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Plaidoyer pour Laurent Gagbo

Publié le 04 novembre 2014 par Micheltabanou
    Je publie ici avec son autorisation un bel article signé par mon ami Bernard Carboni dont l'expertise politique ivoirienne lui confère une maîtrise exemplaire du sujet.     PLAIDOYER POUR LAURENT GBAGBO PAR BERNARD CARBONI - Publié le 03 Nov, 2014     « Pour la Vérité et la Justice », le titre un peu pompeux choisi pour le livre du journaliste français François Mattei consacré à ses entretiens avec Laurent Gbagbo. L'ouvrage revisite dix années de crise et de drames en Côte d’Ivoire et réclame justice devant la Cour pénale internationale de La Haye, qu’affronte depuis novembre 2011 le plus célèbre détenu de la prison de Scheveningen.     Une polémique a très vite pris naissance après la publication du livre,  avec  l’évolution de la présentation de couverture : au lieu de Laurent Gbagbo « et » François Mattei , on a pu lire dès le deuxième tirage   : Laurent Gbagbo «  selon » François Mattei. Que s’est il donc passé ? Y-a-t-il eu  désaccord entre Laurent Gbagbo et François Mattei, et le président ivoirien s’est-il désolidarisé de son confident français ? Plusieurs signes viennent infirmer cette hypothèse, que beaucoup se sont  pourtant empressés de diffuser.     Le contenu d’abord. En dépit de cette modification en couverture, rien n’a changé dans le livre, en particulier dans les propos rapportés de Laurent Gbagbo par François Mattei : pas une phrase, pas un mot, même pas une virgule. Il n’y a donc eu à l’évidence aucune contestation du contenu de l’ouvrage  par Laurent Gbagbo.  Les deux cosignataires ont du reste continué à se voir  après la publication du livre.  Alors, quelle explication donner à cette « retouche » de couverture ?     La procédure judiciaire devant la CPI ensuite. Des sources «  proches du dossier », comme on dit en matière judiciaire, laissent entendre que la publication du livre pouvait mettre en difficulté l’équipe de défense de l’ex-président Gbagbo. Les avocats qui la composent, en particulier Maître Emmanuel Altit, qui la dirige, pouvaient être accusés de connivence dans le projet, l’écriture, puis la publication du livre. Or, au moment même où le livre apparaissait  en librairies, tombait la décision  de la cour préliminaire de la CPI renvoyant Laurent Gbagbo en procès : toutes les charges retenues contre lui, dans des conditions de délibération assez opaques, alors que le livre éclate comme une bombe dans l’opinion publique.     Peut-être certains avaient ils imaginé que Laurent Gbagbo allait être libéré, comme pouvait le laisser  penser la première décision de la chambre préliminaire, en juin 2013, qui ne  retenait aucune charge contre l’ex-président ivoirien. D’où, alors, cette « coquetterie » venant transformer sur la couverture, entre les noms de Gbagbo et Mattei,  le « et » en « selon », comme pour mettre une paroi étanche entre l’auteur et… les avocats de Laurent Gbagbo. Un jour sans doute, toute la lumière sera faite sur cette péripétie somme toute mineure.     Les «  révélations »  du livre     L’essentiel est ailleurs : pour la première fois en effet, apparaît le récit vécu des événements  de Côte d’Ivoire, livré par son acteur central, le président de la république alors aux commandes du pays.     Ce que Laurent Gbagbo raconte est assez hallucinant, dans la mesure où il retrace son  chemin de croix que fut l’exercice du pouvoir depuis son élection en 2OOO à la magistrature suprême.  «  Je voulais donner un sens au mot indépendance », dit-il, rappelant au passage que, ne devant rien  à la France, il n’était pas celui qu’avait choisi par Paris.  « Ils ont ( la France ) toujours eu deux fers au feu : Bédié, et Ouattara ». Il est d’entrée l’intrus que l’on voudra chasser, en soutenant des coups d’états contre lui : en 2002, il est à Rome quand une invasion armée partie du Burkina - Faso dévaste le nord du pays, et échoue finalement à Abidjan.  Gbagbo rencontre  dans la capitale italienne Robert Bourgi,  venu là «  par hasard », et qui lui suggère d’aller voir son «  grand frère », le président français Jacques Chirac  à Paris. Gbagbo y voit une manœuvre pour l’écarter définitivement du pouvoir, et il rentre courageusement à Abidjan, où il reprend la situation en main.     Dès lors, on ne le laissera plus en paix.  