Avoir du goût

Le goût est une véritable énigme. Car d’un côté nous constatons la diversité des jugements esthétiques, leur désaccord fréquent, et de l’autre nous ne pouvons nous résoudre tout à fait à penser que le goût est subjectif, c’est-à-dire au fond qu’il n’y a pas de qualité esthétique objective qui mérite l’accord des jugements.

En fait, quand on parle de goût, on a affaire à une réalité beaucoup plus complexe qu’elle n’en a l’air. Tout serait simple si effectivement il dépendait entièrement de nos sensibilités, mais ce n’est ni ce qu’on dit, ni ce qu’on ressent.

Evidemment nous observons des désaccords et nous croyons pouvoir en conclure : « à chacun son goût ». Mais en même temps nous reconnaissons que certaines personnes ont du goût. Il est rare que de fait nous renoncions alors à la croyance en l’existence du goût. On trouve que certains ont bon goût, qu’ils ont un jugement sûr, que ce soit pour s’habiller ou reconnaître un talent. Autrement dit, on pense que leur jugement a une validité plus large qu’une simple appréciation personnelle.

D’ailleurs, ce n’est pas vrai seulement des autres, mais chaque fois qu’on fait soi-même l’expérience de la beauté. Que se passe-t-il alors ? Quand on est fasciné par la beauté d’un tableau ou d’une mélodie, il est presqu’impossible d’envisager que d’autres ne ressentent pas la même chose que moi. Il y a comme une tyrannie de la beauté qui fait qu’on exige tacitement l’accord des jugements.

En somme, il est presque malhonnête de dire que le goût est subjectif, car alors nous disons le contraire de ce que nous ressentons… Mais d’où vient cette exigence ? Comment se fait-il que nous croyons profondément au goût ? Est-ce illusion ?

Non, sans doute. Cette croyance se fonde sur ce que Kant appelle le sens commun, c’est-à-dire sur la capacité qu’a chacun de faire parfois abstraction de ses intérêts, de sa sensibilité et de sa situation singulière. C’est ce que nous faisons lorsque nous réfléchissons à des problèmes politiques, éthiques, scientifiques… Il n’y a pas de raison que nous n’en soyons pas capables aussi en esthétique !