melville, et j'en avais reçu les épreuves. Gide, qui s'ennuyait d'être malade, eut la curiosité de les lire. D'abord, il découvrit des erreurs portant sur des noms de plantes que je n'avais jamais vues, mais ce qui le fâcha le plus, ce fut un détail : je ne numérotais pas les placards des épreuves, on ne s'y retrouvait plus. C'est alors qu'il me dit, avec lassitude : « Cela m'est resté de Mallarmé... Le respect du livre, le souci de la mise en pages... une religion pour Mallarmé, mais vous autres... »
Or ce serait trop peu dire que j'admirais Mallarmé. Gide, bien sûr... mais Mallarmé, c'était autre chose : l'éclair dans les sales ténèbres de l'adolescence. Le splendide génie éternel n'a pas d'ombre... En de tels vers j'avais foi, ils m'enlevaient à moi-même. Mais cette mélancolie de Gide au souvenir de la conscience professionnelle, en somme, du maître, me laissait indifférent. Le métier d'homme de lettres ne m'intéressait pas plus que celui de professeur que je m'appliquais alors à refuser. Dès lors, quoi ? Le hasard, la vie à titre d'expédient, n'importe quoi, et cet absolu : écrire. Cette exigence, je ne l'évoque que pour expliquer, non justifier, l'impression de malentendu, de maldonne, qui me lestait de chaque rencontre avec Gide. Je me sentais appartenir à un monde où il n'était pas possible d'écrire sans passer outre à l'écriture, afin de l'inventer en retour, à partir du gouffre.
Et pourtant !...
Comment ne pas songer, ici, à cette première rencontre, en 1946, entre Gide et Artaud, après quinze années qui avaient fait d'Artaud, encore jeune, une sorte de vagabond spectral... Quelques jours après la sortie d'Artaud de l'asile de Rodez et son retour à Paris je me promenais avec lui dans le quartier Saint-Germain. Il faut dire qu'une promenade avec Artaud, à ce moment-là, était quelque chose d'étrange. Il errait à la recherche de très anciens amis, les uns morts, d'autres imaginaires, certains bien présents mais n'ouvrant pas leur porte. Tel ne fut pas le cas de Gide. A son coup de téléphone d'un café, il répondit immédiatement : « Venez ! »
Artaud portait le costume qu'on lui avait octroyé à l'asile de Rodez pour son départ ; le manteau surtout était pitoyable, noir et reprisé de fil blanc. Mais lui, qui était sombre et taciturne dans la rue, s'est animé d'une joie surprenante, en présence de Gide. Ce n'était plus le revenant de l'asile, mais un voyageur remonté des enfers avec un formidable trophée. A la fin il a dit un très singulier poème, d'une voix éclatante. Gide était bouleversé, il pleurait. « Mon petit Artaud, dit-il, mon petit Artaud, toutes ces épreuves t'auront enrichi... »A voir l'état dans lequel se trouvait l'homme de Rodez et du Mexique, le mot peut sembler mal choisi. Mais l'important pour Artaud, l'essentiel, c'était bien l'émotion de Gide, ces larmes, cette accolade avant de le quitter. Dans l'ascenseur, en descendant, Artaud murmurait : « Ça ne commence pas trop mal. »
Qui d'autre, parmi les grands bourgeois des lettres alors illustres aurait ainsi accueilli Artaud patibulaire ? Artaud le Momo ? Et ne ne vois pas là l'effet de quelque émotion charitable. »
Henri Thomas, Le Monde, 22 novembre 1968

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