C’est que, très vite, on comprend qu’il veut s’émanciper de Paris : la France risque ainsi de perdre  la clé de voûte de la Françafrique, ce système organisé de mise sous tutelle de ses ex-colonies. Même si il reconnaît avoir consenti, même s’il admet avoir «  craché au bassinet », comme il dit, en faisant verser  de l’argent à Jacques Chirac à la demande de Dominique de Villepin et de Robert Bourgi, il prépare néanmoins la Côte d’Ivoire à sortir de la zone Franc en se dotant de sa propre monnaie, et à abroger les accords de défense qui donnent à la France le droit de maintenir ses troupes sur le continent pour «  protéger ses amis africains » , en échange de quoi la France est quasiment propriétaire sur l’approvisionnement des ressources  du  sous-sol  des pays en question. Marché de dupes que Gbagbo, et ses amis du FPI (Front Populaire Ivoirien) ne supportent plus,  et auquel ils veulent échapper pour accéder, enfin,  à une véritable indépendance. La France de Chirac, puis de Sarkozy, ne lui pardonnera jamais cette ambition de liberté….     «  Faire bouger les choses,  s’opposer au diktat, ce n’est pas facile » dit Gbagbo, qui, parlant des ex-colonies françaises, rappelle que  « nous ne sommes libres qu’en apparence, à l’intérieur de la cage où on nous a mis » .     Par la confiscation de sa monnaie par la France, et l’abandon à l’armée française de  la sécurité de ses territoires, l’Afrique est en effet tenue dans un état de sous-développement économique, et de dépendance politique.     Tous les épisodes de la longue crise franco-ivoirienne, qui s’est déroulée sur plus d’une décennie,  scandée par les soubresauts et des  moments de grandes tensions, défilent ainsi, racontés pour la première fois par Laurent Gbagbo, du fond de sa prison de Scheveningen.     De l’affaire de Bouaké, où l’aviation ivoirienne, probablement manipulée, tua neuf militaires français en novembre 2004, ce qui permit de faire accuser Gbagbo d’agression et de détruire  les quelques avions de combat dont il disposait, lui coupant ainsi les ailes dans la reconquête du nord du pays occupé par les rebelles, à l’affaire Kieffer, du nom de ce journaliste franco-canadien, qui disparut après avoir commencé à révéler des  informations sur les trafics et magouilles sur le marché  ivoirien du cacao, dans tous les cas, on fait porter le chapeau à Gbagbo, dans une campagne permanente de diabolisation, pour le discréditer, et, au bout du compte, le chasser du pouvoir.     Déstabilisation     Cette déstabilisation permanente apparaît comme la ligne directrice de la politique française en Côte d’Ivoire depuis le jour même de l’élection de Laurent Gbagbo : alors que le pays était attaqué en 2002, puis occupé sur 60 % de son territoire, Laurent Gbagbo raconte comment , en dépit des fameux « accords de défense », Michèle Alliot-Marie lui refusa l’aide de l’armée française, ce qui permit à la rébellion de s’installer, et d’accéder à un statut  de  respectabilité, voulu par la France. Il s’agissait de transformer le président Laurent Gbagbo, en «  Reine d’Angleterre », en lui enlevant tous les pouvoirs, pour  les transférer à un conglomérat de partis politiques d’opérette issus de la rébellion.     Ce fut, organisé  par la France à Linas –Marcoussis,  sous la forme d’une table ronde, le «  coup d’état en gants blancs », orchestré par Dominique de Villepin, qui voulait donner à la rébellion les ministères de la Défense  et de l’Intérieur. Laurent Ggagbo, élu par les Ivoiriens, en fut écarté,  et ne fut qu’invité à venir signer les accords, sans avoir participé aux négociations. Tout juste eut-il la possibilité, in fine, de refuser le choix par Paris d’un Premier ministre issu de la rébellion, Henriette Diabaté. En colère, il s’écria à  la sortie de ces pénibles moments où la dignité de sa fonction, et de son pays, étaient foulée aux pieds : «  le QG d la rébellion, c’est le Quai d’ Orsay ».     Tout cela pour aboutir, après des conférences de paix à Accra, Pretoria, Lomé, Ouagadougou, où il fit preuve d’un esprit si accommodant que ses propres partisans lui ont reproché  d’avoir « tout lâché », aux accords de Ouagadougou, sous l’égide du « facilitateur », le président burkinabé Blaise Compaoré , l’homme-lige de la France dans la région, que la jeunesse du pays des « Hommes intègres » vient de balayer du pouvoir après vingt-sept ans de règne émaillés de coups tordus avec les pires dictateurs de la sous-région, dont le sanguinaire Charles Taylor, qui avait pignon sur rue à Ouagadougou, et de crimes de sang, à commencer par celui du charismatique et éphémère président burkinabé Thomas Sankara en 1987.     