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Timbuktu, d’Abderrahmane Sissako

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note : 5/5 

Qu’est-ce qu’un grand film ? Deleuze disait que, puisqu’une œuvre résiste à la mort, tout acte de création est un acte de résistance. Dans Timbuktu, les actes de résistance ne manquent pas, et le fait même du film constitue un combat de l’art par l’art – pour l’art, et pour les hommes. Résistance et humanisme donc. Jouer sans ballon, chanter sous la torture : vivre et créer malgré tout, malgré eux.

© Le Pacte

© Le Pacte

Difficile de résumer Timbuktu sans risquer de gâcher sa très grande force de saisie. Voilà un film vraiment poignant – comprenez-le au sens littéral : il vous empoigne, et en même temps il serre le poing. A Tombouctou, les djihadistes ont établi leurs quartiers et leurs lois. Ils sillonnent les rues étroites de la ville en donnant des consignes depuis un haut-parleur, ils patrouillent dans le désert pour y dénicher ceux qui ne respecteraient pas leurs règles. Face à eux, c’est toute une galerie de visages et de destins que suit Sissako – plus particulièrement, tout de même, le parcours de Kidane –, mais accordant à tous son attention humaniste.

Humaniste. Voilà bien la vocation de ce film qui redonne un visage à ceux qui en ont été privés. Donner de la visibilité à ce qu’une autorité tyrannique veut dissimuler, c’est là un acte politique fort. En donnant à voir l’imposition des règles dans Tombouctou envahie, Sissako en souligne toute l’absurdité. Une absurdité qui fait même sourire tant elle pousse les extrémistes à se retrouver dans des situations paradoxales, entrant armés et chaussés dans une mosquée, interdisant la pratique du football mais débattant avec ardeur des qualités de jeu de Zidane et Messi…

En soulignant ainsi l’absurdité des règles établies à Tombouctou, Sissako ne cherche pas à dénoncer des individus. Loin de tout manichéisme, Timbuktu se penche sur les coulisses du discours islamiste pour mieux en faire voir les failles. Sissako imagine ainsi le  »contrechamp » des vidéos propagandistes tournées pour effrayer les Occidentaux : derrière l’apparente assurance, on découvre un véritable cours d’acteur à destination d’une jeune recrue qui peine à mimer la conviction. Ce ne sont pas des monstres, mais des hommes gâtés par un discours idéologique qu’ils maîtrisent mal. Il n’y a personne en particulier à dénoncer ici.

Mais alors, contre quoi le film résiste-t-il ? Le sourire provoqué par l’absurdité des postulats islamistes ne dure pas longtemps. Ce point de départ irrationnel débouche sur une violence graduelle qui touche tout et tout le monde, de la culture (les statues sont détruites, la musique et le sport interdits) à la vie humaine : corps des femmes enfermés sous les vêtements, emprisonnements, mariages forcés, punitions sous forme de torture, exécutions… Face à de telles atrocités, n’y aurait-il alors plus de place pour l’humanité anéantie ?

C’est là que se joue la résistance, et le pouvoir du cinéma. Les intentions de Sissako ne sont pas seulement louables ; elles sont servies par une mise en scène qui mène elle-même le combat. Sissako filme ses décors avec talent et joue avec leur topographie : le désert dissimule et enfouit les corps, mais c’est aussi un lieu qui peut se rebeller, tel ce buisson émergeant entre deux dunes que le djihadiste coupe à la mitraillette, visiblement excédé par tout ce qui dépasse. Les petites maisons carrées aux toits plats, rapprochées par les ruelles étroites, sont à la fois un refuge pour les jeunes gens soucieux de continuer à vivre, et en même temps un lieu de surveillance, les combattants postés sur les toits suivant à l’oreille (avec plaisir ?) la  »dangereuse » – et magnifique – musique improvisée par le petit groupe.

© Le Pacte

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Nombreuses sont les images marquantes de ce film plastiquement très beau, dont chaque cadrage relève d’un souci de donner à voir : une gazelle poursuivie, une femme fouettée entonnant malgré la douleur le chant pour lequel elle a été punie, une autre qui pleure après un mariage forcé avec un djihadiste, un homme s’arrachant à l’eau et s’empressant de regagner la rive tandis que son adversaire, à l’autre bout du fleuve, pousse son dernier râle… Il faut faire des images pour combattre ceux qui s’efforcent de les empêcher. L’imagination – créer des images – est le travail de résistance du cinéaste, mais c’est aussi le moyen que les garçons de Tombouctou ont trouvé pour lutter contre les lois absurdes : ils jouent tout de même au football… en mimant la présence d’un ballon. 

De toutes ces images et de tous ces personnages, le film ne construit pas une chronologie évidente. Le montage est volontiers elliptique, laissant souvent l’action en suspens, alternant les récits. Le régime temporel du film se retrouve ainsi régi par deux impératifs : la distorsion (qui saura dire combien de temps passe ?) et la disparition. Laissée en suspens, la fin du film n’offre pas de destin clair aux personnages, et bien que nous sachions que l’opération Serval a permis la libération de Tombouctou, on est alors assez peu consolé, et profondément ébranlé.

Construisant donc une formidable galerie de visages et de langues (l’arabe se mêle au bambara, l’anglais au français…), le film affirme de bout en bout sa vocation résolument humaniste, mais sans naïveté. Faire acte de résistance, c’est donc bien faire œuvre d’art, mais aussi faire œuvre d’humanité. Le film donne à voir des personnages forts, eux-mêmes en résistance : Zabou, la folle venue d’Haïti, sorte de prêtresse magnifique, imposant son corps drapé face aux extrémistes impuissants ; la jeune Toya, qui se méfie très tôt de ces hommes qui ne leur rendent visite qu’en l’absence de son père. Une folle et une enfant. Deux femmes qui se battent contre un régime misogyne, splendidement défendues par un autre résistant, l’artiste : Abderrahmane Sissako.

© Le Pacte

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Malgré une fin tragique, le film postule avec éclat que l’amour existe encore malgré tout, et qu’il ne faut pas s’arrêter de courir – même sans but. Jouer sans ballon, chanter sous la torture, s’aimer tout de même, vivre toujours. Et filmer. C’est ainsi qu’arts et hommes luttent, c’est ainsi que Timbuktu résiste. Comme un grand film.

Alice Letoulat

Film en salles depuis 10 décembre 2014.


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