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Lettre à Yvon Le Men, « en fin de droits »

Publié le 23 novembre 2014 par Onarretetout

enfindedroits

Yvon Le Men, radié du régime des intermittents du spectacle, et contraint de rembourser des années d’indemnités, écrit un long poème que Bruno Doucey publie en juin 2014, accompagné de dessins de Pef.

Au cours d’un atelier d’écriture, j’ai proposé aux participants de réagir à ce texte. Voici ce que j’ai écrit, en guise de lettre à Yvon Le Men.

Monsieur,

Comment votre livre-lettre est arrivé entre mes mains, je n’en sais rien.
C’était un jour de grève, je ne suis pas allé travailler. Je suis facteur. Aujourd’hui, je ne sais même plus comment on dit : facteur ou préposé.
Mon grand-père était facteur, dans le Nord de la France, comme Dany Boon dans Les Chtis, Dany Boon qui est sans doute intermittent du spectacle vivant.
Mon grand-père était facteur ou postier, mais pas préposé.
Il faisait son métier dans les villages, sa tournée d’où il revenait parfois avec des légumes ou du gibier.
Il n’aurait pas supposé être préposé, être défini comme subalterne.
Philippe Avron, qui est mort lui aussi, c’est-à-dire comme mon grand-père il y a fort longtemps puisque je ne l’ai vu qu’en photo, soldat de la Grande Guerre, comme disent ceux qui ne l’ont pas faite,
Philippe Avron, un autre artiste du spectacle vivant, parlait aussi de son grand-père, postier, avec des lettres dans sa sacoche, et pas que des lettres demandant des recours gracieux.
Des cartes postales aussi, parfois en forme de devinette : Quelle différence y a-t-il entre la poste de Rennes et le stop des nerfs ? Il aimait ça, mon grand-père, les devinettes.
Il savait, comme celui de Philippe Avron, si la missive était amoureuse ou injurieuse, si c’était à payer ou à recevoir. A payer, c’est une facture que le facteur apporte ; à recevoir, c’est un courrier que le facteur donne.
Votre lettre, je ne sais pas où il l’aurait mise, le facteur : avec la plainte ? avec la poésie ?
Parfois on dirait une feuille de discours, mais vite vous dites « oui, oui et non ».
Quand vous cherchez à qui la faute, comme Prévert avouant une « très grande faute d’orthographe », vous finissez par reconnaître une faute d’autographe.
Ce n’est pas comme ça qu’on écrit les discours aujourd’hui, on y parle plus volontiers de tuer, tuer l’adversaire, le concurrent, et même parfois le partenaire.
Ce n’est sans doute pas très différent des Australopithèques et autres « homo erectus ». Comme si, pour survivre, il fallait détruire tout autour de soi.
Mais je m’égare, qu’avez-vous à faire en famille de dinosaures ? Dinosaures qui ont disparu ou sont devenus oiseaux, comme l’oiseau-lyre, qui vit en Australie, et que Prévert, encore lui, a libéré dans un poème fameux qui parle de l’école où l’on apprend à écrire des lettres administratives.
La vôtre, de lettre, pas administrative, je suppose que vous l’avez faite manuscrite. Elle m’est arrivée en caractères d’imprimerie.
Combien de personnes ont donc travaillé pour qu’elle me parvienne ainsi : relire, saisir le texte, le relire encore, le mettre en pages, l’envoyer à l’imprimeur qui a choisi un papier à la certification environnementale, la porter dans les librairies, où quelqu’un l’aura sans doute acheté pour le poser sur le banc du parc de la Mairie devant laquelle, en grève, nous avons manifesté.
Pour ne pas être chômeurs.
A cause de la crise qui a bon dos.
Je ne sais plus qui a dit qu’il croirait à la crise quand au moins 50% des riches se seront suicidés.
Parce qu’aujourd’hui ce sont plutôt les pauvres qui meurent de la crise, et les chômeurs qu’on désigne comme tricheurs, menteurs, affabulateurs.
Pas seulement aujourd’hui, il me semble qu’on entend ça depuis longtemps.
Il faudrait que ça change, qu’on se parle comme on l’a fait en lisant votre livre devant la Mairie,
que chacun se décide à ressembler à ce qu’il voudrait être et non à ce que d’autres décident qu’il sera.
Ne jamais être en fin de droits mais toujours vouloir exister en fonction de demain.


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