Fondamentalement, l’objectif de Gbagbo était la paix : dans le  souci d’apaiser enfin la vie politique en Côte d’Ivoire, il est allé jusqu’à autoriser Henry Konan Bédié, et Alassane Ouattara, inéligibles l’un et l’autre selon les critères de la constitution dictée par … Bédié dans les années 90, à se présenter aux élections  présidentielles de 2010. Mal lui en a pris : on découvre à la lecture du livre, que les fraudes les plus grossières ont entaché ce scrutin qui devait résoudre la crise, à cause notamment du refus des rebelles de désarmer leurs hommes, ce qui entraina  des résultats extravagants dans le nord du pays, contrôlé par eux :  on trouva  au second tour, dans certains bureaux  de vote,  deux fois plus de bulletins de vote qu’il n’y existait d’électeurs inscrits, avec des scores de 100 %  en faveur du candidat Ouattara.     Laurent Gbagbo demanda très officiellement un recomptage des voix sous contrôle international, mais le résultat final de l’élection, annoncé hors délais, au siège même du candidat Ouattara, en présence des ambassadeurs des Etats-Unis et de la France, fut validé par «  la communauté internationale « . Celle-ci venait ainsi,  Nicolas Sarkozy en tête, contredire l’institution suprême de Côte d’Ivoire : le Conseil Constitutionnel.     Le livre révèle l’aveu tardif de Henry Konan Bédié, allié objectif de Ouattara,  qui, en mai 2012, en ouverture du congrès de son parti, le PDCI, annonça publiquement, sans être démenti, que le scrutin avait été truqué, et qu’Alassane Ouattara n’aurait jamais dû se trouver au second tour. Mais la messe était dite, et Laurent Gbagbo déjà transféré à La Haye, pour y être jugé par la Cour Pénale Internationale pour Crime contre l’Humanité. Gbagbo promet dans le livre que son procès, si il a lieu, sera l’occasion de  révéler au monde la vérité des faits : en dépit de son engagement formel, la CPI n’a en effet jamais enquêté comme elle l’a maintes fois promis sur les événements de la crise ivoirienne depuis 2002.  Elle s’est contentée de charger Gbagbo de tous les crimes pour les troubles qui se sont déroulés après l’élection. Or, souligne le détenu de Scheveningen, ce qui est choquant, c’est que la Cour ne réponde pas à la question : « Qui a gagné l’élection en 2010 ? ». Si Ouattara l’a perdue, comme ce livre le démontre, c’est aussi la preuve que le procès de la Haye est politique, et ne vise qu’à écarter Laurent Gbagbo du pouvoir, au lieu de tout mettre sur la table, et d’examiner les responsabilités des uns et des autres. C’est ce que réclame ce livre, écrit « à deux  voix « : la Vérité des faits, et la justice devant l’histoire ».     Quelle que soit l’opinion que l’on a de cette affaire,  le témoignage de Laurent Gbagbo à la veille de son procès, et, en contre-point, l’enquête de François Mattei, apportent un éclairage neuf sur des événements souvent racontés par des témoins indirects, ou à travers des prismes partisans . Il s’agir là d’une base factuelle qui devrait servir à débattre. Curieusement, de débat, il n’y en a pas eu depuis la parution du livre. Plutôt, et en dépit de son succès  public, un black-out organisé, comme un dénigrement. Mais pas un seul procès : même Jean-Marc Simon, ancien ambassadeur de France à Abidjan, et grand ordonnateur de la chute de Gbagbo, aujourd’hui reconverti dans les affaires au service Alassane Ouattara, n’a pas réagi. Il y est pourtant traité de barbouze ! Et accusé d’avoir proposé un « marché » à Laurent Gbagbo depuis son incarcération : sa liberté contre une reconnaissance de  sa défaite aux élections ! C’est l’une, parmi beaucoup d’autres, des révélations  de ce livre. L’Ambassadeur de France écrit paraît-il un livre, qu’il sera évidemment intéressant de lire à la lumière des éléments livrés par Laurent Gbagbo et François Mattei, dont l’ouvrage a le mérite de raconter de l’intérieur, au jour le jour, les dix années de plomb de la Côte d’Ivoire. Sans faux semblant, et avec une franchise assez impressionnante. Au risque d’être durement critiqué, ou démenti : force est de constater que, quatre mois après la sortie du livre, aucun procès, aucun démenti n’est venu entacher sa crédibilité. Il a du reste été versé par la Procureur de la CPI au dossier du futur procès de Laurent Gbagbo..

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